Romains (Jules), Les Hommes de bonne volonté, 1° volume, Le 6 octobre, Bouquins t. 1 p. 96 :
[instituteur de gauche qui approuve et soutient les grévistes]
« Clanricard, qui avait quitté l'école de la rue Sainte-Isaure une demi-heure plus tôt, se promenait sans se presser. Arrivé au coin de la rue Clignancourt et de la rue Custine, il vit que les gens regardaient dans la direction du boulevard Barbès et bientôt entendit le piétinement d'une troupe de chevaux. Il s'arrêta.
Un escadron de dragons remontait la rue Custine venant du carrefour du Château-Rouge. Les cavaliers, en tenue de campagne, avançaient par rangs de quatre ; un officier en tête. Il y avait dans les jambes des chevaux, dans la vibration des poitrails, dans le brusque déportement d'une croupe vers la droite ou vers la gauche. dans la façon dont un homme tirait sur la bride ou dont le bruit des fers sur les pavés s'accélérait tout à coup, une compression de force, un regorgement de puissance et d'ardeur, mille violences tassées comme des ressorts dans un sac. Les hommes regardaient les oreilles de leur bête, ou le dos du camarade qui les précédait. Ils ne s'occupaient pas de la rue. Ou s'ils pensaient a elle, c'était pour la joie qu'ils avaient de l'humilier, comme on s'étourdit de vin rouge à la cantine.
Clanricard, avec stupéfaction, se sentit parcouru d'une sorte de frisson délicieux. La peau de son visage se crispa, frémit. Il se mit à vivre avec une intensité qui faisait que la substance de la vie devenait sensible tout entière, et que toute la masse de l'être vivant jouissait d'elle-même.
Il aima la force. Il savoura la force. Il éprouva comme une volupté le passage méprisant de cet escadron dans une rue juste assez large pour le recevoir, et la menace indéfinie qu'il portait dans quelque direction inconnue.
Il se disait vaguement : "Ils ont peur." "Ils auront peur". Qui, ils ? Tout le monde : les ennemis, les faibles, ceux qu'il faut écraser, ceux qu'il faut maintenir en obéissance et en servitude. Ceux qui sont nés pour vénérer la force, pour en éprouver la pesanteur sur eux, avec une lâcheté à la fois amoureuse et filiale. Qui, ils ? Clanricard lui-même ; ses ancêtres, ses descendants, à travers les siècles.
Ces pensées passèrent en lui, à la façon d'une bourrasque, comme un tourbillon de sable et de détritus. Il en était aveuglé. Il n'avait aucun jugement sur ces pensées, aucun pouvoir, pas même celui d'en être honteux. A peine apercevait-il, dans sa lucidité passagère d’homme ivre, qu'il y avait là quelque chose de très effrayant pour le destin de l'humanité, pour le proche avenir, pour les événements dont la menace lui donnait, depuis ce matin, une lourdeur aux tempes.
Mais les croupes des derniers chevaux de l'escadron, époussetées par les queues nerveuses, s'éloignaient, s'enfonçaient dans la rue, se confondaient avec la substance de Paris. »