samedi 6 mars 2021

Jünger (contemplation)

 Jünger, Graffiti trad. H. Plard 10x18 p. 51-52 : 

« Quand la contemplation dépasse une certaine borne extrême, la conscience se retourne et se généralise [...] Ce n'est pas seulement l'artiste, mais aussi le philosophe et l'historien, et d'ailleurs tout homme dont l'effort intellectuel dépasse le mesurable et l'assimilable pour atteindre aux conceptions générales, qui est amené à cette dépossession de soi [...] Nous appelons cet acte "entrer dans l'objet". Mais en même temps, c'est l'objet qui entre dans le contemplateur. Les facultés masculines et féminines commencent à coïncider, sous la forme de l'intuition et de la conception ; elles se recouvrent. Ainsi se modifient, et la vue des choses et aussi leur expression. Un bon exemple s'en trouve dans le récit que donne Goethe sur sa visite au musée de Dresde. Si la contemplation des tableaux nous épuise et nous affecte, c'est qu'elle exige de nous un sacrifice : de la substance magique. Seul, ce sacrifice nous préserve du danger de la reproduction, qui serait de ne répondre qu'en écho. 

Quand cet intérêt supérieur mène au fond des choses, la perte s'inverse en gain. "Voilà ce que tu es" : ces mots ne reviennent pas à nous comme un écho, mais comme un acquittement. Nous n'avons plus besoin de l'œil - le dépouillement de soi devient alors souvenir. »


vendredi 5 mars 2021

Proust + Nabokov (ressemblances)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleur : 

"Esthétiquement, le nombre des types humains est trop restreint pour qu’on n’ait pas bien souvent, dans quelque endroit qu’on aille, la joie de revoir des gens de connaissance, même sans les chercher dans les tableaux des vieux maîtres, comme faisait Swann. C’est ainsi que dès les premiers jours de notre séjour à Balbec, il m’était arrivé de rencontrer Legrandin, le concierge de Swann, et Mme Swann elle-même, devenus, le premier, garçon de café, le second un étranger de passage que je ne revis pas, et la dernière un maître baigneur."


Nabokov, Pnine, (trad. Chrestien) VI, 5 : 

« Pnine et moi, avions depuis longtemps accepté le fait troublant, mais rarement débattu, que dans le corps des professeurs de n’importe quelle université donnée, on pouvait trouver non seulement une personne qui ressemblait exceptionnellement à notre dentiste ou à notre facteur, mais encore une personne possédant son double dans la même corporation. Je connais même le cas de trois « jumeaux » dans un collège relativement peu important, où, selon Frank Reade, le président à l’œil perçant, le cheval de flèche de la troïka, est-ce assez absurde, n’était autre que moi-même ; et je me souviens que feu Olga Krotki me disait qu’au nombre des cinquante et quelque professeurs d’un [Cours] intensif de Langue du temps de guerre, où la pauvre dame, qui n’avait plus qu’un seul poumon, enseignait quand même le Fenugrec et le Léthéen, il n’existait pas moins de six Pnine différents, outre le spécimen authentique et, selon moi, irremplaçable.  »


« Pnin and I had long since accepted the disturbing but seldom discussed fact that on any given college staff one could find not only a person who was uncommonly like one’s dentist or the local postmaster, but also a person who had a twin within the same professional group. I know, indeed, of a case of triplets at a comparatively small college where, according to its sharp-eyed president, Frank Reade, the radix of the troika was, absurdly enough, myself; and I recall the late Olga Krotki once telling me that among the fifty or so faculty members of a wartime Intensive Language School, at which the poor, one-lunged lady had to teach Lethean and Fenugreek, there were as many as six Pnins, besides the genuine and, to me, unique article. »


jeudi 4 mars 2021

Goncourt (romans)

 Goncourt (E.), La Fille Elisa, XV : 

"Chez la femme du peuple, qui sait tout juste lire, la lecture produit le même ravissement que chez l’enfant. Sur ces cervelles d’ignorance, pour lesquelles l’extraordinaire des livres de cabinet de lecture est une jouissance neuve, sur ces cervelles sans défense, sans émoussement, sans critique, le roman possède une action magique. Il s’empare de la pensée de la liseuse devenue tout de suite, niaisement, la dupe de l’absurde fiction. Il la remplit, l’émotionne, l’enfièvre. Plus l’aventure est grosse, plus le récit est invraisemblable, plus la chose racontée est difficile à accepter, plus l’art et le vrai sont défectueux et moins est réelle l’humanité qui s’agite dans le livre, plus le roman a de prise sur cette femme. Toujours son imagination devient la proie pantelante d’une fabulation planant au-dessus des trivialités de sa vie, et bâtie, fabriquée dans la région supérieure des sentiments surnaturels d’héroïsme, d’abnégation, de sacrifice, de chasteté."



mercredi 3 mars 2021

Flaubert (cosmos)

 Flaubert, lettre à Louise Colet  26-27 mai 1853 : 

"Je suis sûr d'ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l'Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d'un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s'est formé. Et si les atomes sont infinis et qu'ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? A force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr'humaines ne sont pas plus intenses."


mardi 2 mars 2021

Biran + Constant + Hölderlin (romantisme & nature)

 Biran, Journal vol.1 p. 78 13 mai 1815 : 

« L'âme de la nature, dit Madame de Staël*, se fait connaître à nous de toutes parts et sous mille formes diverses. La campagne fertile comme les déserts abandonnés, la mer comme les étoiles, sont soumises aux mêmes lois, et l'homme renferme en lui-même des sensations, des puissances occultes, qui correspondent avec le jour, avec la nuit, avec l'orage et le calme : c'est cette alliance secrète de notre être avec les merveilles de l'univers et les beautés primitives de la création, qui donne à la poésie sa véritable grandeur ; il ne suffit pas de voir la nature, il faut la sentir. S'unir à elle par une étroite sympathie et pour ainsi dire s'identifier avec cette [belle] nature, pour prendre comme il faut ses effets sur toute notre existence et exprimer cette ivresse de bonheur dont les attraits pénètrent l'âme faite pour les sentir. »     


* De L'Allemagne ch. IX : De la contemplation de la nature.


Constant, Mélanges de littérature et de politique :  

« Une grande correspondance existe entre tous les êtres moraux et physiques. Il n'y a personne, je le pense, qui, laissant errer ses regards sur un horizon sans bornes, ou se promenant sur les rives de la mer que viennent battre les vagues, ou levant les yeux vers le firmament parsemé d'étoiles, n'ait éprouvé une sorte d'émotion qu'il lui était impossible d'analyser ou de définir. On dirait que des voix descendent du haut des cieux, s'élancent de la cime des rochers, retentissent dans les torrents ou dans les forêts agitées, sortent des profondeurs des abîmes. »


Hölderlin, À la nature, Poèmes de jeunesse, 1789-1794 trad. Bianquis :  

« Quand je m’en allais au loin sur la lande aride  

Où montait du fond des gorges sombres

Le chant révolté des torrents,

Quand les nuées m’environnaient de leurs ténèbres

Quand la tempête à travers les montagnes

Déchaînait ses rafales furieuses,

Et que le ciel m’enveloppait de flammes 

Alors tu m’apparaissais, âme de la Nature ! »


Wenn ich fern auf nackter Heide wallte,

Wo aus dämmernder Geklüfte Schoß

Der Titanensang der Ströme schallte

Und die Nacht der Wolken mich umschloß,

Wenn der Sturm mit seinen Wetterwogen

Mir vorüber durch die Berge fuhr

Und des Himmels Flammen mich umflogen,

Da erschienst du, Seele der Natur !


cf. cette phrase de Gaétan Picon : 

"Ce que le monde donne à l'âme de présence, ce que l'âme donne au monde de signification, leur respiration commune, leur consanguinité pressentie : telle est l'expérience de la lyrique romantique dans ce qu'elle a de meilleur et de plus fécond."

lundi 1 mars 2021

Pub !

 sur mon site, un texte (long et sérieux) sur "Terreur, terrorisme, terroriste".

https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/terreur-terrorisme-terroriste?authuser=0



Proust (phrase)

 Proust, À l'Ombre des jeunes filles en fleurs : 

"Si j'avais à Bloch – pour sa « bonne nouvelle » que le bonheur, la possession de la beauté, ne sont pas choses inaccessibles et que nous avons fait oeuvre inutile en y renonçant à jamais – une obligation de même genre qu'à tel médecin ou tel philosophe optimiste qui nous fait espérer la longévité dans ce monde, et de ne pas être entièrement séparé de lui quand on aura passé dans un autre, les maisons de rendez-vous que je fréquentai quelques années plus tard – en me fournissant des échantillons du bonheur, en me permettant d'ajouter à la beauté des femmes cet élément que nous ne pouvons inventer, qui n'est pas que le résumé des beautés anciennes, le présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions recevoir de nous-même, devant lequel expirent toutes les créations logiques de notre intelligence et que nous ne pouvons demander qu'à la réalité : un charme individuel – méritèrent d'être classées par moi à côté de ces autres bienfaiteurs d'origine plus récente mais d'utilité analogue (avant lesquels nous imaginions sans ardeur la séduction de Mantegna, de Wagner, de Sienne, d'après d'autres peintres, d'autres musiciens, d'autres villes) : les éditions d'histoire de la peinture illustrées, les concerts symphoniques et les études sur les « Villes d'art ».


dimanche 28 février 2021

 Duret (Théodore), Critique d'avant-garde, 1885, p. 254 : 




"Les nocturnes de M. Whistler, comme le nom l’indique, sont des effets de nuit. Prenons le plus clair, celui en bleu et argent, plaçons-nous à dix pas et regardons-le attentivement. L’impression que l’artiste veut fixer sur la toile est celle du clair de lune par une belle nuit. Il a choisi, comme sujet, une rivière avec ses bords, parce qu’après tout il lui faut bien un motif pour porter la couleur ; mais le motif n’existe pas pour lui-même, il n’a en soi aucune importance, aussi les bords de la rivière se distinguent-ils à peine, enveloppés qu’ils sont dans l’effet de nuit qui est le tableau, et ce qui est appelé à communiquer aux yeux l’effet que le peintre veut rendre, ce ne sont ni des lignes ni des contours, mais la gamme générale de tons bleus argentés qui, avec des inflexions de clair et d’ombre, couvre toute la toile. En somme, dans ce nocturne, il n’y a que deux choses sans contours et sans formes arrêtées, mais fort saisissables cependant, et arrivant à produire une impression puissante, de l’air et une gamme de tons délicate et vibrante.

M. Whistler, en tirant les dernières conséquences de la combinaison harmonique de couleurs qui était apparue instinctivement dans ses premières œuvres, est donc parvenu, avec ses nocturnes, à l’extrême limite de la peinture formulée. Un pas de plus, il n’y aurait sur la toile qu’une tache uniforme, incapable de rien dire à l’œil et à l’esprit. Les nocturnes de M. Whistler font penser à ces morceaux de la musique wagnérienne où le son harmonique, séparé de tout dessin mélodique et de toute cadence accentuée, reste une sorte d’abstraction et ne donne qu’une impression musicale indéfinie."


un petit article sur le tableau : 

http://www.visimuz.com/whistler-nocturne-tate/