vendredi 18 octobre 2019

Gontcharov ("portrait")


Gontcharov, Oblomov, trad. L. Jurgenson éd. L’Âge d’Homme, 1988, p. 35-37 : 
« Entra un homme d’âge indéterminé, au visage indéterminé, appartenant à cette tranche d’âge où il est difficile d’évaluer le nombre exact ; ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni blond ni brun. La nature ne l’avait gratifié d'aucun trait accusé ou remarquable, qu'il soit bon ou mauvais. Certains l'appelaient Ivan Ivanytch, d'autres Ivan Vassilievitch, d'autres encore Ivan Mikhaïlovitch. Son nom de famille était énoncé également de diverses manières : les uns l'appelaient Ivanov, les autres Vassiliev ou Andréev, les troisièmes Alekséev. Celui à qui on le présentait, oubliait aussitôt son nom et son visage, ne remarquait pas ses paroles. Sa présence n'ajoutait rien à la société, de même que son absence ne lui retranchait rien. Son esprit était dépourvu de spiritualité et d'originalité tout comme son corps de signes particuliers. »

Steiner (unité du moi)


Steiner, Langage et silence, 10x18 p. 275  : 
« Il est possible que l'identité autonome dont nous nous targuons résulte d'une longue et pénible individualisation de la conscience, d'un arrachement progressif à la collectivité. Le combat de Jacob avec l'Ange peut être interprété comme la représentation mythique de cette lutte atroce qui nous a permis d'acquérir une personnalité, un nom. L'histoire se révèle alors comme une phase d'affirmation de soi, comme une période d'égoïsme, au sens propre du terme, insérée entre des durées beaucoup plus longues d'existence unanime. Une telle communauté ne saurait manquer de bouleverser totalement la nature de l'art et de la littérature. La voix de l'homme reviendrait au chant choral. »

mercredi 16 octobre 2019

Gracq (romantisme)


Gracq, Lettrines 2, Pléiade 2-315 : 
"... ces invocations profuses, mais éloquentes, qui font du romantisme français (je n'ai jamais vu que la critique le marquât beaucoup) une queue mi-oratoire, mi-sensible à la logorrhée coruscante, au vibrato ampoulé de la Révolution. Comme si une démangeaison persistante du tréteau et de la tribune - après le sabre de l'Empire et vingt années de silence imposé dans les rangs -  avait trouvé sur d'autres cordes et dans un registre inattendu une issue de secours à sa clameur rhétorique inapaisée : ce qui distingue le ton de la poésie de Hugo, de Musset, et même de Lamartine, du romantisme allemand, anglais ou russe, ce n'est pas tant le mixage plus ou moins subtil de Byron, de Rousseau, de Gœthe, de Chateaubriand ou d'Ossian que l'écho, encore à peine endormi dans les rues, des harangues de Vergniaud et du pathos des  Jacobins." 

mardi 15 octobre 2019

Giacometti (épiphanie)

Giacometti (propos enregistrés) : 
« … jusqu’au jour où il y a eu une véritable scission. Où, au lieu de voir des personnages sur l’écran, j’ai vu de vagues taches noires qui bougeaient, et où je regarde les voisins et, du coup, je les ai vus comme je ne les avais jamais vus. Le nouveau n’était pas ce qui s’est passé sur l’écran, c’est ce qui était à côté de moi. De ce jour-là, et je me rappelle très exactement sortant boulevard Montparnasse, d’avoir regardé le boulevard comme je ne l’avais jamais vu. Tout était autre. Et la profondeur, et les objets, et les couleurs, et le silence […]. Où tout me semblait autre, et tout à fait nouveau, donc y avait la curiosité d’en voir davantage… c’était, si vous voulez, une espèce d’émerveillement continuel de n’importe quoi. Évidemment j’avais envie d’essayer de le peindre, mais ça ne m’était possible, de le peindre ou d’en faire une sculpture, que le jour où la réalité s’est revalorisée pour moi du tout au tout, où ça devenait un inconnu, mais en même temps un inconnu merveilleux ! »


Romains (la force)


Romains (Jules), Les Hommes de bonne volonté, 1° volume, Le 6 octobre, Bouquins t. 1 p. 96 : 

[instituteur de gauche qui approuve et soutient les grévistes]
« Clanricard, qui avait quitté l'école de la rue Sainte-Isaure une demi-heure plus tôt, se promenait sans se presser. Arrivé au coin de la rue Clignancourt et de la rue Custine, il vit que les gens regardaient dans la direction du boulevard Barbès et bientôt entendit le piétinement d'une troupe de chevaux. Il s'arrêta.
Un escadron de dragons remontait la rue Custine venant du carrefour du Château-Rouge. Les cavaliers, en tenue de campagne, avançaient par rangs de quatre ; un officier en tête. Il y avait dans les jambes des chevaux, dans la vibration des poitrails, dans le brusque déportement d'une croupe vers la droite ou vers la gauche. dans la façon dont un homme tirait sur la bride ou dont le bruit des fers sur les pavés s'accélérait tout à coup, une compression de force, un regorgement de puissance et d'ardeur, mille violences tassées comme des ressorts dans un sac. Les hommes regardaient les oreilles de leur bête, ou le dos du camarade qui les précédait. Ils ne s'occupaient pas de la rue. Ou s'ils pensaient a elle, c'était pour la joie qu'ils avaient de l'humilier, comme on s'étourdit de vin rouge à la cantine.
Clanricard, avec stupéfaction, se sentit parcouru d'une sorte de frisson délicieux. La peau de son visage se crispa, frémit. Il se mit à vivre avec une intensité qui faisait que la substance de la vie devenait sensible tout entière, et que toute la masse de l'être vivant jouissait d'elle-même.
Il aima la force. Il savoura la force. Il éprouva comme une volupté le passage méprisant de cet escadron dans une rue juste assez large pour le recevoir, et la menace indéfinie qu'il portait dans quelque direction inconnue.
Il se disait vaguement : "Ils ont peur." "Ils auront peur". Qui, ils ? Tout le monde : les ennemis, les faibles, ceux qu'il faut écraser, ceux qu'il faut maintenir en obéissance et en servitude. Ceux qui sont nés pour vénérer la force, pour en éprouver la pesanteur sur eux, avec une lâcheté à la fois amoureuse et filiale. Qui, ils ? Clanricard lui-même ; ses ancêtres, ses descendants, à travers les siècles.
Ces pensées passèrent en lui, à la façon d'une bourrasque, comme un tourbillon de sable et de détritus. Il en était aveuglé. Il n'avait aucun jugement sur ces pensées, aucun pouvoir, pas même celui d'en être honteux. A peine apercevait-il, dans sa lucidité passagère d’homme ivre, qu'il y avait là quelque chose de très effrayant pour le destin de l'humanité, pour le proche avenir, pour les événements dont la menace lui donnait, depuis ce matin, une lourdeur aux tempes.
Mais les croupes des derniers chevaux de l'escadron, époussetées par les queues nerveuses, s'éloignaient, s'enfonçaient dans la rue, se confondaient avec la substance de Paris. »

lundi 14 octobre 2019

Lévi-Strauss (poésie)


Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit pp. 28-29 : 
"La poésie opère tout à la fois sur la signification intellectuelle des mots et des constructions syntactiques, et sur des propriétés esthétiques, termes en puissance d'un autre système qui renforce, modifie ou contredit cette signification. C'est la même chose en peinture, où les oppositions de formes et de couleurs sont accueillies comme traits distinctifs relevant simultanément de deux systèmes : celui des significations intellectuelles, hérité de l'expérience commune, résultant du découpage et de l'organisation de l'expérience sensible en objets ; et celui des valeurs plastiques, qui ne devient significatif qu'à condition de moduler l'autre en s'intégrant à lui. Deux mécanismes articulés s'engrènent, et entraînent un troisième où se composent leurs propriétés."


dimanche 13 octobre 2019

Huysmans (pâtisserie)


Huysmans, Les Sœurs Vatard, chap. VIII :
« Des doigts fourrageaient des éclairs blessés et versant leur crème ; d’autres soupesaient de molles frangipanes mal retenues par une croûte défaillante et flasque ; des bouches buvottaient la mousse savonneuse des Saint-Honoré ; des mâchoires se fermaient sur les morceaux d’un flan éventré sur une plaque.
Et les chaussons et les galettes renaquirent à mesure qu’on les enleva. Des tartes fumantes suèrent à grosses gouttes, et leur grillage de pâte plia sous la poussée des sirops en marche ; des brioches bubonnèrent cabossées par des verrues ; des cornets emplis d’une boue blanche crevèrent ; des babas s’affaissèrent, perdant leur rhum. — Toutes les compotes, toutes les confitures s’enfuirent, se rattrapant, s’arrêtant, dès qu’elles se rencontraient, hésitant, puis descendant plus rapides quand elles s’étaient confondues et mêlées.
Le vin bleu, le cassis, le marc, rigolaient sur le zinc des comptoirs. »

Lévi-Strauss (espace et temps)


Lévi-Strauss, Tristes Tropiques p. 61 : 
« Que le miracle se produise, comme il arrive parfois ; que, de part et d’autre de la secrète fêlure, surgissent côte à côte deux vertes plantes d’espèces différentes, dont chacune a choisi le sol le plus propice ; et qu’au même moment se devinent dans la roche deux ammonites aux involutions inégalement compliquées, attestant à leur manière un écart de quelques dizaines de millénaires : soudain l’espace et le temps se confondent; la diversité vivante de l’instant juxtapose et perpétue les âges. La pensée et la sensibilité accèdent à une dimension nouvelle où chaque goutte de sueur, chaque flexion musculaire, chaque halètement deviennent autant de symboles d’une histoire dont mon corps reproduit le mouvement propre, en même temps que ma pensée en embrasse la signification. Je me sens baigné par une intelligibilité plus dense, au sein de laquelle les siècles et les lieux se répondent et parlent des langages enfin réconciliés».