Musil, Portes et portails in Œuvres pré-posthumes, trad. Jaccottet :
"[Un] illustre architecte [...] a su deviner que l’homme, naissant en clinique et mourant à l’hôpital, doit traiter même l’espace où il vit avec une antiseptique sobriété ! On prétend que c’est là le développement naturel de l’architecture selon l’esprit nouveau : il faut avouer que pour le moment, c’est un peu pénible. L’homme d’autrefois, châtelain ou citadin, vivait dans sa maison ; c’est là qu’il exposait, qu’il emmagasinait aussi sa situation. Au XIXe siècle on recevait encore chez soi ; aujourd’hui, on fait semblant. La maison servait à cela qu’on désirait paraître, pour quoi l’on trouve toujours de l’argent de reste. Aujourd’hui, d’autres choses jouent le même rôle : voyages, voitures, sports, séjours d’hiver, appartements d’hôtels de luxe. Le goût de montrer ce qu’on est se retourne de ces côtés-là, et lorsqu’un homme riche s’entête à construire quand même une maison, ce geste a quelque chose de fabriqué, de purement privé : ce n’est plus l’apaisement d’une nostalgie commune. Or, comment pourrait-il y avoir des portes, quand il n’y a plus de maisons ? La seule porte originale qu’ait produite notre époque, c’est la porte tournante de l’hôtel et du magasin."
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).