samedi 31 décembre 2022

Bloy (comédien)

Bloy, Le Désespéré IV [62] : 

"Je regarde l'état de comédien comme la honte des hontes. J'ai là-dessus les idées les plus centenaires et les plus absolues. La vocation du théâtre est, à mes yeux, la plus basse des misères de ce monde abject et la sodomie passive est, je crois, un peu moins infâme. Le bardache, même vénal, est, du moins, forcé de restreindre, chaque fois, son stupre à la cohabitation d'un seul et peut garder encore – au fond de son ignominie effroyable, – la liberté d'un certain choix. Le comédien s'abandonne, sans choix, à la multitude, et son industrie n'est pas moins ignoble, puisque c'est son corps qui est l'instrument du plaisir donné par son art."


vendredi 30 décembre 2022

Mansfield (fusion)

Mansfield, Cette fleur in Nouvelles complètes :

"Elle s'était rendue, rendue absolument, jusqu'à la plus infime pulsation, au plus ténu des nerfs, elle s'était immergée dans le sein du courant, et il l'avait portée... Elle faisait partie intégrante de sa chambre – partie du grand bouquet d'anémones australes, des voilages blancs qui se démenaient contre la brise légère, des miroirs, des soyeuses couvertures blanches ; elle faisait partie de l'immense clameur, palpitante, frémissante, entrecoupée de petites cloches et d'appels à haute voix, qui roulait son flot dehors – partie des feuilles et de la lumière."   


She had yielded, yielded absolutely, down to every minutest pulse and nerve, and she had fallen into the bright bosom of the stream and it had borne her… She was part of her room – part of the great bouquet of southern anemones, of the white net curtains that blew in stiff against the light breeze, of the mir the high, shaking, quivering clamour, broken with little bells and crying voices that went streaming by outside, – part of the leaves and the light.


cf. https://nzetc.victoria.ac.nz/tm/scholarly/tei-ManSome-t1-body-d22.html


jeudi 29 décembre 2022

Vallès (livres)

Vallès, Les Victimes du livre (incipit)

"Pas une de nos émotions n’est franche. 

Joies, douleur, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes ; tout est copié, tout ! 

Le Livre est là. 

L’encre surnage sur cette mer de sang et de larmes ! 

Cela est souvent gai, quelquefois triste. Mais à travers les débris, les fleurs, les vies ratées, les morts voulues, le Livre, toujours le Livre ! 

« Cherchez la femme », disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi : le chapitre, la page, le mot… 

Combien j’en sais dont tel passage lu un matin a dominé, défait ou refait, perdu ou sauvé l’existence ! 

Une pensée traduite du chinois ou du grec, prise à Sénèque ou à saint Grégoire, a décidé d’un avenir, pesé sur un caractère, entraîné une destinée. Quelquefois le traducteur s’était trompé, et la vie d’un homme pivotait sur un contresens. 

Souvent, presque toujours, la victime a vu de travers, choisi à faux, et le Livre la traîne après lui, vous faisant d’un poltron un crâneur, d’un bon jeune homme un mauvais garçon, d’un poitrinaire un coureur d’orgies, un buveur de sang d’un buveur de lait, une tête-pâle d’une queue rouge. 

Tyrannie comique de l’Imprimé !"



mercredi 28 décembre 2022

Renard (stérilité)

Renard, Journal du 17 mars 1890 :

"Je passe un bien vilain moment. Tous les livres me dégoûtent. Je ne fais rien. Je m'aperçois plus que jamais que je ne sers à rien. Je sens que je n'arriverai à rien, et ces lignes que j'écris me paraissent puériles, ridicules, et même, et surtout, absolument inutiles. Comment sortir de là ? J'ai une ressource : l'hypocrisie. Je reste enfermé des heures, et on croit que je travaille. On me plaint peut-être, quelques-uns m'admirent, et je m'ennuie, et je bâille, l’œil plein des reflets jaunes, des reflets de jaunisse de ma bibliothèque. 

J'ai une femme qui est un fort et doux être plein de vie, un bébé qui illustrerait un concours, et je n'ai aucune espèce de force pour jouir de tout cela. Je sais bien, que cet état d'âme ne durera pas. Je vais ravoir des espérances, de nouveaux courages, je vais faire des efforts tout neufs. Si encore ces aveux me servaient ! si plus tard je devenais un grand psychologue, grand comme M. Bourget ! Mais je ne me crois pas en puissance assez de vie. Je mourrai avant l'heure, ou je me rendrai, et je deviendrai un ivrogne de rêverie. Mieux vaudrait casser des pierres, labourer des champs. Je passerai donc ma vie, courte ou longue, à dire : Mieux vaudrait autre chose. Pourquoi ce roulis de notre âme, ce va-et-vient de nos ardeurs ? 

Nos espérances sont comme les flots de la mer : quand ils se retirent, ils laissent à nu un tas de choses nauséabondes, de coquillages infects et de crabes, de crabes moraux et puants oubliés là, qui se traînent de guingois pour rattraper la mer. Est-ce assez stérile, la vie d'un homme de lettres qui n'arrive pas ! Mon Dieu, je suis intelligent, plus intelligent que bien d'autres. C'est évident, puisque je lis sans m'endormir La Tentation de Saint Antoine. Mais, cette intelligence, c'est comme une eau qui coule inutile, inconnue, où l'on n'a pas encore installé un moulin. Oui, c'est ça : moi, je n'ai pas encore trouvé mon moulin. Le trouverai-je jamais ?"


mardi 27 décembre 2022

Flaubert (poète cordonnier)

Flaubert, La première Éducation sentimentale : 

"Il entendit, dans un salon, un homme réciter des vers ; les vers étaient médiocres et les mains du poète étaient fort sales. – Quel est ce rustaud ? demanda-il à son voisin. – N’en dites pas de mal, c’est un grand homme. – En quoi ? – C’est un cordonnier qui fait des vers. – Eh bien ? – Mais c’est là toute la merveille, parbleu ! voilà son éditeur qui est à côté de lui et qui vient de le présenter à la maîtresse de la maison, il le mène partout, c’est son bien, sa bête, sa chose ; il a grand soin de lui recommander de venir en casquette et de garder ses mains sales, afin qu’on voie bien qu’il est prolétaire et qu’il fait des chaussures ; il l’a même engagé à coudre son cahier de poésies avec du ligneul ; j’ai su aussi qu’il lui conseillait de mettre quelques fautes de français aux plus beaux endroits, afin qu’on les en admirât davantage ; il est à la mode, lui et son poète, on l’invite partout, voilà comme il se pousse."


lundi 26 décembre 2022

Gracq (Céline)


Gracq, Pléiade t. 2 p. 1533 (Arts n° 13, 22-28 déc. 1965 p. 12-13) : 

"Ce qui m'intéresse chez lui, c'est surtout l'usage très judicieux, efficace qu'il fait de cette langue entièrement artificielle-entièrement littéraire – qu'il a tirée de la langue parlée. Langue constamment en mouvement, parce que sa syntaxe implique un perpétuel porte-à-faux, qu'il utilise comme une "lancée", comme une incitation presque mécanique au lyrisme (une fois embarqué dans sa phrase, il lui faut accélérer coûte que coûte, comme un cycliste). Il s'est forgé un instrument qui par nature ne pouvait pas être maîtrisé : il ne pouvait que s'y livrer – comme d'autres se risquent à la drogue."  


rappel : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/09/gracq-celine.html



dimanche 25 décembre 2022

Fante (John) (cuisine)

Fante (John), 1933 fut une mauvaise année, trad. Matthieussent : 

"Debout devant le plan de travail, Dorothy cassait des œufs au-dessus d’un bol. A la seule vue de ces objets ovales qui se fendaient entre ses doigts blancs avant de répandre leur contenu doré, j’ai ressenti en moi une série de petites explosions. Mes mollets se sont mis à trembler quand elle les a battus avec une fourchette et qu’ils sont devenus jaunes comme ses cheveux. Quand elle a versé un peu de crème dans le bol, la consistance soyeuse du filet liquide m’a fait défaillir. Je voulais lui dire « Dorothy Parrish, je vous aime », je voulais la prendre dans mes bras, lever le bol d’œufs brouillés au-dessus de nos têtes et le renverser sur nos corps, rouler sur le carrelage rouge avec elle, barbouillés par la conquête des œufs, me tordre avec elle dans le jaune de l’amour."


Dorothy was at the sideboard, breaking eggs and spilling them into a bowl. Just watching the oval things crack in her white fingers and spill forth with a golden plop created a series of small explosions inside me. My calves shuddered as she scrambled them with a fork and they turned yellow like her hair. She poured a bit of cream into the mixture and the silken smoothness of the descending cream had me reeling. I wanted to say, 'Dorothy Parrish, I love you', to take her in my arms, to lift the bowl of scrambled eggs above our heads and pour it over our bodies, to roll on the red tiles with her, smeared with the conquest of eggs, squirming and slithering in the yellow of love.



samedi 24 décembre 2022

Giono (peuplement)

Giono, Ennemonde et autres caractères (incipit)

"Les routes font prudemment le tour du Haut Pays. Certaines fermes sont à dix ou vingt kilomètres de leur voisin le plus proche ; souvent, c'est un homme seul qui devrait faire ces kilomètres pour rencontrer un homme seul, il ne les fait pas de toute sa vie ; ou bien c'est une tribu d'adultes, d'enfants et de vieillards qui devrait aller vers une autre tribu d'adultes, d'enfants et de vieillards pour y voir quoi ? des femmes démantelées par les grossesses répétées, des hommes rouges et des vieillards faisandés (les enfants aussi d'ailleurs) et se faire regarder de haut ? on s'en fiche. Si on veut se faire voir, ça se fera aux foires. Trente ou quarante kilomètres séparent les villages qui restent soigneusement sur les pourtours où passe la route."


vendredi 23 décembre 2022

Claudel (péché)

Claudel, Conversations dans le Loir-et-Cher : 

"Et quelle est, je vous prie, la brique et l'ouvrier de cet étroit cachot où râle notre séquestré, ce mur construit de par dedans qui le sépare des autres hommes, sinon ce blême et fade doublet que nous voyons grouiller un moment le dimanche parmi les autres vermisseaux de la rhétorique dans le sermon de notre curé et qu'il appelle le Péché Mortel ? L'une des sept espèces dont nous avons appris le nom au catéchisme. Que ce soit l'Orgueil qui nous roidit ou l'Envie qui nous ronge ou la Colère qui nous défigure ou la Luxure qui nous corrompt ou la Gourmandise qui nous abrutit ou l'Avarice qui nous ferme ou la Paresse qui nous paralyse, est-ce que ce n'est pas le même effet toujours qui est de nous séparer non pas seulement de Dieu mais des hommes ? de nous interdire ? de faire de nous quelque chose d'inutile et d'incarcéré ? Qu'en pensez-vous ? Ai-je décrit des maux de l'âme, ou des vices de l'esprit, ou des tares du corps ? Tout cela est la même chose."



jeudi 22 décembre 2022

Cioran (style)

Cioran, De la France (1941) :

"Un des vices de la France a été la perfection – laquelle ne se manifeste jamais aussi clairement que dans l’écriture. Le souci de bien formuler, de ne pas estropier le mot et sa mélodie, d’enchaîner harmonieusement les idées, voilà une obsession française. Aucune culture n’a été plus préoccupée par le style et, dans aucune autre, on n’a écrit avec autant de beauté, à la perfection. Aucun Français n’écrit irrémédiablement mal. Tous écrivent bien, tous voient la forme avant l’idée. Le style est l’expression directe de la culture. Les pensées de Pascal, vous les trouvez dans tout prêche et dans tout livre religieux, mais sa manière de les formuler est unique ; son génie en est indissociable. Car le style est l’architecture de l’esprit. Un penseur est grand dans la mesure où il agence bien ses idées, un poète, ses mots. La France a la clé de cet agencement. C’est pour cela qu’elle a produit une multitude de talents. En Allemagne, il faut être un génie pour s’exprimer impeccablement, et encore !"



mercredi 21 décembre 2022

Pirandello (viager)

Pirandello, La rente viagère : 

"Je ne peux vous pardonner qu’à une seule condition : celle de faire à ce brigand ce que vous avez fait à mon premier mari. Écorchez-le tout vif, faites-le mourir avant vous et vous aurez mon pardon. Et surtout ne vous risquez pas à vouloir mourir maintenant ! Il ne doit pas jouir du domaine, ce brigand, pas boire le sang de mon mari ! Si vous êtes chrétien, si vous possédez une conscience, si l’honneur vous tient à cœur, vivez, continuez à vivre, tout épanoui de santé, je vous en prie ! Florissant et vigoureux jusqu’à ce qu’il crève ! Vous avez compris ?"



mardi 20 décembre 2022

Towles (marteau)

Towles, Un Gentleman à Moscou, trad. N. Cunnington : 

“Le comte n’avait pas manipulé un marteau depuis l’époque où, petit garçon, il aidait Tikhon, le vieux concierge des Heures dormantes, à réparer la clôture au retour du printemps. Quel sentiment agréable que d’abattre le marteau pile sur la tête d’un clou, d’enfoncer celui-ci dans une planche, puis dans le montant de la clôture, tandis que l’impact résonne dans l’air matinal ! Mais cette fois-ci, la première chose sur laquelle le comte abattit le marteau, ce fut son pouce. (Au cas où vous l’auriez oublié, un coup de marteau sur le pouce fait atrocement souffrir. La chose provoque inévitablement des petits sauts sur place et de regrettables blasphèmes.)

Mais la chance sourit bel et bien aux audacieux. C’est ainsi qu’après un deuxième coup de marteau à côté de la tête du clou le comte atteignit enfin sa cible ; et au moment d’attaquer le deuxième clou, il avait retrouvé le rythme – contact, recul, attaque –, cette antique cadence qu’on ne trouve ni dans les quadrilles, ni dans les hexamètres, ni dans les sacoches de Vronski !

Inutile de préciser qu’au bout d’une demi-heure quatre clous avaient été enfoncés dans l’encadrement de la porte.“


The Count had not wielded a hammer since he was a boy at Idlehour when he would help Tikhon, the old caretaker, repair the fencing in the first weeks of spring. What a fine feeling it had been to bring the hammer down squarely on the head of a nail, driving it through a plank into a fence post as the impact echoed in the morning air. But on the very first stroke of this hammer what the Count squarely hit was the back of his thumb. (Lest you have forgotten, it is quite excruciating to hammer the back of your thumb. It inevitably prompts a hopping up and down and the taking of the Lord’s name in vain.)

But Fortune does favor the bold. So, while the next swing of the hammer glanced off the nail’s head, on the third the Count hit home; and by the second nail, he had recovered the rhythm of set, drive, and sink—that ancient cadence which is not to be found in quadrilles, or hexameters, or in Vronsky’s saddlebags!

Suffice it to say that within half an hour four of the nails had been driven through the edge of the door.


lundi 19 décembre 2022

Rodin (musées)

Rodin, Faire avec ses mains ce que l'on voit ... p. 38 : 

“Malheureusement, depuis un siècle environ, on s'est avisé d'enfermer les oeuvres d'art loin de la place pour laquelle elles furent créées. Là, dans les Musées, on confond l'esprit des siècles et des manifestations diverses. C'est ce qui a fait perdre le sens parfait de l'ornementation, c'est-à-dire de l'ensemble du cadre qui doit préoccuper un artiste lorsqu'il fait une oeuvre pour un milieu déterminé. On en est arrivé ainsi, assez rapidement, à considérer les oeuvres d'art comme des objets qu'on peut placer n'importe où. C'est fâcheux. Car l'art ne doit pas être un enjolivement, mais une ornementation bien établie, qui doit rentrer dans un ensemble harmonieux.

Et le secret de cette harmonie, que nous observons dans la sculpture et la peinture des Antiques, qui contribuaient toujours à la composition de l'architecture, est tout le secret perdu du métier de l'art.“



dimanche 18 décembre 2022

Chabrier (enfants)

Chabrier, lettre à sa femme, le 9 mai 1891,

”Chère femme, […] nous n’avons pas de satisfaction avec nos enfants ; j’ai tout mis en œuvre, la tendresse, qui ne me fera défaut, l’irritation, voire la colère, depuis le raisonnement et même l’émotion jusqu’à l’injure, j’ai encouru tout le clavier des sentiments – et nous sommes en présence de deux moules, pas bien portants par-dessus-le marché. Si tu t’émeus quand ils sont souffrants, c’est fort bien et absolument naturel d’ailleurs ; toutefois il serait tout aussi naturel et fort bien aussi d’être ferme avec eux, de leur parler de l’avenir et d’être implacablement derrière eux. […] Il y a des moments où un homme comme moi, qui aurais été heureux d’avoir à surveiller des travailleurs, des petits grouillants et vibrants comme leur père, avec une petite ambition au cœur – n’importe laquelle –, je suis désespéré ! Je vois en eux à peine l’étoffe d’un garçon de café !”



samedi 17 décembre 2022

Nabokov (boutiques)

Nabokov, Le Don chap 1 : 

"Ce serait une bonne idée, pensa-t-il, d'étudier, un de ces jours, à tête reposée, la succession de trois ou quatre sortes de boutiques et de voir s'il avait raison de conjecturer qu'une telle succession obéit à sa propre loi de composition, de telle façon qu'ayant découvert la disposition la plus fréquente on pourrait en déduire le cycle général pour les rues d'une ville donnée ; par exemple : débit de tabac, pharmacie, magasin de primeurs. Dans la rue Tannenberg ces trois boutiques étaient dissociées, se trouvant à des coins différents ; cependant, l'essaimage rythmique ne s'était peut-être pas encore établi, et à l'avenir, cédant à ce contrepoint (à mesure que les propriétaires feraient banqueroute ou déménageraient), elles commenceraient graduellement à s'assembler selon le modèle approprié : le magasin de primeurs, un coup d'œil pardessus l'épaule, traverserait la rue pour être d'abord à sept puis à trois portes de la pharmacie – à peu près de la même façon que les lettres enchevêtrées trouvent leur place dans un film publicitaire ; et, à la fin, il y en a toujours une qui fait une sorte de cabriole et prend position à la hâte (personnage comique, l'inévitable tire-au-flanc parmi les nouvelles recrues) ; et elles attendront ainsi jusqu'à ce qu'une place adjacente se libère, sur quoi elles feront un clin d’œil au débit de tabac de l'autre côté de la rue, comme pour dire « Vite, amène-toi » ; et, en moins de rien, elles seront toutes alignées, dans un ordre caractéristique."


It would be a good idea, he thought, some time at leisure to study the sequence of three or four kinds of shops and see if he were right in conjecturing that such a sequence followed its own law of composition, so that, having found the most frequent arrangement, one could deduce the average cycle for the streets of a given city, for example : tobacco shop, pharmacy, greengrocery. On Tannenberg Street these three were dissociated, occurring on different corners ; perhaps, however, the rhythmic swarming had not yet established itself, and in the future, yielding to that counterpoint (as the proprietors either went broke or moved) they would gradually begin to gather according to the proper pattern : the greengrocery, with a glance over its shoulder, would cross the street, so as to be at first seven and then three doors away from the pharmacy – in somewhat the same way as the jumbled letters find their places in a film commercial ; and at the end there is always one that does a kind of flip, and then hastily assumes its position (a comic character, the inevitable Jack the Sack among the new recruits) ; and thus they will wait until an adjacent place becomes vacant, whereupon they will both wink across at the tobacco shop, as if to say : “Quick, over here”; and before you know it they are all in a row, forming a typical line.



vendredi 16 décembre 2022

Kant + Hegel (rossignol)

Kant, Critique de la faculté de juger Livre II § 42 (1790) :

 “Quoi de plus apprécié par les poètes que le joli chant, si charmant, du rossignol dans un bosquet solitaire, durant un calme soir d’été, sous la douce lumière de la lune ? Pourtant, on connaît des exemples où comme on ne pouvait trouver un tel chanteur, quelque hôte jovial est parvenu à tromper, à leur très grande satisfaction, ses invités venus chez lui jouir de l’air de la campagne, en dissimulant dans un buisson un jeune garçon malicieux sachant imiter (avec à la bouche un roseau ou un jonc) ce chant de manière parfaitement conforme à la nature. Mais, dès que l’on prend conscience qu’il s’agit d’une tromperie, personne ne supporte longtemps d’entendre ce chant tenu auparavant pour si attrayant; et il en va de même pour tout autre oiseau chanteur. Il faut que la nature ou ce que nous tenons pour elle, soit en cause, pour que nous puissions prendre au beau comme tel un intérêt immédiat.“


Hegel, Esthétique, Introduction, Chap. I, Section II, § 1 trad. S. Jankélévitch (1829) :

”On peut dire d'une façon générale qu'en voulant rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès que nous nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une œuvre d'art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c'est l'imitation de l'humain par la nature.”


 

jeudi 15 décembre 2022

Gide (explication)

Gide, Paludes, exergue :
   ”Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. – On dit toujours plus que CELA. – Et ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, – cette part d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. – Un livre est toujours une collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus l’accueil de Dieu sera grand. – Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la révélation de nos œuvres.”


mercredi 14 décembre 2022

Céline (raffinement)

     Céline, Interview radio avec Jean Guénot et Jacques D’Arribehaude (6 février 1960) :
    ”- Ici on est raffiné de la gueule n’est-ce pas… raffiné de la gueule ça… les français ils sont plus raffinés en rien que de la gueule… ça, ça de ce côté-là, promis…
    - C’est le propre des vieilles civilisations d’ailleurs…
    La gueule oui…
   (inaudible)... la France… et les Chinois en réalité ?
    Oui… mais mais mais ils sont bouddha oui… la gueule… ils ont un triple cul un triple bide puis ils ont inventé l’auto… magnifique pour promener les bouddhas…si Bouddha avait eu l’auto-oh-oh rendez compte qu’est-ce qu’il aurait fait ? alors, vous avez Krou-kroutchev il a un gros cul n’est-ce pas il parle tout... heuu héé... raconter des histoires tout... hééé... mais... il se tient il se tient mal n’est ce pas… gaudrioles de commis voyageur... s’trouve très fort n’est-ce pas… qui ferait rougir que les (?) ... stupide n’est ce pas... BAH ÇA MARCHE ! AAAH MOI JE SUIS... haaan... l’autre gros cul d’en face... qui répond à l’autre gros cul... c’est très vul-GAIRE... n’est-ce pas... tout finira par la canaille disait Nietzsche. nous y sommes... n’est-ce pas... n’est-ce pas... évidemment... la canaille... n’est-ce pas... la canaille…”


mardi 13 décembre 2022

Montaigne (inspiration)

Montaigne, Essais I, 24 : 

“Les saillies poétiques, qui emportent leur auteur et le ravissent hors de soi, pourquoi ne les attribuerons-nous à son bonheur ? puisqu'il confesse lui-même qu'elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les reconnaît venir d'ailleurs que de soi, et ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvements et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein. Il en est de même en la peinture, qu'il échappe parfois des traits de la main du peintre, surpassant sa conception et sa science, qui le tirent lui-même en admiration, et qui l'étonnent. Mais la fortune montre bien encore plus évidemment la part qu'elle a en tous ces ouvrages, par les grâces et beautés qui s'y trouvent, non seulement sans l'intention, mais sans la connaissance de l'ouvrier. Un suffisant lecteur découvre souvent ès écrits d'autrui des perfections autres que celles que l'auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches.“



lundi 12 décembre 2022

Gide (singularité)

Gide, Paludes : 

“La santé ne me paraît pas un bien à ce point enviable. Ce n’est qu’un équilibre, une médiocrité de tout ; c’est l’absence d’hypertrophies. Nous ne valons que par ce qui nous distingue des autres ; l’idiosyncrasie est notre maladie de valeur ; – ou en d’autres termes : ce qui importe en nous, c’est ce que nous seuls possédons, ce qu’on ne peut trouver en aucun autre, ce que n’a pas votre homme normal, – donc ce que vous appelez maladie.

Car cessez à présent de regarder la maladie comme un manque ; c’est quelque chose de plus, au contraire ; un bossu, c’est un homme plus la bosse, et je préfère que vous regardiez la santé comme un manque de maladies.

L’homme normal nous importe peu ; j’aimerais dire qu’il est supprimable – car on le retrouve partout. C’est le plus grand commun diviseur de l’humanité, et qu’en mathématiques, étant donné des nombres on peut enlever à chaque chiffre sans lui faire perdre sa vertu personnelle. L’homme normal (ce mot m’exaspère), c’est ce résidu, cette matière première, qu’après la fonte où les particularités se subtilisent, on retrouve au fond des cornues. C’est le pigeon primitif qu’on réobtient par le croisement des variétés rares – un pigeon gris – les plumes de couleur sont tombées ; il n’a plus rien qui le distingue.“



dimanche 11 décembre 2022

Nietzsche (incomplet)

Nietzsche, Humain, trop humain § 199 : 

”L’incomplet comme attrait artistique. 

L'incomplet produit souvent plus d'effet que le complet, notamment dans le panégyrique : pour son propos, on a besoin précisément d'une piquante lacune comme d'un élément irrationnel qui fait miroiter une mer devant l'imagination de l'auditeur et, pareil à une brume, couvre le rivage opposé, par conséquent les bornes de l'objet qu'il s'agit de louer. À citer les mérites connus d'un homme, si on est complet et étendu, on fait toujours naître le soupçon que ce soient là ses seuls mérites. L'homme qui loue complètement se met au-dessus de celui qu'il loue,  il semble le voir de haut. C'est pourquoi le complet produit un effet d'affaiblissement.”


vendredi 9 décembre 2022

Kahn G. (Rodin)

Kahn (Gustave), cité par Jarrassé (Dominique) : Rodin, la passion du mouvement p. 210 : 

[à propos des innombrables moulages] 

“Ce sont des approximations qui le mèneront à la formule définitive. Quand la gloire sera venue, toutes ces ébauches seront proposées comme des états, aussi intéressants que la réalisation définitive. Le stade du moulage, qui n'était qu'un tâtonnement, devient une date. Dès le temps de la Porte de l'Enfer, Rodin commence à qualifier d'œuvres ses fragments, ses études. De par la verve et la force (sinon la perfection) qu'il apporte à ses préparations, telles études de bras allongés, de mains crispées, lui apparaissent constituer un tout qu'il vendra à l'amateur. Il tient davantage à celles de ces études partielles qui lui paraissent réussies qu'à certaines des petites œuvres totalement réalisées.“



jeudi 8 décembre 2022

Delacroix (restauration)

Delacroix,  Journal, 6 août 1850 : 

“Plus j’assiste aux efforts que l’on fait pour restaurer les églises gothiques, et surtout pour les peindre, plus je persévère dans mon goût de les trouver d’autant plus belles qu’elles sont moins peintes. On a beau me dire et me prouver qu’elles l’étaient, chose dont je suis convaincu, puisque les traces existent encore, je persiste à penser qu’il faut encore les laisser comme le temps les a faites ; cette nudité les pare suffisamment ; l’architecture a tout son effet, tandis que nos efforts, à nous autres hommes d’un autre temps, pour illuminer ces beaux monuments, les couvrent de contresens qui font tout grimacer, rendent tout faux et odieux. Les vitraux que le roi de Bavière a donnés à Cologne sont encore un échantillon malheureux de nos écoles modernes ; tout cela est plein du talent des Ingres et des Flandrin. Plus cela veut ressembler au gothique, plus cela tourne au colifichet, à la petite peinture néo-chrétienne des adeptes modernes. Quelle folie et quel malheur quand cette fureur, qui pourrait s’exercer sans nuire dans nos petites expositions, est appliquée à dégrader de beaux ouvrages comme ces églises.   

+ 29 juil 1854  : 

“Chaque restauration prétendue est un outrage mille fois plus regrettable que celui du temps ; ce n’est pas un tableau restauré qu’on vous donne, mais un autre tableau, celui du misérable barbouilleur qui s’est substitué à l’auteur du tableau véritable qui disparaît sous les retouches.“


rappel : 

Suarès : 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/11/suares-cene.html


mercredi 7 décembre 2022

Gracq (banlieue)

Gracq Lettrines 2 : 

“La neige fondait, ne laissait plus au creux des labours que des lignes blanches, sinueuses et discontinues comme des lignes d’écriture, les lointains à trois cents mètres se perdaient dans l’air gris du dégel. Je voyais défiler devant moi les villas trempées du Vésinet et du Pecq au fond de leurs jardinets de brindilles noires, les avenues vides et mouillées entre les grilles que rien d’autre n’éveillerait au long des journées que l’égouttement des branches, le terreau huileux des carrés de légumes gelés, puis la terrasse de Saint-Germain avec la pente de ses jardins filigranés de neige, la longue barre grise de l’esplanade au dessus des taillis violets, la Seine sans couleur et la rive plate en face comme un morceau de steppe mangé par le brouillard. Le sentiment d’une intimité tendre montait de cette banlieue morfondue et recueillie.“



mardi 6 décembre 2022

Céline (remémoration)

Céline, Féerie 2, incipit :

"Raconter tout ça après... c'est vite dit !... c'est vite dit !... On a tout de même l'écho encore... brroum !... la tronche vous oscille... même sept ans passés... le trognon !... le temps n'est rien, mais les souvenirs !... et les déflagrations du monde !... les personnes qu'on a perdues... les chagrins... les potes disséminés... gentils... méchants... oublieux... les ailes des moulins... et l'écho encore qui vous secoue... Je serai projeté dans la tombe avec !... Nom de brise ! j'en ai plein la tête !... plein le buffet... Brrroum !... je ressens... j'accuse... je vibre des os, là dans mon lit... mais je vous perds pas !... je vous rattraperai de ci, de là... tout est là ! le caractère !... des loques aux bourrasques ! on peut le dire ! broum !..."



lundi 5 décembre 2022

Beaumarchais (calomnie)

Beaumarchais, Le Barbier de Séville Acte II, sc. 8 : 

“D’abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano, vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine et rinforzando de bouche en bouche, il va le diable ; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez Calomnie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'œil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?“


dimanche 4 décembre 2022

Delacroix (composition)

    Delacroix, Journal, 1° septembre 1859 :  
   ‘’Le réaliste le plus obstiné est bien forcé d’employer, pour rendre la nature, certaines conventions de composition ou d’exécution. S’il est question de la composition, il ne peut prendre un morceau isolé ou même une collection de morceaux pour en faire un tableau. Il faut bien circonscrire l’idée, pour que l’esprit du spectateur ne flotte pas sur un tout nécessairement découpé ; sans cela, il n’y aurait pas d’art. Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie d’un tout : le bord du tableau est aussi intéressant que le centre ; vous ne voyez qu’une portion qui semble choisie au hasard. L’accessoire est aussi capital que le principal ; le plus souvent, il se présente le premier et offusque la vue. […] Devant la nature même, c’est notre imagination qui fait le tableau : nous ne voyons ni les brins d’herbe dans un paysage, ni les accidents de la peau dans un joli visage.’’



samedi 3 décembre 2022

Nietzsche (Sainte-Beuve)

Nietzsche, Le Crépuscule des idoles § Sainte-Beuve : 

"Il n’a rien qui soit de l’homme ; il est plein de petite haine contre tous les esprits virils. Il erre çà et là, raffiné, curieux, ennuyé, aux écoutes, — un être féminin au fond, avec des vengeances de femme et des sensualités de femme. En tant que psychologue, un génie de médisance ; inépuisable dans les moyens de placer cette médisance ; personne ne s’entend aussi bien à mêler du poison à l’éloge. Ses instincts inférieurs sont plébéiens et parents au ressentiment de Rousseau ; donc il est romantique, – car sous tout le romantisme grimace et guette l’instinct de vengeance de Rousseau. Révolutionnaire, mais passablement contenu par la crainte. Sans indépendance devant tout ce qui possède de la force (l’opinion publique, l’académie, la cour, sans excepter Port-Royal). Irrité contre tout ce qui croit en soi-même. Suffisamment poète et demi-femme pour sentir encore la puissance de ce qui est grand ; sans cesse recoquillé comme ce ver célèbre, parce qu’il sent toujours qu’on lui marche dessus. Sans mesure dans sa critique, sans point d’appui et sans épine dorsale, avec souvent la langue du libertin cosmopolite, mais sans même avoir le courage d’avouer son libertinage. Sans philosophie en tant qu’historien, sans la puissance du regard philosophique, – c’est pourquoi il rejette sa tâche de juger, dans toutes les questions essentielles, en se faisant de « l’objectivité » un masque. Tout autre son attitude en face des choses où un goût raffiné et souple devient juge suprême : là il a vraiment le courage et le plaisir d’être lui-même, – là il est passé maître. – Par quelques côtés, c’est un précurseur de Baudelaire."



vendredi 2 décembre 2022

Rabelais (purification)

Rabelais, Tiers-livre :


"... aussi ne peult l'homme recepvoir divinité et art de vaticiner, sinon lors que la partie qui en lui plus est divine (c'est "nous" et "mens") soit coye, tranquille, paisible, non occupée ne distraicte par passions et affections foraines." 


"Car comme le mirouoir ne peult repræsenter les simulachres des choses objectées et à luy exposées, si sa polissure est par halaines ou temps nubilieux obfusquée, aussi l'esprit ne receoit les formes de divination par songes, si le corps est inquiété et troublé par les vapeurs et fumées des viandes præcedentes, à cause de la sympathie laquelle est entre eulx deux [corps et âme] indissoluble." 


[avant d'entrer dans l'église, les moines] 

"Fiantoient aux fiantouoirs, pissouoient aux pissouoirs, crachouoient aux crachouoirs, toussouoient aux toussoirs melodieusement, resvoient aux resvoirs, affin de rien immonde ne porter au service divin."


jeudi 1 décembre 2022

Rousseau (désir)

Rousseau, La Nouvelle Héloïse, VIII, 1761, Pléïade p. 693-694 : 

"Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas."



mercredi 30 novembre 2022

Musil (maisons)

    Musil, Portes et portails in Œuvres pré-posthumes, trad. Jaccottet :
   "[Un] illustre architecte [...] a su deviner que l’homme, naissant en clinique et mourant à l’hôpital, doit traiter même l’espace où il vit avec une antiseptique sobriété ! On prétend que c’est là le développement naturel de l’architecture selon l’esprit nouveau : il faut avouer que pour le moment, c’est un peu pénible. L’homme d’autrefois, châtelain ou citadin, vivait dans sa maison ; c’est là qu’il exposait, qu’il emmagasinait aussi sa situation. Au XIXe siècle on recevait encore chez soi ; aujourd’hui, on fait semblant. La maison servait à cela qu’on désirait paraître, pour quoi l’on trouve toujours de l’argent de reste. Aujourd’hui, d’autres choses jouent le même rôle : voyages, voitures, sports, séjours d’hiver, appartements d’hôtels de luxe. Le goût de montrer ce qu’on est se retourne de ces côtés-là, et lorsqu’un homme riche s’entête à construire quand même une maison, ce geste a quelque chose de fabriqué, de purement privé : ce n’est plus l’apaisement d’une nostalgie commune. Or, comment pourrait-il y avoir des portes, quand il n’y a plus de maisons ? La seule porte originale qu’ait produite notre époque, c’est la porte tournante de l’hôtel et du magasin."


mardi 29 novembre 2022

Musil (Œdipe)

Musil, Œdipe menacé, in Œuvres préposthumes, trad. Jaccottet : 

"Je crains qu’après une ou deux générations, il n’y ait plus d’Œdipe ! Comprenons en effet qu’il est issu de ce petit être qui est censé trouver son plaisir dans le giron de sa mère, et jalouser le père qui l’en expulse. Mais si la mère n’a plus de giron ? On a compris où je veux en venir : le giron ne désignant pas tant une partie précise du corps que toute la sourde maternité de la femme, les seins, la graisse chaleureuse, la mollesse rassurante, protectrice et même, à bon droit, la robe dont les larges plis forment un nid mystérieux. En ce sens, les expériences fondamentales de la psychologie sont issues évidemment de la mode des années 70 et 80, et non des costumes de ski. Imaginons un maillot de bain : où en est le giron ? Quand j’essaie, à la vue d’une nageuse de crawl, de me représenter le désir psychanalytique de me retrouver embryon dans son sein, je me demande vraiment, non sans être sensible à leur beauté originale, pourquoi la génération future ne souhaiterait pas aussi bien rentrer dans le giron du père."


lundi 28 novembre 2022

Musil (effacement)

Musil, Monuments, in Œuvres pré-posthumes, traduction Jaccottet : 

"Tout ce qui se prolonge perd le pouvoir de frapper. Tout ce qui forme l’entourage de notre vie, le décor de notre conscience en quelque sorte, perd la capacité d’impressionner cette conscience. Un bruit désagréable, s’il se prolonge quelques heures, nous finissons par ne plus l’entendre. Les tableaux que nous accrochons à nos murs se voient absorbés par ceux-ci en l’espace de quelques jours ; il est extrêmement rare qu’on les prenne dans les mains pour les scruter. Les livres à demi lus qu’on installe dans les magnifiques rayons d’une bibliothèque ne seront jamais achevés. Il suffit même aux personnes sensibles que le début d’un livre a émues, de l’acheter, pour qu’elles n’y touchent plus jamais ensuite. Dans un tel cas, le processus prend une forme presque agressive ; mais on peut en constater l’implacable déroulement jusque dans les sentiments plus élevés, où il a toujours cette forme, ainsi dans la vie de famille."


dimanche 27 novembre 2022

Rilke (description)

Rilke, Cahiers de Malte Laurids Brigge (trad. Betz) :

"C’est alors seulement que je m’aperçus qu’on ne pouvait rien dire d’une femme ; je remarquai, quand ils parlaient d’elle, combien ils la laissaient en blanc, qu’ils nommaient et décrivaient les autres, les environs, les lieux, les objets, jusqu’à un certain endroit où tout s’arrêtait, s’arrêtait, doucement et pour ainsi dire prudemment, au contour léger qui l’enveloppait et qui n’était jamais retracé. «Comment était-elle ?» demandais-je alors. «Blonde, à peu près comme toi», disaient-ils, puis ils énuméraient toute sorte de détails qu’ils connaissaient encore ; mais aussitôt son image en redevenait plus imprécise, et je ne pouvais plus rien me représenter d’elle."



samedi 26 novembre 2022

Towles (visage)

  Towles, Amor, Les règles du jeu, préface, traduction Nathalie Cunnington :

  "Ces images [de Walker Evans] saisissaient une certaine humanité nue. Perdus dans leurs pensées, masqués par l’anonymat du métro, inconscients de l’objectif braqué sur eux, beaucoup de ces sujets avaient sans s’en rendre compte laissé voir leur moi intérieur.

  Quiconque a pris le métro deux fois par jour pour aller gagner sa croûte sait comment les choses se passent : quand vous montez, vous affichez le même masque que celui que vous utilisez auprès de vos collègues et de vos connaissances. Vous l’arborez en passant le tourniquet et les portes coulissantes, si bien que les autres passagers savent ce que vous êtes – effronté ou timide, amoureux ou indifférent, friqué ou fauché. Mais voilà que vous trouvez une place assise et le métro repart ; il s’arrête à une station, puis une autre ; les gens descendent, montent. Et sous l’effet de bercement du wagon, le masque que vous avez soigneusement appliqué sur votre visage se décolle. Le surmoi se dissout à mesure que vos pensées, flottant sans but précis, s’attardent sur un souci, sur un rêve ; plus exactement, il se laisse emporter par cette ambiance hypnotique dans laquelle même les soucis et les rêves reculent pour laisser le champ libre au silence paisible du cosmos. 

  Cela nous arrive à tous. La seule différence, c’est le temps que ça prend. Deux arrêts pour certains. Trois pour d’autres. 68th Street. 59th. 51st. Grand Central. Quel soulagement, ces quelques minutes où l’on baisse la garde, où le regard divague, où l’on vit la seule véritable consolation qu’offre l’isolement."

 

  For, in fact, the pictures captured a certain naked humanity. Lost in thought, masked by the anonymity of their commute, unaware of the camera that was trained so directly upon them, many of these subjects had unknowingly allowed their inner selves to be seen.

  Anyone who has ridden the subway twice a day to earn their bread knows how it goes: When you board, you exhibit the same persona you use with your colleagues and acquaintances. You’ve carried it through the turnstile and past the sliding doors, so that your fellow passengers can tell who you are—cocky or cautious, amorous or indifferent, loaded or on the dole. But you find yourself a seat and the train gets under way; it comes to one station and then another; people get off and others get on. And under the influence of the cradlelike rocking of the train, your carefully crafted persona begins to slip away. The superego dissolves as your mind begins to wander aimlessly over your cares and your dreams; or better yet, it drifts into an ambient hypnosis, where even cares and dreams recede and the peaceful silence of the cosmos pervades.

  It happens to all of us. It’s just a question of how many stops it takes. Two for some. Three for others. Sixty-eighth Street. Fifty-ninth. Fifty-first. Grand Central. What a relief it was, those few minutes with our guard let down and our gaze inexact, finding the one true solace that human isolation allows.



vendredi 25 novembre 2022

Drillon (militaires)

Drillon, Coda : 


"Le père de Baudelaire était militaire.

Le père de Rimbaud était militaire.

Le père de Verlaine était militaire.

Le père de Nerval était médecin militaire.

Le père de Hugo était militaire.

Le père de Vigny était militaire.

Le père de Banville était militaire.

Le père de Lamartine était militaire.

Engagez-vous, et forniquez."

jeudi 24 novembre 2022

Mallarmé (fini)

Mallarmé, sur Manet, in Proses diverses, Pléiade p. 698 :

[à propos du tableau "Les Hirondelles"] 





grand format :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:%C3%89douard_Manet_-_Hirondelles.jpg


"Je signalais une réserve [...] ; elle consiste, si l'on veut, en ceci que, pour parler argot "le tableau n'est pas assez poussé" ou fini. Il y a longtemps que l'existence de cette plaisanterie me semble révoquée en doute par ceux qui la proférèrent d'abord. Qu'est-ce qu'un œuvre "pas assez poussée" alors qu'il y a entre tous ces éléments un accord par quoi elle se tient et possède un charme facile à rompre par une touche ajoutée ? Je pourrais, désireux de me montrer explicite, faire observer que, du reste, cette mesure, appliquée à la valeur d'un tableau, sans étude préalable de la dose d'impressions qu'il comporte, devrait, logiquement, atteindre l'excès dans le fini comme dans le lâché : tandis que, par une inconséquence singulière, on ne voit jamais l'humeur des juges sévir contre une toile, insignifiante et à la fois minutieuse jusqu'à l'effroi."



mercredi 23 novembre 2022

Huysmans (publication)

Huysmans, Là-bas chap. XVI : 

"... Les rares artistes qui restent n’ont plus à s’occuper du public ; ils vivent et travaillent loin des salons, loin de la cohue des couturiers de lettres ; le seul dépit qu’ils puissent honnêtement ressentir, c’est, quand leur œuvre est imprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités des foules ! 

– Le fait est, dit des Hermies, que c’est une véritable prostitution ; la mise en vente, c’est l’acceptation des déshonorantes familiarités du premier venu ; c’est la pollution, le viol consenti, du peu qu’on vaut ! 

– Oui, c’est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu’on ne peut garder ses manuscrits à l’abri des mufles ; l’art devrait être ainsi que la femme qu’on aime, hors de portée, dans l’espace, loin ; car enfin c’est avec la prière la seule éjaculation de l’âme qui soit propre ! Aussi, lorsqu’un de mes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Je m’écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape. Je ne me soucie un peu de lui, qu’après des années, alors qu’il a disparu de toutes les vitrines, qu’il est à peu près mort.'



mardi 22 novembre 2022

Nabokov (lecture)

Nabokov, Le Don Pléiade p. 69-70 : 

"Il relisait son poème plusieurs fois en variant les intonations intérieures ; c'est-à-dire qu'il imaginait l’une après l'autre les diverses manières dont, mentalement, le poème serait lu, l’était peut-être en ce moment même, par ceux dont l'opinion lui importait ; et avec chacune de ces différentes incarnations il sentait presque physiquement changer la couleur de ses yeux, mais aussi la couleur derrière ses yeux, et le goût dans sa bouche, et plus il aimait le chef-d'œuvre du jour, plus parfaitement il pouvait le lire et le savourer à travers les yeux des autres."


[He] read his poem over several times, varying the inner intonations; that is, imagining one by one the various mental ways the poem would be read, perhaps was now being read, by those whose opinion he considered important—and with each of these different incarnations he would almost physically feel a change in the color of his eyes, and also in the color behind his eyes, and in the taste in his mouth, and the more he liked the chef-d’oeuvre du jour, the more perfectly and succulently he could read it through the eyes of others.


lundi 21 novembre 2022

Andreas-Salomé (Lou)

Andreas-Salomé Lou, Mémoires p. 7 : 

"Notre première expérience, chose remarquable, est celle d'une disparition. Un instant auparavant, nous étions un tout indivisible, tout Être était inséparable de nous ; et voilà que nous avons été projetés dans la naissance, nous sommes devenus un petit fragment de cet Être et devons veiller à ne pas subir d'autres amputations et à nous affirmer vis-à-vis du monde extérieur qui se dresse en face de nous avec une ampleur grandissante, et dans lequel, quittant notre absolue plénitude, nous sommes tombés comme dans un vide - qui nous a tout d'abord dépossédés. [...] Voilà le problème de l'enfance à ses débuts. C'est aussi celui de toute humanité à ses débuts."


dimanche 20 novembre 2022

Rilke (flamants)

Rilke, Neue Gedichte II : Die Flamingos, trad. Pléiade p. 475 : 


Les flamants roses

          Paris, Jardin des Plantes


Des reflets au miroir comme de Fragonard

ne te livreraient pas de leur blanc, de leur rose,

plus que ne t'apprendrait, parlant de son amie,

un homme qui te dit : "Elle était douce encor


de sommeil." Car, dressés dans le vert,

légèrement tournés sur leurs tiges de rose,

ensemble fleurissant comme dans un parterre,

plus charmeurs que Phryné eux-mêmes se séduisent.


Puis au bout de leur cou ils penchent leur œil pâle,

et l'abritent au creux de leur propre douceur 

dans laquelle le noir et le rouge se cachent.


Une querelle éclate en cris dans la volière.

Mais, étonnés, soudain ils se sont étirés,

et s'en vont un à un au monde imaginaire.



          Paris, Jardin des Plantes


In Spiegelbildern wie von Fragonard

ist doch von ihrem Weiß und ihrer Röte

nicht mehr gegeben, als dir einer böte,

wenn er von seiner Freundin sagt: sie war


noch sanft von Schlaf. Denn steigen sie ins Grüne

und stehn, auf rosa Stielen leicht gedreht,

beisammen, blühend, wie in einem Beet,

verführen sie verführender als Phryne


sich selber; bis sie ihres Auges Bleiche

hinhalsend bergen in der eignen Weiche,

in welcher Schwarz und Fruchtrot sich versteckt.


Auf einmal kreischt ein Neid durch die Volière;

sie aber haben sich erstaunt gestreckt

und schreiten einzeln ins Imaginäre.



samedi 19 novembre 2022

Rilke (animaux)

Rilke : Vergers (poèmes en français))


n° 54, Pléiade p. 1007 : 


J'ai vu dans l'œil animal

la vie paisible qui dure,

le calme impartial

de l'imperturbable nature.

La bête connaît la peur ;

mais aussitôt elle avance

et sur son champ d'abondance

broute une présence,

qui n'a pas le goût d'ailleurs.



n° 57 Pléiade p. 1108 :


La biche 


Ô la biche : quel bel intérieur

d'anciennes forêts dans tes yeux abonde ; 

combien de confiance ronde 

mêlée à combien de peur.

Tout cela, porté par la vive 

gracilité de tes bonds. 

Mais jamais rien n'arrive 

à cette impossessive 

ignorance de ton front.