Giono, Que ma joie demeure, chap. 20 :
"Ils s'étaient tous approchés. Les femmes, tout contre Barbe, presque sur elle à la gêner, et tous les regards allaient de droite à gauche, et inversement, en suivant la navette, et toutes les paupières s'abaissaient chaque fois que le peigne frappait la toile.
Subitement, ils ne furent plus qu'un grand corps commun. Il n'y avait plus ni Bobi ni Jacquou, ni madame Hélène, ni personne. Il n'y avait plus le poumon de l'un, le cœur de l'autre, la jambe, la cuisse, l'œil ou la bouche, mais tous les yeux ensemble suivaient la navette, et dans toutes les poitrines au même moment sonnait sourdement le coup de peigne frappant la toile. La cadence des baguettes de lisses obligeait les respirations à aller en mesure, puis, peu à peu ces mesures se rejoignaient et ça n'était plus qu'une seule mesure, et tous les poumons respiraient ensemble. Tous les regards étaient attachés à la navette : le regard bleu de Bobi, le regard vert de Joséphine, le regard marron de Marthe, le roux, le gris, un autre bleu, un beau violet profond qui était le regard de Jacquou, un aigu et froid qui était le regard du fils Carle. Et la navette les emportait tous ensemble, de droite, de gauche, de droite, de gauche, comme si elle tissait en même temps une toile avec tous ces regards, pour les réunir en une chose solide."