samedi 11 avril 2020

Queneau (temps météo et temps pur)


Queneau, Le Dimanche de la vie, chap. XV : 
« - Il a fait beau aujourd’hui, hein ? dit Houssette.
Valentin n’avait pas spécialement remarqué. Au mois de juin, il trouvait ça naturel. Il répondit au hasard :
- Superbe.
Le temps qui passe, lui, n’est ni beau ni laid, toujours pareil. Peut-être quelquefois pleut-il des secondes, ou bien le soleil de quatre heures retient-il quelques minutes comme des chevaux cabrées*. Le passé ne conserve peut-être pas toujours la belle ordonnance que donnent au présent les horloges, et l’avenir accourt peut-être en pagaye, chaque moment se bousculant pour se faire, le premier, débiter en tranches. Et peut-être y a-t-il du charme ou de l’horreur, de la grâce ou de l’abjection, dans les mouvements convulsifs de ce qui va être et de ce qui a été. Mais Valentin ne s’était jamais complu dans ces suppositions. Il n’en savait pas encore assez. Il voulait se contenter d’une identité bien sectionnée en morceaux de longueurs diverses, mais de caractère toujours semblable, sans la teinter des couleurs de l’automne, la laver dans les giboulées de mars ou la marbrer de l’inconstance des nuages. »

* il ne s’agit pas forcément d’une coquille : on peut supposer une virgule implicite après ‘chevaux’, ce qui rattacherait l’adjectif à ‘minutes’

vendredi 10 avril 2020

Starobinski (Claudel)


Starobinski, Claudel, parole et silence NRF 1955, La Beauté du monde p. 648 : 
« La parole poétique, chez Claudel, ne convoite aucun privilège surhumain. Elle ne revendique pour elle aucune vertu sacrée, qu'elle disputerait à la religion. Elle n'a pour but que de nommer une réalité déjà présente, qui est l'œuvre de Dieu. Croire que cette réalité - même tout idéale, «l'absente de tous bouquets» - puisse être entièrement l'ouvrage du poète serait un blasphème. Avant donc que le poète ait parlé, les choses qu'il nommera sont déjà saintes et consacrées. Le poète se contente de les reconnaître à son tour et d'ajouter sa modeste louange au concert des choses créées. Valéry invoquait le «saint Langage», tandis que Claudel, farouchement hostile à tout idéalisme philosophique, entend rendre hommage à la «sainte réalité».
[…] La réussite ou l'échec de l'œuvre de langage ne changeront rien à la cohérence et à la beauté suffisantes du monde. Les risques et les chances du poème n'entraîneront nulle conséquence d'ordre métaphysique. L’Art poétique de Claudel ne concerne pas tant l'œuvre à faire et les devoirs du langage que la structure même du monde offert à notre contemplation. Puisque le monde existe, le Poème est déjà réussi. »

jeudi 9 avril 2020

Gobineau (théâtre)


 GobineauLes Religions et les philosophies de l'Asie centrale, Pléiade t. 2 pp. ? et 728-729 : 
« Lorsque les populations persanes assistent à un tazieh, il n'est nullement question d'un jeu, ni d'une distraction de l'esprit. Dans leur pensée, aucun acte ne saurait être plus religieux, plus grave, plus important, plus méritoire. L'homme à ce moment se trouve en face de ce qu'il ne saurait trop profondément méditer. L'émotion dans laquelle il entre est sacrée. »
« [Le théâtre moderne le plus puissamment émotif] me paraît néant quand je me reporte à cette terrible première représentation des Euménides, où les Furies d'Eschyle, en se précipitant sur la scène, firent reculer l'assistance, et je ne retrouve cette possession de l'être entier du spectateur par le drame que dans les tekyehs* persans ; mais là je la retrouve tout entière ; et comme j'ai subi moi-même ces ensorcellements, ces entraînements communs, ce magnétisme d'une foule dans laquelle l'électricité circule et qui la communique à tout ce qui l'approche, je suis amené à cette conclusion nécessaire que le théâtre européen n'est qu'une élégance de l'esprit, une distraction, un jeu, tandis qu'à l'exemple du théâtre grec, le théâtre persan, seul, est une grande affaire. »

* tekyeh : endroit où se ‘joue’ le tazieh
sur le tazieh, voir p. ex. 

mercredi 8 avril 2020

Céline (mort de Bessy)


Céline, D’un Château l’autre, Pléiade p. 116 :
« […] elle a souffert pour mourir... je voulais pas du tout la piquer... lui faire même un petit peu de morphine... elle aurait eu peur de la seringue... je lui avais jamais fait peur... je l’ai eue, au plus mal, bien quinze jours... oh ! elle se plaignait pas, mais je voyais... elle avait plus de force... elle couchait à côté de mon lit... un moment, le matin, elle a voulu aller dehors... je voulais l’allonger sur la paille... juste après l’aube... elle voulait pas comme je l’allongeais... elle a pas voulu... elle voulait être un autre endroit... du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux... elle s’est allongée joliment... elle a commencé à râler... c’était la fin... on me l’avait dit, je le croyais pas... mais c’était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d’où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord... la chienne bien fidèle d’une façon, fidèle aux bois où elle fuguait, Korsör, là-haut... fidèle aussi à la vie atroce... les bois de Meudon lui disaient rien... elle est morte sur deux... trois petits râles... oh, très discrets... sans du tout se plaindre... ainsi dire... et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue... mais sur le côté, abattue, finie... le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d’où elle venait, où elle avait souffert... Dieu sait !
Oh ! j’ai vu bien des agonies... ici... là... partout... mais de loin pas des si belles, discrètes... fidèles... ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala... l’homme est toujours quand même en scène... le plus simple… »

mardi 7 avril 2020

Queneau (le chien Jupiter)


Queneau, Le Chiendent chap. 2 : 
« Il va sur le pas de la porte prendre l’air ; sur le pas, pas plus loin, car César, le chien du boucher, le guette du coin de l’œil.
Ces messieus se mettent en marche. Il leur emboîte la semelle. César suit de près. On arrive à une maison que Jupiter reconnaît bien ; c’est celle d’une vieille dame généreuse en sucre. La vieille dame n’est pas là ; il y a bien un meussieu déguisé en veuve, mais ce n’est pas ça. Le meussieu en jupons se met à chanter, accompagné de deux petits garçons habillés en filles et que Jupiter reconnaît fort bien comme étant les galapias qui, dimanche dernier, lui ont attaché une boîte de corned-beef à son trognon de queue. Puis on sort une grande caisse dans la rue ; il va renifler ce que c’est ; ça sent la vieille dame. Un coup de pied dans les côtelettes lui apprend à respecter les morts.
La grande caisse traînée devant, la foule suivant derrière, le tout se dirige vers un jardin entouré de murs et semé de gros, gros cailloux, taillés à angles droits. Jupiter va et vient et s’étonne que son maître, habituellement pressé, n’essaie pas de dépasser la grosse boîte : il marche lentement, en tête, avec le jeune homme à la valise et le meussieu grand et gras.
À l’entrée du jardin, Jupiter a un coup au cœur ; il vient d’apercevoir César qui l’attend, l’œil mauvais. Il est donc prudent de ne pas s’éloigner des bipèdes noircis.
Autour d’un trou, tout le monde s’est arrêté. Au milieu du rassemblement, l’homme-femme gronde une chanson menaçante ; les galapias agitent des théières fumantes. Deux ivrognes qualifiés descendent la boîte au fond du trou. Puis les invités jettent des gouttes d’eau. Jupiter, dont l’attention faiblit, s’éloigne et va quêtant de tombe en tombe ; mais, juste derrière celle de Mme Pain, cette bien brave dame qui séquestra sa fille idiote pendant quinze ans, il se trouve museau à cul avec César. Cette rencontre lui donne des ailes ; il galope, il fuit, il détale ; il saute sur un talus de terre meuble, près de son maître ; la terre est meuble, nous l’avons dit, elle s’éboule et Jupiter s’écroule dans un nuage d’humus et de terreau sur le cercueil de la grand-mère. Quelques personnes éclatent de rire ; d’autres s’écrient : Horreur ! et quelques-unes murmurent : Putréfaction ! Le notaire a laissé échapper une sorte de cri strident, son éclat de rire à lui, puis a repris sa dignité. Mais il ne le pardonnera pas à Jupiter.
Le soir, le jeune homme dit au caniche en lui tendant un morceau de sucre :
- Et toi, te mettra-t-on une mentonnière lorsqu’on t’enterrera ?
- Ouah, ouah, fait l’autre qui n’a rien compris.
Le lendemain, Jupiter pend au bout d’une ficelle pour avoir attenté à la dignité des morts et des vivants. »


lundi 6 avril 2020

Aymé (mort du chien Museau)


Aymé, Gustalin, chap. XV :
« Museau levait la tête et essayait de regarder le visage de son maître. On était en vue du sentier qu’il prenait naguère pour filer chez Chantremain. Tout à coup, il s’arrêta, suffoquant et tremblant des quatre pattes. Quelques secondes, il réussit à maintenir son équilibre, puis il s’affaissa sans avoir la force d’allonger ses pattes de devant, dont l’une resta prise sous le poids de son corps. Plusieurs fois, il allongea le cou, comme s’il se fût encore efforcé en avant. Hyacinthe, le voyant grelotter de fièvre et de fatigue, le prit dans ses bras et rebroussa chemin. La bête était si faible que sa tête ballait de côté et d’autre. Il dut la lui soutenir avec le haut du bras. L’ayant ainsi calée, il se pencha pour le regarder de tout près dans les yeux. Le chien sembla le reconnaître et fit mine de vouloir aboyer.
«Malin, plaisanta Hyacinthe, c’est pour te faire porter.»
Museau, frileux, se serrait contre lui et regardait passer, par-dessus son bras, les haies et les champs. Au loin, le paysage se brouillait. Plus près, il devenait mouvant. Un pommier se détacha d’une rangée d’arbres, dansa un moment sur les prés et s’éloigna et se perdit. La lisière des bois, après avoir oscillé, se disloqua, et un champ labouré de frais se dressa comme un mur. Dans ses oreilles, la voix d’Hyacinthe résonnait plus haute et plus terrible que la voix des oracles.
«Mon chien, disait-il, mon chien.»
Museau eut une mort difficile, à chercher toujours son souffle et à se tordre dans des douleurs de ventre. Après midi, il fit un effort pour se lever, en regardant de l’autre côté de la cour, vers sa niche, et il retomba sur le flanc. Hyacinthe creusa un trou au bout du pré et, en cachette de Tournejai qui apportait la dépouille, il mit au fond du trou l’écuelle de Museau et une bobine que Marthe lui donnait parfois pour jouer. »

dimanche 5 avril 2020

Romains (le chien Macaire)


Romains J., Les Hommes de bonne volonté, vol. Eros de Paris, chap. VIII : Promenade et préoccupations du chien Macaire : 
« Les odeurs le déconcertaient encore un peu. La plus dépaysante était celle qui venait du sol. Macaire n'arrivait pas à oublier le sol de la campagne, et son exhalaison, qui, suivant les lieux, surtout suivant les heures et les jours, est bien loin d'être uniforme, mais qu'on finit par connaître assez pour ne plus avoir à s'en occuper dans la vie courante. Ce qui permet de porter toute son attention sur les odeurs plus accidentelles qui s'y enchevêtrent : arômes d'aliments et d'excréments, fumets de bêtes et bestioles, traces de grands animaux, mais d'abord traces de chiennes et traces d'hommes.
Bien que le bas de la porte sentît la peinture et l'urine de chien, Macaire discernait sans peine l'émanation étrange du trottoir. Elle évoquait certaines pierres sur une colline chauffée au soleil, où il lui était arrivé de poursuivre des lézards. Mais le parfum de ces pierres était beaucoup plus simple.
À certains moments l'odeur de trottoir était dominée par une odeur de chaussures. Un homme approchait, à pas rapides, et l'on sentait considérablement ses pieds. À la campagne, les pieds marchent souvent dans des sabots ; et les pieds dans des sabots sentent la sueur d'homme, le bois, l'herbe écrasée et le fumier. Même lorsqu'ils marchent dans des chaussures, on ne saurait les confondre avec ceux d'ici. L'étonnement de Macaire sur ce point était dû à la qualité spéciale des cuirs, aux teintures dont on les imprègne en cordonnerie fine, ainsi qu'à l'abondance et à la diversité du cirage. »