samedi 19 mars 2022

Chateaubriand (description)

Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, IV, III : 

"Je veux instruire la dernière postérité de ce qui existait de mon temps dans la chambre de mon auberge à Waldmünchen. Sachez donc, arrière-neveux, que cette chambre était une chambre à l’italienne, murs nus, badigeonnés en blanc, sans boiseries ni tapisserie aucune, large plinthe ou bandeau coloré au bas, plafond avec un cercle à trois filets, corniche peinte en rosaces bleues avec une guirlande de feuilles de laurier chocolat, et au-dessous de la corniche, sur le mur, des rinceaux à dessins rouges sur un fond vert américain. Çà et là, de petites gravures françaises et anglaises encadrées. Deux fenêtres avec rideaux de coton blanc. Entre les fenêtres un miroir. Au milieu de la chambre, une table de douze couverts au moins, garnie de sa toile cirée à fond élevé, imprimé de roses et de fleurs diverses. Six chaises avec leurs coussins, recouverts d’une toile rouge à carreaux écossais. Une commode, trois couchettes autour de la chambre ; dans un angle, auprès de la porte, un poêle de faïence vernissée noir, et dont les faces présentent en relief les armes de Bavière ; il est surmonté d’un récipient en forme de couronne gothique. La porte est munie d’une machine de fer compliquée, capable de clore les huis d’une geôle et de déjouer les rossignols des amants et des voleurs. Je signale aux voyageurs l’excellente chambre où j’écris cet inventaire qui joute avec celui de l’Avare ; je la recommande aux légitimistes futurs qui pourraient être arrêtés par les héritiers du bouquetin roux de Haselbach. Cette page de mes Mémoires fera plaisir à l’école littéraire moderne."



vendredi 18 mars 2022

Aristote + Diderot (roman et histoire)

Aristote, Poétique IX 'Différence du poète et de l'historien' :

"Par tout ce que nous venons de dire, il est évident que l'objet du poète est, non de traiter le vrai comme il est arrivé, mais comme il aurait pu arriver, et de traiter le possible selon le vraisemblable ou le nécessaire : car la différence du poète et de l'historien n'est point en ce que l'un parle en vers, l'autre en prose ; les écrits d'Hérodote mis en vers ne seraient toujours qu'une histoire. Ils diffèrent en ce que l'un dit ce qui a été fait, et l'autre ce qui aurait dû être fait : et c'est pour cela que la poésie est beaucoup plus philosophique et plus instructive que l'histoire. Celle-ci peint les choses dans le particulier ; la poésie les peint dans le général. Le général est ce qu'un homme quelconque, d'un caractère donné, peut ou doit dire ou faire, selon le vraisemblable ou le nécessaire que la poésie en a vue lorsqu'elle impose les noms de l'histoire. Le particulier est ce qu'a fait Alcibiade, ou ce qu'on lui a fait."


Diderot, Éloge de Richardson : 

"Ô Richardson ! j’oserai dire que l’histoire la plus vraie est pleine de mensonges, et que ton roman est plein de vérités. L’histoire peint quelques individus ; tu peins l’espèce humaine : l’histoire attribue à quelques individus ce qu’ils n’ont ni dit, ni fait ; tout ce que tu attribues à l’homme, il l’a dit et fait : l’histoire n’embrasse qu’une portion de la durée, qu’un point de la surface du globe ; tu as embrassé tous les lieux et tous les temps. Le cœur humain, qui a été, est et sera toujours le même, est le modèle d’après lequel tu copies. Si l’on appliquait au meilleur historien une critique sévère, y en a-t-il aucun qui la soutînt comme toi ? Sous ce point de vue, j’oserai dire que souvent l’histoire est un mauvais roman ; et que le roman, comme tu l’as fait, est une bonne histoire. Ô peintre de la nature ! c’est toi qui ne mens jamais."


jeudi 17 mars 2022

Nabokov (titres)

Nabokov, Feu pâle éd. Pléiade t. III p. 341 [commentaire des vv. 671-672] :  

"Condamnez le procédé à la mode qui consiste à donner pour titre à une collection d'essais ou à un volume de poésie – ou un long poème, hélas – une expression tirée d'une oeuvre poétique plus ou moins célèbre du passé. De tels titres possèdent un prestige trompeur acceptable peut-être pour des noms de vins de marque et de courtisanes grassouillettes mais tout simplement dégradant à l'égard du talent qui substitue la banale faculté allusive de l'alphabète à l'imagination créatrice et fait peser sur les épaules d'un buste la responsabilité d'un style trop fleuri puisque n'importe qui peut feuilleter Le Songe d'une nuit d'été ou Roméo et Juliette et faire son choix." 


condemn the fashionable device of entitling a collection of essays or a volume of poetry – or a long poem, alas – with a phrase lifted from a more or less celebrated poetical work of the past. Such titles possess a specious glamor acceptable maybe in the names of vintage wines and plump courtesans but only degrading in regard to the talent that substitutes the easy allusiveness of literacy for original fancy and shifts onto a bust’s shoulders the responsibility for ornateness since anybody can flip through A Midsummer-Night’s Dream or Romeo and Juliet, or, perhaps, the Sonnets and take his pick.



mercredi 16 mars 2022

Céline (dentelles)

Céline, Féerie pour une autre fois 1, Pléiade p. 46 : 

”Je l'ai vue rire, moi, sur des dentelles, sur les « Malines », les « Bruges », des finesses araignées, des petits nœuds, des raccords, ma mère, surfils, qu'elle se crevait les yeux... ça devenait des dessus-de-lit immenses, de ces paradis à coquettes, de ces gracieusetés de dessin... de ces filigranes de joliesse... que personne maintenant comprend plus !... c'est en allé avec l'Époque... c'était trop léger... la Belle !... c'était des musiques sans notes, sans bruit…”


Céline, Version C de Féerie pour une autre fois Pléiade p. 913 :

"Jalaguier avec sa barbe, une autorité, et un savant, c'est l'évidence ! Combien qui lui redoivent la vie ! sauvés extremis, Marcel sept huit fois... la gentillesse même avec nous, et une habileté, une audace, sans radio encore à l'époque, au doigté, au tact, à la pointe d'aiguille, autour des artères, clivait, débridait, saisi ! le bout de fonte, l'esquille... la vie et la mort on peut le dire... une finesse de doigt que moi qui m'y connais un peu je me dis, je juge rétrospectif, je rêve comment qu'il s'y prenait... comme de la dentelle dans la nuit... du faufilage entre neurones, artérioles à vif, muscles hachés, guidé à la pointe du scalpel, juste du petit trémule des veines... Personne aura plus cette main-là." 


mardi 15 mars 2022

Sève (sensibilité musicale)

Sève B., L'altération musicale, II, 1 : 

"La sensibilité animale à la musique suggère une sourde complicité du corps humain, dans ses couches les plus rebelles à l’ordre de la culture, avec la musique. Il y a un enracinement organique obscur et profond des effets de la musique, il existe une zone primitive ou primordiale, non angélique et préculturelle, où la musique vit en nous d’une vie qui n’est pas vraiment nôtre, que nous ne connaissons pas et avons du mal à admettre ; mais parfois nous devinons comme dans un éclair que la musique nous touche autrement et ailleurs que nous n’aurions voulu. Les ennemis de la musique n’ont pas toujours tort, et les artistes du Moyen Âge roman n’ont pas fait que s’abandonner à leur fantaisie débridée en développant si abondamment le motif des animaux musiciens.

[...] La musique la plus « savante » n’est si forte que parce qu’elle s’est détachée de ses racines sauvages, et qu’en s’en détachant elle ne les a pas reniées. Les forces « savantes » domestiquent les forces « sauvages », mais en les domestiquant il n’est pas sûr qu’elles les affaiblissent. La force vient souvent de la source vive dont on s’est éloigné sans s’en être séparé. Domestiquer, ce peut être affaiblir, déformer, châtrer et avilir, mais ce peut être aussi intérioriser, spiritualiser, déplacer, concentrer et anoblir. Il y a une emprise sauvage et une emprise savante de la musique, et nulle séparation claire et définitive entre les deux."

lundi 14 mars 2022

Claudel (Dostoïevski)

Claudel, lettre à Jacques Rivière du 17 février 1912 : 

"Dostoïevski est l’inventeur du caractère polymorphe : c’est à dire que Molière ou Racine ou les grands classiques ont des caractères d’un seul tenant, tandis que Dostoïevski a fait une découverte en psychologie qui est l’équivalent de celle de De Vries dans le monde de l’histoire naturelle : la mutation spontanée... Vous voyez une crapule, comme dans Crime et Châtiment... qui tout à coup devient une espèce d’ange... C’est cette imprévisibilité, cet inconnu de la nature humaine qui est le grand intérêt de Dostoïevski. L’homme est un inconnu pour lui même et il ne sait jamais ce qu’il est capable de produire sous une provocation neuve."

 

dimanche 13 mars 2022

Céline + Tesson (kitsch)

Céline, Entretiens avec le Professeur Y, Pléiade p. 508 : 

"... des gens capables... je dis capables : qu'ont la fortune ! qui peuvent s'acheter femmes, tableaux, bibelots !... eh bien, vous les verrez toujours invinciblement, ces gens capables, se ruer sur le faux ! comme le cochon pique à la truffe... Kif, le prolo, remarquez !... lui, c’est l’imitation du faux !... il se paye l’imitation du faux !... le chromo « retouché » !... 


Tesson (Sylvain), Dans les forêts de Sibérie : 

"Je pousse la porte de la cabane. En Russie, le formica triomphe. Soixante-dix ans de matérialisme historique ont anéanti tout sens esthétique chez le Russe. D’où vient le mauvais goût ? Pourquoi y a-t-il du lino plutôt que rien ? Comment le kitsch s’est-il emparé du monde ? La ruée des peuples vers le laid fut le principal phénomène de la mondialisation. Pour s’en convaincre il suffit de circuler dans une ville chinoise, d’observer les nouveaux codes de décoration de La Poste française ou la tenue des touristes. Le mauvais goût est le dénominateur commun de l’humanité."