samedi 22 février 2020

Rilke (nuit)


Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, trad. Betz (2° page) : 
« Dire que je ne peux pas m’empêcher de dormir la fenêtre ouverte ! Les tramways roulent en sonnant à travers ma chambre. Des automobiles passent sur moi. Une porte claque. Quelque part une vitre tombe en cliquetant. J’entends le rire des grands éclats, le gloussement léger des paillettes. Puis, soudain, un bruit sourd, étouffé, de l’autre côté, à l’intérieur de la maison. Quelqu’un monte l’escalier. Approche, approche sans arrêt. Est là, est longtemps là, passe. Et de nouveau la rue. Une femme crie : « Ah ! tais-toi, je ne veux plus ». Le tramway électrique accourt, tout agité, passe par-dessus, par delà tout. Quelqu’un appelle. Des gens courent, se rattrapent. Un chien aboie. Quel soulagement ! Un chien. Vers le matin il y a même un coq qui chante, et c’est un délice infini. Puis, tout à coup, je m’endors. »

Daß ich es nicht lassen kann, bei offenen Fenster zu schlafen. Elektrische Bahnen rasen läutend durch meine Stube. Automobile gehen über mich hin. Eine Tür fällt zu. Irgendwo klirrt eine Scheibe herunter, ich höre ihre großen Scherben lachen, die kleinen Splitter kichern. Dann plötzlich dumpfer, eingeschlossener Lärm von der anderen Seite, innen im Hause. Jemand steigt die Treppe. Kommt, kommt unaufhörlich. Ist da, ist lange da, geht vorbei. Und wieder die Straße. Ein Mädchen kreischt: Ah tais-toi, je ne veux plus. Die Elektrische rennt ganz erregt heran, darüber fort, fort über alles. Jemand ruft. Leute laufen, überholen sich. Ein Hund bellt. Was für eine Erleichterung: ein Hund. Gegen Morgen kräht sogar ein Hahn, und das ist Wohltun ohne Grenzen. Dann schlafe ich plötzlich ein.

vendredi 21 février 2020

Proust + Céline (guerre et viennoiserie)


... pendant  la première guerre mondiale...

Proust, Le Temps retrouvé : 
« Madame Verdurin souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s’en faire faire dans certain restaurant, dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant, le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies ». Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant la bouche pleine ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction. »

Céline, Voyage au bout de la nuit : 
« Pour la commodité des dames du Corps expéditionnaire américain, le groupe des infirmières dont Lola faisait partie logeait à l’hôtel Paritz et pour lui rendre, à elle particulièrement, les choses encore plus aimables, il lui fut confié (elle avait des relations) dans l’hôtel même, la Direction d’un service spécial, celui des beignets aux pommes pour les hôpitaux de Paris. Il s’en distribuait ainsi chaque matin des milliers de douzaines. Lola remplissait cette fonction bénigne avec un certain petit zèle qui devait d’ailleurs un peu plus tard tourner tout à fait mal.
Lola, il faut le dire, n’avait jamais confectionné de beignets de sa vie. Elle embaucha donc un certain nombre de cuisinières mercenaires, et les beignets furent, après quelques essais, prêts à être livrés ponctuellement juteux, dorés et sucrés à ravir. Lola n’avait plus en somme qu’à les goûter avant qu’on les expédiât dans les divers services hospitaliers. Chaque matin Lola se levait dès dix heures et descendait, ayant pris son bain, vers les cuisines situées profondément auprès des caves. Cela, chaque matin, je le dis, et seulement vêtue d’un kimono japonais noir et jaune qu’un ami de San Francisco lui avait offert la veille de son départ.
Tout marchait parfaitement en somme et nous étions bien en train de gagner la guerre, quand certain beau jour, à l’heure du déjeuner, je la trouvai bouleversée se refusant à toucher un seul plat du repas. L’appréhension d’un malheur arrivé, d’une maladie soudaine me gagna.
Je la suppliai de se fier à mon affection vigilante.
D’avoir goûté ponctuellement les beignets pendant tout un mois, Lola avait grossi de deux bonnes livres ! Son petit ceinturon témoignait d’ailleurs, par un cran, du désastre. »

jeudi 20 février 2020

Tchékhov (kitsch)


Tchékhov, "La fange", Pléiade t. 1 p. 1360 : 
« Le salon où il se trouvait était richement meublé avec des prétentions au luxe et à la mode. Il y avait des plats de bronze sombre traités en relief, des vues de Nice et du Rhin sur les tables, des appliques à l'ancienne, des statuettes japonaises, mais toutes ces prétentions au luxe et à la mode ne faisaient que souligner le manque de goût que claironnaient impitoyablement les corniches dorées, les tapisseries à fleurs, les dessus de table de velours criard, les chromos sans valeur dans les cadres pesants. Ce qui parachevait ce mauvais goût, c'est qu'on sentait à la fois l'inachevé et la surcharge, l'impression qu'il manquait quelque chose et qu'il y en aurait eu beaucoup à jeter. Il sautait aux yeux que l'installation ne s'était pas faite d'un coup, mais par morceaux,  au gré des occasions et des ventes. »

mercredi 19 février 2020

Fante (cuisine)


Fante, Les Compagnons de la grappe trad. Matthieussent, 10 x 18 :

p. 72 : 
« L’aubergine frite m’a ramené vers mon enfance, où ce légume qui coûtait dix cents pièce constituait un vrai festin, vers les merveilleuses rondelles violacées qui grésillaient dans l’huile magique, vers de riches oncles arabes désireux de remplir nos estomacs, des souvenirs si beaux que j’en aurais pleuré. 
Les minces tranches de veau m’ont mis les larmes aux yeux alors que je les accompagnais du vin délicieux de Joe Musso, issu des collines voisines. Les gnocchis préparés au beurre et au lait ont eu enfin raison de moi. Je me suis caché les yeux au-dessus de mon assiette et j’ai pleuré de joie en essuyant mes larmes avec ma serviette, gargouillant comme dans le ventre de ma mère, leur goût onctueux m’a rempli la bouche d’une vie paisible et intemporelle. Elle a remarqué mes yeux pleins de larmes, je n’ai pas pu lui cacher la vérité. »
« The baked eggplant took me back to the childhood of my life when they were a nickel apiece and a great feast, purple globular marvels bulging jolly and generous, rich Arab uncles eager to fill our stomachs, so beautiful I wanted to cry. 
The thin slices of veal had me fighting tears again as I washed them down with Joe Musso’s magnificent wine from the nearby foothills. And the gnocchi prepared in butter and milk finally did it. I covered my eyes over the plate and wept with joy, sopping my tears with a napkin, gurgling as if in my mother’s womb, so sweet and peaceful and filling my mouth with life forever. She saw my wet eyes, for there was no hiding them. »

p. 78-79 : 
« La cuisine. La cucina, notre vraie mère patrie, la grotte chaude de la bonne sorcière au fin fond du pays désolé de la solitude, ses chaudrons pleins de délicieuses potions qui mijotent sur le feu, une caverne d’herbes magiques, le thym et le romarin, la sauge et l’origan, le baume du lotus qui rend la raison aux aliénés, la paix aux angoissés, la joie aux affligés, cet univers exigu et clos, les fourneaux en guise d’autel, le cercle magique de la nappe à carreaux où les enfants se nourrissaient, ces vieux enfants ramenés à leurs débuts, car le goût du lait maternel hantait toujours leur mémoire, son parfum s’attardait dans leurs narines, leurs yeux se mettaient à briller, et la méchanceté du monde s’évanouissait quand la vieille sorcière maternelle protégeait sa progéniture contre les loups qui rôdaient au-dehors. »
« The kitchen. La cucina, the true mother country, this warm cave of the good witch deep in the desolate land of loneliness, with pots of sweet potions bubbling over the fire, a cavern of magic herbs, rosemary and thyme and sage and oregano, balm of lotus that brought sanity to lunatics, peace to the troubled, joy to the joyless, this small twenty-by-twenty world, the altar a kitchen range, the magic circle a checkered tablecloth where the children fed, the old children, lured back to their beginnings, the taste of mother’s milk still haunting their memories, fragrance in the nostrils, eyes brightening, the wicked world receding as the old mother witch sheltered her brood from the wolves outside. »

mardi 18 février 2020

Renard (théâtre)


Renard, ‘Mariette’ (L’Œil clair) : 
« Elle n'a encore vu que La Jeunesse des Mousquetaires et Vingt Ans après, et elle est déjà fixée. MM. Auguste Maquet et Alexandre Dumas père ne l'auront pas. Elle refuse de marcher. Elle connaît la vie. Elle était malheureuse au village, elle y a peiné et souffert, elle ne vient pas à Paris pour pleurer sur de fausses infortunes. 
 Ce dimanche, en matinée, à la Porte-Saint-Martin, elle faisait scandale. On jouait Vingt Ans après. Une de ses parentes, concierge d'un bel immeuble, l'avait emmenée, et elles occupaient, grâce au prestige de la concierge, qui s'habille comme une dame, une loge de faveur, presque de face. 
Mariette a ri tout le temps. Elle riait quand il fallait rire, et on s'amusait autour d'elle de la voir s'amuser ; mais elle ne riait pas moins fort aux scènes émouvantes. La concierge gênée, qui l'appelait d'abord "ma fille ", dut la traiter de gamine, puis de sotte. 
— Ne riez donc pas comme ça, disait-elle, lui donnant des coups de coude, et reculée au fond de la loge. 
— Puisque ce n'est pas vrai, répondait Mariette. 
— Pardon, répliquait la concierge, le roi Charles Ier fut livré au bourreau et la reine a raison de pousser des cris, parce qu'on l'arrache de ses bras ; c'est historique ! 
— Oui, mais ce n'était pas ce monsieur-là, dit Mariette. Je l'ai vu l'autre jour dans La Jeunesse des Mousquetaires, je le reconnais bien. 
— Vous osez rire aux adieux de la reine Henriette, dit la concierge, et tout le monde pleure î 
— Si les autres sont assez bêtes pour croire que c'est arrivé, ça les regarde, dit Mariette. 
— Taisez-vous, dit la concierge, vous nous donnez en spectacle au public. 
Cependant, Mariette faisait la part du vraisemblable. Elle croyait, jusqu'à un certain point. Porthos ayant tordu les barreaux d'une fenêtre, elle dit : 
— Ça, je l'admets. C'est difficile, mais c'est possible. Moi, j'ai connu un homme très fort ; ce monsieur Porthos doit être un rude type. Un moment elle se laissa émouvoir. 
— Ah ! celui-là qui tombe ! dit-elle ; quand on tombe on se fait mal I II a dû se faire mal. Tiens, non ! le voilà debout ! Je suis bien attrapée. On ne l'y reprendra plus. A la fin du dernier tableau, la concierge pâlit et poussa un léger cri d'angoisse : le cadavre de Mordaunt, un poignard dans le cœur, flottait, rigide, sur la mer. Mariette éclata de rire ! 
— Il va se redresser, dit-elle, et il viendra, tout à l'heure, au bord des planches, nous dire un petit bonjour, ce qui se passa comme elle le prévoyait. 
 Bientôt elle se civilise. 
— Vous vous êtes amusée à Cabotine ? 
— Oh ! oui I 
— Vous avez tout compris ? 
— Non, mais quand je ne comprenais pas, je voyais le monde rire tellement que je riais pour faire comme les autres. »

lundi 17 février 2020

McCullers (alcool)


McCullers, La Ballade du Café triste, traduction Jacques Tournier, Pochothèque p. 822 : 
« L’alcool fabriqué par Miss Amelia a une qualité bien à lui. Sur la langue, il est vif et franc, et, lorsqu’il est à l’intérieur du corps, il garde longtemps sa chaleur de braise. Mais il faut expliquer davantage. Lorsqu’on trace un message sur une feuille de papier avec du jus de citron, on sait qu’il devient invisible. Mais si on tient la feuille de papier au-dessus du feu pendant un moment, les lettres brunissent et le message apparaît. Si nous considérons le whisky comme un feu et le message comme le secret que chaque homme enferme en son âme, alors l’alcool fabriqué par Miss Amelia prend toute son importance. Ce qui est arrivé sans qu’on y prenne garde, les pensées enfouies au plus profond de l’âme obscure, deviennent soudain apparentes et lisibles. […] Quiconque a bu l’alcool fabriqué par Miss Amelia connaît ces choses. Il prend le risque de souffrir ou d’être enivré de bonheur – mais l’épreuve a fait naître sa vérité, il a tenu son âme au-dessus du feu, il en a déchiffré l’invisible message. »

[The Ballad of the sad cafe]
 « The liquor of Miss Amelia has a special quality of its own. It is clean and sharp on the tongue, but once down a man it glows inside him for a long time afterward. And that is not all. It is known that if a message is written with lemon juice on a clean sheet of paper there will be no sign of it. But if the paper is held for a moment to the fire then the letters turn brown and the meaning becomes clear. Imagine that the whisky is the fire and that the message is that which is known only in the soul of a man -- then the worth of Miss Amelia's liquor can be understood. Things that have gone unnoticed, thoughts that have been harbored far back in the dark mind, are suddenly recognized and comprehended. […] Such things as these, then, happen when a man has drunk Miss Amelia's liquor. He may suffer, or he may be spent with joy -- but the experience has shown the truth; he has warmed his soul and seen the message hidden there. »