samedi 7 novembre 2020

Aron (individu et société)

 Aron, Leçon inaugurale au Collège de France : 

"Quel que soit le rôle que je joue - celui de père, de citoyen, d’enseignant, de journaliste, de voyageur d’autobus, de vacancier - je me conforme à certains modèles de conduite, je respecte certaines coutumes, j’obéis à certains impératifs : modèles, coutumes et impératifs lentement intériorisés au cours des années d’éducation, devenus partie intégrante de moi-même. Que des enfants de familles catholiques soient élevés dès leur premier jour par des Juifs ou des enfants de familles juives par des Catholiques, et ces mêmes enfants deviendront juifs ou chrétiens. Même s’ils se révoltent contre la foi du milieu, ils n’en resteront pas moins marqués par ce qu’ils auront reçu et rejeté. Le sociologue ne se borne pas à répéter le mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » ; - cette formule met l’arbitraire social en dehors de nous alors que le sociologue l’apercoit au plus intime de chacun. L’ermite, dans le désert, partage avec ceux qu’il a fuis les croyances qui l’ont poussé vers une solitude, physique mais non spirituelle. Nous n’ignorons pas que le hasard du lieu de naissance détermine l’objet de notre patriotisme. Nous préférons ne pas le savoir. Car cette vérité, si évidente soit-elle, ne va pas sans créer en nous une sorte de malaise. Personne ne reconnaît volontiers aux autres, hommes ou circonstances, la responsabilité de son être même. Cette fatalité de la socialisation ou, si l’on préfère une autre expression, de notre accession à I’humanité par l’intermédiaire d’une société, une entre d’autres, ne suscite pas seulement un malaise. Elle pose des problèmes philosophiques dont la solution, souvent implicite, commande pour une part la signification de la sociologie." 


vendredi 6 novembre 2020

Gogol + Philippe (casier)

 Gogol, Les Âmes mortes, 1° partie chap. 3, trad. Charrière :

« Il procéda à l’ouverture de son grand nécessaire. L’auteur, à tort ou à droit, est persuadé qu’il y a des lecteurs très capables de désirer ici une inspection détaillée, un plan exact des compartiments, des secrets même de ce nécessaire. Pourquoi leur refuser cette petite satisfaction, si on nous en laisse le temps toutefois ? Voici quelle était la disposition intérieure de la caisse : cette caisse s’ouvre en pupitre ; dans le milieu de la partie haute est le nécessaire à barbe distribué en case à savonnette, case à blaireau, case à cinq cloisons pour six rasoirs ; plus haut est le matériel de bureau : case pour l’encrier, case pour le sable, long chenal pour les plumes, les crayons, la cire à cacheter et le cachet, puis sur les côtés plusieurs cases plus ou moins profondes, les unes couvertes, les autres sans bouchons pour les objets courts et pour la monnaie. Toute cette partie s’enlève, et l’on trouve un second plateau moins profond, contenant, outre des ciseaux, des canifs, des limes et autres objets de cette sorte logés sur les bords à leur place marquée, un fouillis de billets de visite, de faire part, d’invitation, de spectacle, etc., etc. Ce deuxième plateau, enlevé comme le premier, met à découvert les papiers d’affaires grand format, les uns couverts d’écriture, les autres vierges encore sauf les divers timbres qu’on distingue sur une certaine masse placée au fond. À l’arrière et sur les côtés se trouvaient certaines coulisses dont l’une s’ouvrit pour donner passage à un tiroir secret qui fut tiré et repoussé promptement à plusieurs reprises. C’était le tiroir à l’argent ; vous dire ce qu’il contenait dans ce moment, c’est ce que nous ne saurions faire, Tchitchikof parut entendre quelque bruit de pas ; il remit en hâte la coulisse, et, sans rentrer les deux plateaux supérieurs, il rabattit la trappe couverte de maroquin vert formant la moitié de son pupitre, il regarda le bec de sa plume du côté du jour, et il se mit à écrire, juste au moment où la dame entrait et venait à lui. »


Philippe (Charles-Louis), Croquignole, I, 1 : 

« On lui demandait encore :

- Paulat, montre-moi ton tiroir.

- Non, c’est à moi, mon tiroir. Je n’ai pas à te montrer mon tiroir.

Mais il n’est homme si juste, qu’il ne succombe. Un soir, il oublia ses clés.

- À la garde ! dirent les autres. Paulat a oublié ses clés !

C’est alors qu’on put savoir ce que valent l’ordre, l’économie et quelques principes. Selon le volume, le rang et les espèces : grattoirs, canifs, crayons, gommes, boîtes de plumes, l’assemblée des fournitures était classée ; des règles d’ébène, disposées avec méthode, constituaient une série de petits casiers, et comme on n’additionne pas des pommes avec des poires, chaque série ne pouvait se mêler à celles d’à côté. Quinze années d’épargne avaient constitué ce trésor, l’honnêteté s’y voyait comme aux jours de l’âge d’or et la lettre de la loi. Les fournitures étant les fournitures du bureau, Paulat les y laissait et n’en savait rien distraire pour sa maison.

Quant à l’usage quotidien, Paulat n’était pourtant point avare, son grattoir n’était pas rouillé sur la tranche, ni la gomme, comme on disait, usée jusqu’à l’ongle. Le porte-plume était neuf, le crayon bien taillé, une case un peu plus grande réunissait les objets dont il se servait chaque jour, bien placée, près de la serrure, à portée de la main. Et comme une boîte de plumes pleine ressemble extérieurement à une boîte de plumes qui ne l’est pas, Paulat, pour éviter les erreurs, avait collé sur la boîte entamée une étiquette ainsi conçue :

 BOÎTE DE PLUMES (en service).

On lui vola toutes sortes de choses, on lui répandit du désordre. Le lendemain, il retrouva ses clés, examina le tiroir, mais ne s’ouvrit à personne, sachant qu’il est de toute justice qu’une faute se paie. »



jeudi 5 novembre 2020

Daudet (Léon) (portrait)

 Daudet (Léon), Souvenirs littéraires IV, 5, Livre de poche p. 331-332 : 

"Vers sept heures et demie arrivait chez Weber un jeune homme pâle, aux yeux de biche, suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois. Il demandait une grappe de raisin, un verre d’eau et déclarait qu’il venait de se lever, qu’il avait la grippe, qu’il allait se recoucher, que le bruit lui faisait mal, jetait autour de lui des regards inquiets, puis moqueurs, en fin de compte éclatait d’un rire enchanté et restait. Bientôt sortaient de ses lèvres, proférées sur un ton hésitant et hâtif, des remarques d’une extraordinaire nouveauté et des aperçus d’une finesse diabolique. Ces images imprévues voletaient à la cime des choses et des gens ainsi qu’une musique supérieure, comme on raconte qu’il arrivait à la taverne du Globe, entre les compagnons du divin Shakespeare. Il tenait de Mercucio et de Puck, suivant plusieurs pensées à la fois, agile à s’excuser d’être aimable, rongé de scrupules ironiques, naturellement complexe, frémissant et soyeux."

mercredi 4 novembre 2020

Ortega y Gasset (imitation)

 Ortega y Gasset, La Déshumanisation de l'art (traduction Struvay et Vauthier) : 

« Parmi ces divers aspects de la réalité qui correspondent aux différents points de vue, il y en a un dont dérivent tous les autres et qu'eux tous présupposent. C'est celui de la réalité vécue. Si nul ne vivait en pur dévouement et totale frénésie l'agonie d'un homme, le médecin ne s'inquiéterait pas, les lecteurs ne comprendraient pas les gestes pathétiques du journaliste qui décrit la scène et le tableau où le peintre représente un homme alité, entouré de figures affligées, nous serait inintelligible. Il en va de même pour n'importe quel objet, qu'il s'agisse d'une personne ou d'une chose. La forme primitive d'une pomme est celle qu'elle possède quand nous nous disposons à la manger. Dans toutes les autres formes possibles – par exemple, celle que lui a donnée un artiste de 1600, en l'agençant dans un ornement baroque, celle qu'elle présente dans une nature morte de Cézanne ou dans la métaphore élémentaire qui en fait une joue de jeune fille – , elle conserve plus ou moins cet aspect originel. Un tableau, une poésie, dans lesquels il ne resterait trace des formes vécues, seraient inintelligibles, c'est-à-dire qu'ils seraient insignifiants, tout comme le serait un discours dont la signification habituelle de chaque mot aurait été extirpée. »


Entre esos diversos aspectos de la realidad que corresponden a los varios puntos de vista, hay uno de que derivan todos los demás y en todos los demás va supuesto. Es el de la realidad vivida. Si no hubiese alguien que viviese en pura entrega y frenesí la agonía de un hombre, el médico no se preocuparía por ella, los lectores no entenderían los gestos patéticos del periodista que describe el suceso y el cuadro en que el pintor representa un hombre en el lecho rodeado de figuras dolientes nos sería inintelligible. Lo mismo podríamos decir de cualquier otro objeto, sea persona o cosa. La forma primigenia de una manzana es la que ésta posee cuando nos disponemos a comérnosla. En todas las demás formas posibles que adopte - por ejemplo, la que un artista de 1600 le ha dado, combinándola en un barroco ornamento, la que presenta en un bodegón de Cézanne o en la metáfora elemental que hace de ella una mejilla de moza - conservan más o menos aquel aspecto originario. Un cuadro, una poesía donde no quedase resto alguno de las formas vividas, serían ininteligibles, es decir, no serían nada, como nada sería un discurso donde a cada palabra se le hubiese extirpado su significación habitual.



mardi 3 novembre 2020

Tocqueville (aristocratie)

Tocqueville, Voyages en Angleterre et en Irlande, chapitre 4 "Dernières impressions sur l'Angleterre" (septembre 1833), Idées-Gallimard p. 108-109 : 


"En Angleterre, un nom illustre est un grand avantage qui donne un grand orgueil à celui qui le porte. Mais en général ou peut dire que l'aristocratie est fondée sur la richesse, chose acquérable, et non sur Ia naissance qui ne l'est pas. D'où il résulte qu'on voit bien en Angleterre où l'aristocratie commence, mais il est impossible de dire où elle finit. On pourrait la comparer au Rhin, dont on trouve la source sur le sommet d'une haute montagne, mais qui se divise en mille petits ruisseaux et disparaît pour ainsi dire avant d'arriver à l'Océan. La différence entre la France et l'Angleterre sur ce point ressort de l'examen d'un seul mot de leur langue. Gentleman et gentilhomme ont évidemment la même origine ; mais gentleman s'applique en Angleterre à tout homme bien élevé, quelle que soit sa naissance, tandis qu'en France gentilhomme ne se dit que d'un noble de naissance. La signification de ces deux mots d'origine commune est devenue si différente par suite de l'état social des deux peuples, qu'aujourd'hui ils sont absolument intraduisibles, à moins d'employer une périphrase. Cette remarque grammaticale en dit plus que de très longs raisonnements. 

L'aristocratie anglaise ne peut donc jamais soulever ces violentes haines qui animaient en France les classes moyennes et le peuple contre la noblesse, caste exclusive qui, en même temps qu'elle accaparait tous les privilèges et blessait toutes les susceptibilités, ne laissait aucun espoir d'entrer jamais dans ses rangs. 

L'aristocratie anglaise se mêle à tout ; elle est accessible à tous ; et celui qui voudrait la proscrire ou l'attaquer comme corps, aurait beaucoup de peine à la définir."



lundi 2 novembre 2020

Gide (classicisme)

 Gide, Réponse à une enquête sur le classicisme : 

"Il me semble que les qualités que nous nous plaisons à appeler classiques sont surtout des qualités morales et volontiers je considère le classicisme comme un harmonieux faisceau de vertus ; dont la première est la modestie. Le romantisme est toujours accompagné d'orgueil, d'infatuation. La perfection classique implique, non point certes une suppression de l'individu […] mais la soumission de l'individu, sa subordination - et celles du mot dans la phrase, de la phrase dans la page, de la page dans l'œuvre. C'est la mise en évidence d'une hiérarchie. Il importe de considérer que la lutte entre classicisme et romantisme existe aussi bien à l'intérieur de chaque esprit. Et c'est de cette lutte même que doit naître l'œuvre ; l'œuvre d'art classique raconte le triomphe de l'œuvre et de la mesure sur le romantisme intérieur. L'œuvre est d'autant plus belle que la chose soumise était d'abord plus révoltée. Si la matière est soumise par avance, l'œuvre est froide et sans intérêt. Le véritable classicisme ne comporte rien de restrictif ni de suppressif ; il n'est point tant conservateur que créateur ; il se détourne de l'archaïsme et se refuse à croire que tout a déjà été dit. J'ajoute que ne devient pas classique qui veut ; et que les vrais classiques sont ceux qui le sont malgré eux, ceux qui le sont sans le savoir…"



dimanche 1 novembre 2020

Bouvier (détritus)

 Bouvier, L'Usage du monde, chap. 'Autour du Saki bar'  :

« Vues de près, ces ordures exprimaient curieusement la disette ; des prélèvements successifs - domestiques, chiffonniers, mendiants infirmes, chiens, corbeaux - les avaient complètement écrémées. Timbres-poste, mégots, chewing-gums, bouts de bois avaient fait des heureux bien avant le passage du camion. Seul l’innommable et l’informe étaient parvenus jusqu’ici, réduits, après l’ultime nettoyage des vautours, à une pâtée cendreuse, acide et morte, pleine d’arêtes traîtresses sur lesquelles la pelle butait. Torse nu, un bâillon sur la bouche, le nez sur les culots d’ampoules, les écorces de melon curées jusqu’à la fibre, les morceaux de journal rougis de bétel et les tampons menstruels à demi calcinés, nous retenions notre souffle et cherchions une piste. On retrouvait dans ces détritus comme une image affaiblie de la structure de la ville.

[...]

Sans l’odeur j’aurais pu oublier la journée. Mais malgré le savon, la douche, une chemise propre, je puais l’ordure. À chaque respiration, je revoyais cette plaine fumante et noire libérer par bouffées ses dernières molécules instables pour rejoindre enfin l’inertie élémentaire et le repos ; cette matière au bout de ses peines, au terme de ses réincarnations, dont cent ans d’ondée et de soleil n’auraient plus tiré un brin d’herbe. »