samedi 19 juin 2021

Vargas Llosa (littérature)

 

Vargas Llosa, Lettres à un jeune romancier : 

"[…] Lorsque quelqu’un — comme don Quichotte ou Mme Bovary par exemple — s’obstine à confondre la fiction et la réalité, et essaye de faire en sorte que la vie soit à l’image de la fiction, le résultat peut être dramatique. Qui agit de la sorte le paye d’ordinaire par de terribles déceptions. Néanmoins, le jeu de la littérature n’est pas inoffensif. Fruit d’une insatisfaction intime contre la vie telle qu’elle est, la fiction est également source de mal-être et de mécontentement. Parce que celui qui, à travers la lecture, vit une grande fiction — comme les deux que je viens de citer, celle de Cervantès et celle de Flaubert —, retourne à la vie réelle doté d’une sensibilité beaucoup plus aiguë face à ses limitations et à ses imperfections. Il a en effet appris par ces fantaisies magnifiques que le monde réel, la vie vécue, sont infiniment plus médiocres que la vie inventée par les romanciers."


jeudi 17 juin 2021

Bonald (morale)

 

Bonald, De l’Éducation religieuse [1802] p. 379-380 : 

"Il faut le dire avec le premier philosophe de l'antiquité, [Cicéron] ou plutôt avec la raison éternelle : Ôtez Dieu de ce monde ; l'homme ne doit rien à l'homme, la société n'est plus possible, et tout devoir cesse là où il n'y a plus de pouvoir. […] Archimède ne demandait, pour soulever le monde, qu'un point d'appui, placé hors de la terre. Dieu est le point d'appui sur lequel se meut le monde des intelligences, et ils sont coupables d'une étrange présomption, s'ils ne l'étaient pas d'une insigne folie, ces écrivains qui, nouveau-venus dans l'univers, et seuls contre le genre humain, cherchent dans les affections de l'homme le contre-poids de ses passions, ôtent ainsi tout fondement à la morale, toute sanction aux lois, et ne laissent à la raison de l'homme d'autre direction que sa raison même, toujours si faible contre ses penchants. Ils placent dans l'égoïsme le principe de la justice, parce qu'ils sont égoïstes, et qu'ils veulent paraître justes, et dans la sensibilité physique le principe de l'humanité, parce qu'ils ont les nerfs faibles, et qu'ils veulent qu'on les croie humains. Ils ne voient pas que l'égoïsme même le plus éclairé n'enseigne qu'à éviter l'éclat dans le mal que l'on fait aux autres, et la sensibilité physique la plus exquise, qu'à ne pas les voir souffrir ; et de là vient que des hommes qui ont commandé l'incendie et la dévastation de royaumes entiers n'auraient pas peut-être vu de sang-froid égorger un animal."


Zola (noms)

 

Zola, Lettre du 29 janvier 1882 à Elie de Cyon : 

« … compléter par la réalité du nom la réalité de la physionomie. […] Je prends tous mes noms dans un vieux Bottin des départements. Nous ne sommes plus au XVII° siècle, au temps des personnages abstraits, nous ne pouvons plus nommer nos héros Cyrus, Clélie, Aristée. Nos personnages, ce sont les vivants en chair et en os que nous coudoyons dans la rue. Nous mettons toutes sortes d'intentions littéraires dans les noms. Nous nous montrons très difficiles, nous voulons une certaine consonance, nous voyons souvent tout un caractère dans l'assemblage de certaines syllabes […] au point qu'il devient à nos yeux l'âme même du personnage […] ; changer le nom d'un personnage, c'est tuer le personnage. »


mercredi 16 juin 2021

Nabokov (rasage)

 

Nabokov, Le Don chap. 3, Pléiade t. 2 p. 168 : 

"La veille il avait oublié de rincer son rasoir de sûreté, il y avait de la mousse durcie entre ses dents, la lame s'était rouillée — et il n'en avait pas d'autre. Un pâle autoportrait se détachait depuis le miroir avec les yeux sérieux de tous les autoportraits. Sur un endroit sensible de son menton, parmi les poils qui avaient poussé durant la nuit (combien de mètres en couperai-je dans ma vie ?) était apparu un bouton à tête jaune qui devint instantanément le centre de la vie de Fiodor, un point de ralliement pour tous les sentiments désagréables qui convergeaient maintenant des différentes parties de son être. Il le pressa — bien qu'il sût que le bouton enflerait plus tard et deviendrait trois fois plus gros. Comme tout cela était affreux. Le petit œil rouge perçait à travers le savon à barbe froid : L'œil regardait Caïn. La lame, quant à elle, n'avait aucun effet, et le contact de ces poils raides le plongea dans un désespoir infernal lorsqu'il passa les doigts dessus pour en vérifier l'inefficacité. Des gouttes de rosée de sang apparurent près de sa pomme d'Adam, mais les poils y étaient toujours. La Steppe du Désespoir. Et, pour mettre le comble à tout cela, la salle de bains était plutôt sombre, et, même s'il avait allumé, le jaune d'immortelle de l'électricité diurne n'aurait été d'aucun secours. Achevant de se raser comme il pouvait, il grimpa sans plaisir dans la baignoire et gémit sous l'impact glacial de la douche ; puis il se trompa de serviette et pensa piteusement qu'il traînerait toute la journée l'odeur de Marianna Nikolavna. La peau du visage lui cuisait, tant elle était irritée, avec une petite braise particulièrement ardente sur le menton." 


The day before he had forgotten to rinse his safety razor, between its teeth there was stony foam, the blade had rusted—and he had no other. A pale self-portrait looked out of the mirror with the serious eyes of all self-portraits. On a tenderly itchy spot to one side of his chin, among the hairs which had grown up overnight (how many yards of them shall I cut off in my life?), there had appeared a yellow-headed pimple which instantly became the hub of Fyodor’s existence, a rallying point for all the unpleasant feelings now trekking in from different parts of his being. He squeezed it out—although he knew it would later swell up three times as big. How awful all this was. Through the cold shaving-soap foam pierced the little red eye: L’œil regardait Caïn. Meanwhile the blade had no effect on the hairs, and the feel of the bristles when he checked them with his fingers produced a sense of hellish hopelessness. Drops of blood dew appeared in the vicinity of his Adam’s apple but the hairs were still there. The Steppe of Despair. On top of everything else the bathroom was on the darkish side and even if he had put on the light the immortelle-like yellowness of daytime electricity would have been no help at all. Finishing his shave anyhow, he squeamishly climbed into the bath and groaned under the icy impact of the shower; then he made a mistake with the towels and thought miserably that he would be smelling all day of Marianna Nikolavna. The skin of his face smarted, revoltingly chafish, with one particularly hot little ember on the side of his chin.



mardi 15 juin 2021

Ooka (guerre)

 

Ooka, Les Feux (traduction Makino-Fayolle) p. 27 :

"Le fantassin doit considérer la nature du seul point de vue de la nécessité. Le moindre accident de terrain lui sert d'abri pour se protéger des balles, tandis qu'une plaine verdoyante ne représente qu'une distance dangereuse à traverser le plus vite possible. Les aspects variés de la nature où il est envoyé pour se battre n'ont aucune signification à ses yeux si ce n'est celle qui découle d'un point de vue strictement stratégique. C'est cette absence de signification qui le soutient et qui est la source de son courage."


lundi 14 juin 2021

Champfleury (réalisme)

 

Champfleury, Le Réalisme, 1857, p. 96 : 

"La vie habituelle est un composé de petits faits insignifiants aussi nombreux que les brindilles des arbres ; ces petits faits se réunissent et aboutissent à une branche, la branche au tronc ; la conversation est pleine de détails oiseux qu’on ne peut reproduire sous peine de fatiguer le lecteur. Un drame réel ne commence pas par une action saillante ; quelquefois il ne se dénoue pas, de même que l’horizon que nous apercevons n’est pas la fin du monde. Le romancier choisit un certain nombre de faits saisissants, les groupe, les distribue, les encadre. À toute histoire il faut un commencement et une fin. Or la nature ne donne ni agencement, ni encadrement, ni commencement, ni fin. N’y a-t-il pas dans la distribution du conte le plus court une méthode d’une difficulté extrême ?"


dimanche 13 juin 2021

Houellebecq (fugacité)

 

Houellebecq, La Carte et le territoire 

1, I

"La beauté des fleurs est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur terre bien sûr mais elles tout particulièrement, et comme les animaux leur cadavre n'est qu'une grotesque parodie de leur être vital, et leur cadavre, comme celui des animaux, pue – tout cela, on le comprend dès qu'on a vécu une fois le passage des saisons, et le pourrissement des fleurs, Jed l'avait pour sa part compris dès l'âge de cinq ans et peut-être avant [...]."


1, XI

"En consacrant ses deux premières toiles, « Ferdinand Desroches, boucher chevalin », puis « Claude Vorilhon, gérant de bar-tabac », à des professions en perte de vitesse, Martin pourrait donner l'impression d'une nostalgie, pourrait sembler regretter un état antérieur, réel ou fantasmé, de la France. Rien, et c'est la conclusion qui a fini par se dégager de tous les travaux, n'était plus étranger à ses préoccupations réelles ; et si Martin se pencha en premier lieu sur deux professions sinistrées, ce n'était nullement qu'il voulût inciter à se lamenter sur leur disparition probable : c'était simplement qu'elles allaient, en effet, bientôt disparaître, et qu'il importait de fixer leur image sur la toile pendant qu'il en était encore temps."