vendredi 1 décembre 2023

Tardieu (mots)

Tardieu, "Les mots de tous les jours", in La Part de l'ombre p. 84 :

  "Il faut se méfier des mots. Ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.

Il faut tirer sur le mors sans cesse, de peur que ces trop bouillants coursiers ne s'emballent.

J'ai longtemps cherché les mots les plus simples, les plus usés, même les plus plats. Mais ce n'est pas encore cela : c'est leur juste assemblage qui compte.

Quiconque saurait le secret usage des mots de tous les jours aurait un pouvoir  illimité, - et il ferait peur."


Tsvetaeva (musique)

Tsvetaeva, "Ma mère et la musique" (Le Diable et autres écrits, trad. V. Lossky), in Trésor de la nouvelle russe t. 2 Belles-Lettres p. 163 : 

" — Maman (c'était son dernier été, le dernier mois du dernier été) pourquoi quand c'est toi qui joues Warum cela sonne tout autrement ? — Warum, Warum ? plaisanta ma mère du fond de ses oreillers. Puis effaçant le sourire de son visage : — Eh bien, lorsque tu auras grandi, lorsque tu te retourneras sur toi-même et que tu demanderas Warum tout a tourné comme cela a tourné, warum rien n'a réussi non seulement pour toi, mais aussi pour tous ceux que tu as aimés, que tu as joués, – rien n'a réussi à personne, alors tu sauras jouer Warum."


...par Richter, très lent et, comme souvent avec SR, assez "minéral"

https://www.youtube.com/watch?v=__lxOjIT2uA


jeudi 30 novembre 2023

Unamuno (littérature)

Unamuno, Comment se fait un roman, trad. Vauthier et Garcia. Allia, 2010, p. 13 : 

"Ce qu’en littérature on appelle production n’est autre qu’une consommation, ou, plus précisément, une consomption. Celui qui met par écrit ses pensées, ses rêves, ses sentiments, les consume, les tue. Dès qu’une de nos pensées est fixée par l’écriture, exprimée, cristallisée, elle est morte et elle n’est pas plus la nôtre que ne le sera un jour sous la terre notre propre squelette." 


mercredi 29 novembre 2023

Vautrin (ensevelissement)

Vautrin, Adieu la vie, adieu l’amour chap. 1 : 

"D’un index rageur il s'agrandissait les trous de nez pour faire passer l'air, voilà, je respire maintenant, il riait le statufié en boules de glaise, voilà qu'il criait de plus belle, j'suis pas encore raplati ! Pour s'expliquer, il remuait, il gigotait si fort qu'il avait fini par faire glisser le tas de chairs gluantes qui l'embourbait.

Peu à peu, il sortait de sa berlue. Il émergeait avec lenteur de la confiture d'homme, rampait sous les débris, faisait son chemin avec obstination, forniquait à l'aveugle une demi-livre de poumons en bourtouillade, touchait à d'autres bidoches, s'enfonçait, trifouillait une clavicule sèche, barre-toi, gouape infecte, les mots dansaient dans sa bouche, place aux macchabées d'aujourd'hui, il grommelait, le blair au vent il se traînait sur le bide, cloporte à glu, il avançait sous sa carapace immonde, il se faisait penser à ces foutus débardeurs d'excréments, genre bestioles scarabées qui deviennent bleues quand les gamins leur crachent dessus, les bousiers, le mot du dictionnaire lui revenait, il se voyait en géotrupe de dernière catégorie, roulant sa boule de merde devant lui, il écartait des pelotes de chevelures, des flingots, des godasses avec ses bras courts, son ventre était trempé comme un mouchoir de rhume, il insultait les squelettes et les clamsés d'avant-hier pour enrayer son envie de gerber, il déblayait l'ordure décomposée, c'était un sacré tintouin, veux-tu aller t'allonger plus loin, nom d'un foutre ! Il venait d'écrouler un tas d'ossailles, il avait commencé à se dresser sur ses guibolles, j'te jure que j't'en veux pas mon camarade mais tu cognes plus dur qu'une fosse d'abattoir, il tâtait ses propres phalanges, ses poignets, palpait ses miches, vérifiait l’enroulis de ses molletières jusqu'à la tige des godillots, deux pieds, y a l'compte, quel bonheur ! à part la tête qui branle, le ventre est superbe et un, deux, trois, tout le monde sont là, mes bijoux de famille sont en place, il s'extasiait. Il levait ses bras comme deux bâtons. Il grimaçait, il clinquait de partout quand il faisait un effort. […]

Il faisait des bulles avec sa bouche comme un crapaud, oula, oula, pensez donc, il marmonnait, je tangue, je tiens pour ainsi dire par les boutons de ma vareuse. Mais c'est normal. Je reviens de loin. Il titubait deux pas de guingois au fond du cacatoir, au milieu de l'odeur impitoyable, reprenait pied au fond de l'entonnoir, sacré bain de gadouille […]."



mardi 28 novembre 2023

Grossman (soumission)

Grossman (Vassili), Vie et destin, trad. Berelowitch et Coldefy-Faucard, LP p. 280 :

"Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu'ait révélé cette période est la soumission. On a vu d'énormes files d'attente se constituer devant les lieux d'exécution et les victimes elles-même veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu'il faudrait attendre l'éxécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d'eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d'innocents, pressentant une arrestation prochaine, préparaient un paquet avec du linge et une serviette et faisaient à l'avance leurs adieux. […] Et ce ne furent pas des dizaines de milliers, ni même des dizaines de millions, mais d'énormes masses humaines qui assistèrent sans broncher à l'extermination des innocents. Mais ils ne furent pas seulement des témoins résignés ; quand il le fallait, ils votaient pour l'extermination, ils marquaient d'un murmure approbateur leur accord avec les assassinats collectifs. Cette extraordinaire soumission des hommes révéla quelque chose de neuf et d'inattendu. Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eut des soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission massive reste un fait incontestable."


lundi 27 novembre 2023

Irving (origine)

Irving (John), Le Monde selon Garp, trad. Rambaud, chap. 1 :

"Jenny avait le sentiment d’avoir grandi à bord d’un énorme navire, sans jamais avoir vu, et encore moins compris, la salle des machines. Elle aimait les dimensions auxquelles l’hôpital ramenait tout : ce que les malades mangeaient, si cela les aidait de manger, où passait ce qu’ils mangeaient. Dans son enfance, elle n’avait jamais vu de vaisselle sale ; en fait, lorsque les bonnes desservaient la table, Jenny était convaincue qu’elles jetaient la vaisselle (il s’écoula un certain temps avant qu’on ne la laisse entrer dans la cuisine). Et Jenny crut longtemps que, le matin, lorsque la voiture du laitier apportait les bouteilles de lait, elle apportait en même temps la vaisselle du jour, tant le bruit, ces chocs et cliquetis de verrerie, ressemblait au bruit qui sortait de la cuisine où étaient enfermées les bonnes occupées à faire Dieu sait quoi avec la vaisselle.

Pas une seule fois avant l’âge de cinq ans Jenny Fields ne vit la salle de bains de son père. Elle tomba dessus un matin qu’elle avait humé le parfum de l’eau de Cologne paternelle et remonté la piste. Elle découvrit une cabine de douches remplies de buée – très moderne pour 1925 –, un WC privé, une rangée de flacons tellement différents des flacons de sa mère que Jenny crut avoir découvert le repaire d’un homme mystérieux qui, à l’insu de tous, aurait habité chez eux depuis des années. Ce qui, du reste, était bien le cas.

A l’hôpital, Jenny savait où passaient toutes les choses – et elle était en train d’apprendre, en termes très prosaïques, d’où presque toutes les choses venaient."


Jenny felt she had grown up on a large ship without having seen, much less understood, the engine room. She liked how the hospital reduced everything to what one ate, if it helped one to have eaten it, and where it went. As a child she had never seen the dirty dishes ; in fact, when the maids cleared the table, Jenny was sure they were throwing the dishes away (it was some time before she was even allowed in the kitchen). And when the milk truck brought the bottles every morning, for a while Jenny thought that the truck brought the day’s dishes too – the sound, that glassy clatter and bang, being so like the sound of the maids in the closed kitchen, doing whatever they did to the dishes. 

Jenny Fields was five before she saw her father’s bathroom. She tracked it down one morning by following the scent of her father’s cologne. She found a steamy shower stall – quite modern for 1925 – a private toilet, a row of bottles so unlike her mother’s bottles that Jenny thought she had discovered the lair of a secret man living undetected in their house for years. In fact, she had.

In the hospital, Jenny knew where everything went and she was learning the unmagical answers to where almost everything came from.


dimanche 26 novembre 2023

Alain-Fournier (effroi)

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes III, IX : 

"Il allait répondre, lorsqu'une figure échevelée, hagarde, se dressa entre nous. C'était Mlle de Galais. Elle avait dû courir, car elle avait le visage baigné de sueur. Elle avait dû tomber et se blesser, car elle avait le front écorché au-dessus de l'oeil droit et du sang figé dans les cheveux.

Il m'est arrivé, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, descendue dans la rue, séparé par des agents intervenus dans la bataille, un ménage qu'on croyait heureux, uni, honnête. Le scandale a éclaté tout d'un coup, n'importe quand, à l'instant de se mettre à table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fête du petit garçon... et maintenant tout est oublié, saccagé. L'homme et la femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux démons pitoyables et les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent étroitement, les supplient de se taire et de ne plus se battre.

Mlle de Galais, quand elle arriva près de Meaulnes, me fit penser à un de ces enfants-là, à un de ces pauvres enfants affolés. Je crois que tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eût regardée, qu'elle fût accourue tout de même, qu'elle fût tombée de la même façon, échevelée, pleurante, salie."