samedi 9 avril 2022

Langlois et Seignobos (critique)

Langlois et Seignobos, Conditions de la connaissance historique : 

"L’instinct naturel d’un homme à l’eau est de faire tout ce qu’il faut pour se noyer ; apprendre à nager, c’est acquérir l’habitude de réprimer des mouvements spontanés et d’en exécuter d’autres. De même, l’habitude de la Critique n’est pas naturelle ; il faut qu’elle soit inculquée, et elle ne devient organique que par des exercices répétés.


vendredi 8 avril 2022

Merleau-Ponty (Alain)

Merleau-Ponty, Entretiens avec G. Charbonnier, Verdier, 2016 :

"Il y avait chez Alain d’un côté une sagesse, qu’il enseignait comme il enseignait tout ce qu’il avait dans l’esprit, bien entendu. Cette sagesse, par exemple dans l’ordre pratique et politique, conduisait à des positions très définies, très arrêtées. Et il y avait d’autre part une sympathie entière, absolue, pour tout ce qu’on peut appeler la grande philosophie, y compris et au premier rang Hegel, y compris aussi Auguste Comte, qui était en apparence un esprit très opposé à Alain et qu’en réalité, Alain a fait connaître mieux que personne. De sorte que son influence est double : il y avait à la fois cette sorte d’éclair de jugement qui était toujours présent et qui portait sur les événements du jour aussi bien que sur le passé, et il y avait d’autre part toute cette grande tradition de culture qu’il représentait et qu’il livrait à ses élèves.

[...] Il y a un problème, qui est depuis toujours un problème philosophique, mais qui n’a paru sous une forme explicite qu’avec les phénoménologues et avec les existentialistes et qui est le problème d’autrui. Voilà un problème dont par exemple Bergson n’a que je sache jamais dit un mot, un problème dont Brunschvicg n’a jamais dit un mot. Pour Alain, ça serait beaucoup moins sûr. Alain est à certains égards beaucoup plus près des problèmes de situation que les deux autres philosophes que nous venons de nommer."



jeudi 7 avril 2022

Péguy (habitude)

Péguy, Note sur M. Descartes [publication N.R.F. 1919 p. 376] :

"  [...] Du bols mort c’est du bois extrêmement habitué, c’est du bois parvenu à la limite de l’habitude. Ou encore c’est du bois tout plein de sa propre mémoire et des résidus de sa mémoire végétale.

Et dans un système bergsonien [...] la mort d’un être est son emplissement d’habitude, son emplissement de mémoire, c’est-à-dire son emplissement de vieillissement. Et ainsi son emplissement de sclérose et de tout durcissement. [...]

…cette mort matérielle, temporelle, normale et non irrégulière, essentielle pour ainsi dire et non accidentelle, régulière et non anormale, physiologique et non mécanique, cette mort usuelle de l’être, cette mort usagère est atteinte quand l’être matériel est plein de son habitude, plein de sa mémoire, plein du durcissement de son habitude et de sa mémoire, quand tout l’être matériel est occupé par l’habitude, la mémoire, le durcissement, quand toute la matière de l’être est occupée à l’habitude, à la mémoire, au durcissement, quand il ne reste plus un atome de matière pour le nouveau qui est la vie."


mercredi 6 avril 2022

Valéry + Morand (vue)

Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci :

"Sachant horizontal le niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est debout au fond de la vue."


Morand, Journal inutile 2-557 [1975] : 

"Il y a 82 ou 83 ans, j'ai vu la mer, ici, en face, à Morgat. Arrivé dans l'après-midi, me trouvai soudain en face d'un mur plus sombre que le ciel ; le mur se mit à bouger ; c'était du liquide, non du solide. Comme j'étais petit, au niveau de la plage, j'étais dominé par la mer, dressée comme une cloison. Il me fallut un moment pour comprendre que cette verticalité n'était qu'une surface horizontale et mobile."


mardi 5 avril 2022

Nabokov (glissando)

Nabokov, Autres Rivages, XI, 1 Pléiade p. 275 :

"Un instant plus tard mon premier poème fusa. Qu'est-ce qui le déclencha ? Je crois le savoir. En l'absence de tout vent, du fait simplement de son poids, une goutte de pluie, brillant comme un luxe parasite sur une feuille en forme de cœur, en fit plonger la pointe, et ce qui avait l'aspect d'une gouttelette de mercure exécuta un brusque glissando en suivant la nervure centrale, et alors, ayant perdu son lumineux fardeau, la feuille soulagée se redressa. « Lisse, diamant, glisse, soulagement » – l'instant que prit tout cela à se produire me sembla être non pas tant une fraction de temps qu'une fissure dans le temps, un battement de cœur suspendu, aussitôt récompensé par un crépitement de rimes. Je dis bien : « crépitement », car, lorsque souffla une rafale, les arbres se mirent avec entrain à dégoutter tous à la fois, imitant la récente pluie torrentielle aussi grossièrement que la strophe que déjà je murmurais ressemblait au spasme d'émerveillement que j'avais ressenti quand, l'espace d'un instant, cœur et feuille n'avaient plus fait qu'un."


A moment later my first poem began. What touched it off? I think I know. Without any wind blowing, the sheer weight of a raindrop, shining in parasitic luxury on a cordate leaf, caused its tip to dip, and what looked like a globule of quicksilver performed a sudden glissando down the center vein, and then, having shed its bright load, the relieved leaf unbent. Tip, leaf, dip, relief—the instant it all took to happen seemed to me not so much a fraction of time as a fissure in it, a missed heartbeat, which was refunded at once by a patter of rhymes: I say “patter” intentionally, for when a gust of wind did come, the trees would briskly start to drip all together in as crude an imitation of the recent downpour as the stanza I was already muttering resembled the shock of wonder I had experienced when for a moment heart and leaf had been one.


dimanche 3 avril 2022

Balzac (imagination)

Balzac, Essai sur le génie poétique :  

"L’imagination est une espèce de mémoire ; si la mémoire est la souvenance des idées, l’imagination est la souvenance des images et les images sont ces rappels et des idées qu’ont excitées les substances, des sensations, et des sensations des substances elles-mêmes, c’est-à-dire que la puissance interne de l’homme a réuni une foule de sensations, d’idées et de substances sous une même catégorie, que j’appellerais volontiers choses. Entre deux choses il existe des rapports, ces rapports forment des images et l’imagination consiste à les rappeler. Une tour qui croule, un grand empire qui tombe, un arbre que la foudre abat, voilà trois choses ; l’empire qu’une révolution renverse comparé à l’arbre que la foule abat, voilà une image. La mémoire au contraire ne rappelle que les idées simples. La mémoire a rappelé l’arbre, la tour, la foudre. L’imagination a rappelé des choses, a trouvé leurs rapports. La mémoire tient aux idées simples ; l’imagination tient aux idées composées."


Goncourt + Valéry + Ponge (automne)

Goncourt, Journal t.1 p. 875-876 : 

"Tout est mélancolique dans Watteau, jusqu'aux verdures. Il a pour ses paysages la palette de l'automne, la dernière richesse des feuilles et des tons. C'est la campagne jetant sa lueur suprême, donnant sa dernière note, les feuilles dorées, les arbres dégarnis, des gaîtés de tons finissantes ; la saison où le vert prend tant de fantaisies en se décomposant, un ton dont le rayonnement touche à la pourriture, à la mort. C'est la maturité accomplie et passée, déjà le déclin."


Valéry, Automne (in Mélange) :

"Feuilles mortes. La forêt plus belle après sa mort d’automne, par ses couleurs plus variées, plus sonores que celles de la vie.

Parlera-t-on ici de « nature » ? Il s’agit de choses mourantes et mortes, et cette splendeur résulte comme elle peut, de la dégradation d’organes d’où la vie s’est retirée.

C’est l’abandon, la décomposition, l’oxydation lente qui emplissent nos yeux de valeurs positives puissantes.

« Qui a fait ceci ? »

Ce sont choses qui se défont."


Ponge, Le Parti-pris des choses p. 33 (La fin de l'Automne) : 

"Tout l'automne à la fin n'est plus qu'une tisane froide. Les feuilles mortes de toutes essences macèrent dans la pluie. Pas de fermentation, de création d'alcool : il faut attendre jusqu'au printemps l'effet d'une application de compresses sur une jambe de bois.

Le dépouillement se fait en désordre. Toutes les portes de la salle de scrutin s'ouvrent et se ferment, claquant violemment. Au panier, au panier ! La Nature déchire ses manuscrits, démolit sa bibliothèque, gaule rageusement ses derniers fruits".