Queneau, Le Chiendent chap. 2 :
« Il va sur le pas de la porte prendre l’air ; sur le pas, pas plus loin, car César, le chien du boucher, le guette du coin de l’œil.
Ces messieus se mettent en marche. Il leur emboîte la semelle. César suit de près. On arrive à une maison que Jupiter reconnaît bien ; c’est celle d’une vieille dame généreuse en sucre. La vieille dame n’est pas là ; il y a bien un meussieu déguisé en veuve, mais ce n’est pas ça. Le meussieu en jupons se met à chanter, accompagné de deux petits garçons habillés en filles et que Jupiter reconnaît fort bien comme étant les galapias qui, dimanche dernier, lui ont attaché une boîte de corned-beef à son trognon de queue. Puis on sort une grande caisse dans la rue ; il va renifler ce que c’est ; ça sent la vieille dame. Un coup de pied dans les côtelettes lui apprend à respecter les morts.
La grande caisse traînée devant, la foule suivant derrière, le tout se dirige vers un jardin entouré de murs et semé de gros, gros cailloux, taillés à angles droits. Jupiter va et vient et s’étonne que son maître, habituellement pressé, n’essaie pas de dépasser la grosse boîte : il marche lentement, en tête, avec le jeune homme à la valise et le meussieu grand et gras.
À l’entrée du jardin, Jupiter a un coup au cœur ; il vient d’apercevoir César qui l’attend, l’œil mauvais. Il est donc prudent de ne pas s’éloigner des bipèdes noircis.
Autour d’un trou, tout le monde s’est arrêté. Au milieu du rassemblement, l’homme-femme gronde une chanson menaçante ; les galapias agitent des théières fumantes. Deux ivrognes qualifiés descendent la boîte au fond du trou. Puis les invités jettent des gouttes d’eau. Jupiter, dont l’attention faiblit, s’éloigne et va quêtant de tombe en tombe ; mais, juste derrière celle de Mme Pain, cette bien brave dame qui séquestra sa fille idiote pendant quinze ans, il se trouve museau à cul avec César. Cette rencontre lui donne des ailes ; il galope, il fuit, il détale ; il saute sur un talus de terre meuble, près de son maître ; la terre est meuble, nous l’avons dit, elle s’éboule et Jupiter s’écroule dans un nuage d’humus et de terreau sur le cercueil de la grand-mère. Quelques personnes éclatent de rire ; d’autres s’écrient : Horreur ! et quelques-unes murmurent : Putréfaction ! Le notaire a laissé échapper une sorte de cri strident, son éclat de rire à lui, puis a repris sa dignité. Mais il ne le pardonnera pas à Jupiter.
Le soir, le jeune homme dit au caniche en lui tendant un morceau de sucre :
- Et toi, te mettra-t-on une mentonnière lorsqu’on t’enterrera ?
- Ouah, ouah, fait l’autre qui n’a rien compris.
Le lendemain, Jupiter pend au bout d’une ficelle pour avoir attenté à la dignité des morts et des vivants. »