samedi 7 décembre 2024

Giraudoux (public)

Giraudoux, L’Impromptu de Paris : 

"— Jouvet : J’ai eu au lendemain d’une première triomphale, une seconde avec onze spectateurs. […]. Nous leur avons demandé s’il fallait jouer, ils se sont réunis au premier rang, nous ont acclamés à la fin, et sont allés tous les onze ensemble prendre un bock. Et je dois dire que les souvenirs de ce passé me sont les plus précieux, que l’appréhension de temps semblables ne me rebute pas, que l’ovation des onze spectateurs m’attire étrangement et que c’est toujours ces onze-là que je salue, à leur premier rang, dans les triomphes. Mais le théâtre n’a pas les raffinements du comédien. Plein, c’est un génie. Vide, c’est un monstre. Le théâtre n’a de jour cet aspect engageant, cette bonne humeur, ce pittoresque qu’il est hypocritement en train d’affiner pour vous, que si le soir il sait qu’il sera comble. Il est sinistre, si la soirée doit être mauvaise. Quand, entrant en scène devant un public clairsemé, nous autres comédiens sommes tentés d’éprouver de la gratitude pour cette salle demi-pleine, nous sentons, à je ne sais quel défaut de l’acoustique, quelle matité des lumières, que lui éprouve de la haine pour cette salle demi-vide, et qu’il nous fera payer cela très cher demain, quand nous nous retrouverons seuls à seuls. Quand on vit avec un monstre, on le préfère avec le sourire."


vendredi 6 décembre 2024

Atkinson (conception)

Atkinson (Kate), Dans les coulisses du musée, chap. I : '1951 : Conception' (trad. Bourdier) : 

"Ça y est, j’existe ! Je suis conçue alors que minuit sonne à la pendule posée sur la cheminée, dans la pièce de l’autre côté du vestibule. La pendule a appartenu autrefois à mon arrière-grand-mère (une femme nommée Alice) et c’est sa sonnerie fatiguée qui salue mon entrée dans le monde. Ma fabrication commence au premier coup de minuit et s’achève au dernier, au moment où mon père se retire de sur ma mère, roule de côté et se retrouve subitement plongé dans un sommeil sans rêve grâce aux cinq pintes de bière John Smith qu’il a bues au Bol-de-Punch, avec ses amis Walter et Bernard Belling. Lorsque j’ai été arrachée au néant, ma mère faisait semblant de dormir – comme elle le fait souvent en ces circonstances. Mais mon père a de la santé et il ne se laisse pas décourager pour autant."


Chapter  1951  Conception : 

I exist ! I am conceived to the chimes of midnight on the  clock on the mantelpiece in the room across the hall. The clock once belonged to my great-grandmother (a woman called Alice) and its tired chime counts me into the world. I’m begun on the first stroke and finished on the last when my father rolls off my mother and is plunged into a dreamless sleep, thanks to the five pints of John Smith’s Best Bitter he has drunk in the Punch Bowl with his friends, Walter and Bernard Belling. At the moment at which I moved from nothingness into being my mother was pretending to be asleep – as she often does at such moments. My father, however, is made of stern stuff and he didn’t let that put him off.


NB : allusions évidentes 

- à l'auto-généalogie de Sterne (mentionné plus loin dans le roman), liée au thème humoristique de la pendule

- à Shakespeare, comme il se doit ("chimes of midnight")



jeudi 5 décembre 2024

Bigot (conflits)

Bigot (Christophe), L'Hystéricon (2010), p. 24-25 : 

"On pourrait être plus particulièrement sensible à la manière dont la lutte des classes conditionne l'évolution des rapports humains dans un microcosme donné. Mais cette fameuse lutte des classes se complique, chacun le sait, de la lutte darwinienne entre les forts et les faibles. Laquelle ne recoupe pas nécessairement celle des riches et des pauvres ! Et il faut encore ajouter à cela la lutte plus ou moins déclarée des garçons contre les filles (nom de code : domination masculine). Des filles contre les garçons (qu'il est impossible de réduire au Mouvement de Libération des Femmes). Des filles contre les filles (connue sous l'appellation de catfighting, ou plus vulgairement de crêpage de chignon). Des garçons contre les garçons (dite émulation entre mâles ou, horreur, concours de bites). 

La liste peut s'allonger indéfiniment : gauchistes contre droitiers, fumeurs contre non-fumeurs, lève-tôt contre lève-tard, coincés contre cool, enfin mille autres facteurs et antagonismes, attractions et répulsions, batailles ouvertes et conflits larvés, dont les catégories pourraient se décliner à l'infini."


mercredi 4 décembre 2024

Gide (rétroaction)

Gide, Journal, 1893 (anthol. Folio p. 47-48) : 

"J’ai voulu indiquer, dans cette Tentative amoureuse, l’influence du livre sur celui qui l’écrit, et pendant cette écriture même. Car en sortant de nous, il nous change, il modifie la marche de notre vie ; comme l’on voit en physique ces vases mobiles suspendus, pleins de liquide, recevoir une impulsion, lorsqu’ils se vident, dans le sens opposé à celui de l’écoulement du liquide qu’ils contiennent. Nos actes ont sur nous une rétroaction. « Nos actions agissent sur nous autant que nous agissons sur elles », dit George Eliot.

Donc j’étais triste parce qu’un rêve d’irréalisable joie me tourmente. Je le raconte, et cette joie, l’enlevant au rêve, je la fais mienne ; mon rêve en est désenchanté ; j’en suis joyeux.

Nulle action sur une chose, sans rétroaction de cette chose sur le sujet agissant. C’est une réciprocité que j’ai voulu indiquer ; non plus dans les rapports avec les autres, mais avec soi-même. Le sujet agissant, c’est soi ; la chose rétroagissante, c’est un sujet qu’on imagine. C’est donc une méthode d’action sur soi-même, indirecte, que j’ai donnée là ; et c’est aussi tout simplement un conte."


cf. Montaigne, Essais, II, XVIII, Du démentir : 

"Je n’ai pas plus fait mon livre, que mon livre m’a fait."


mardi 3 décembre 2024

Gide (Claudel)

Gide, Journal (anthol. Folio p. 81-82) :

"1er décembre 1905. Chez Fontaine, Paul Claudel est là que je n’ai pas revu depuis plus de trois ans. Jeune, il avait l’air d’un clou ; il a l’air maintenant d’un marteau-pilon. Front très peu haut, mais assez large ; visage sans nuances, comme taillé au couteau ; cou de taureau continué tout droit par la tête, où l’on sent que la passion monte congestionner aussitôt le cerveau. Oui, je crois que c’est là l’impression qui domine : la tête fait corps avec le tronc. Je le regarderai mieux mardi prochain (il vient déjeuner chez nous) ; j’étais occupé un peu trop à me défendre et n’ai répondu qu’à demi à ses avances. Il me fait l’effet d’un cyclone figé. Quand il parle on dirait que quelque chose en lui se déclenche ; il procède par affirmations brusques et garde le ton de l’hostilité même quand on est de son avis."


rappel : 

lundi 2 décembre 2024

Amis (portraits)

Amis (Martin), Argot rimé, in Eau lourde et autres nouvelles [Heavy Water, § 'Rhyming slang', in State of England, 1998] :

"Le gros Lol : il était la preuve vivante de l’idée qu’on est ce qu’on mange. Le gros Lol était ce qu’il mangeait. Encore mieux, le gros Lol était ce qu’il était en train de manger. Et il mangeait, pour le déjeuner, un breakfast anglais, le menu spécial de Del à trois livres vingt-cinq. Sa bouche était un filet de bacon mal cuit, ses yeux un brouillard d’œufs battus et de tomates en boîte. Son nez ressemblait au bout d’une saucisse légèrement grillée… sans compter les haricots en sauce de la couleur de son teint, et les champignons poilus de ses oreilles. Paradise Street jusqu’en bas de la raie de son gros cul, tel était le gros Lol. Une miche de pain grillé sur des jambes.

[…] Quand elle était fermée, comme maintenant, la bouche d’Yv[onne] avait l’air d’une pièce de monnaie coincée dans la fente d’un distributeur. Non, il n’y avait même pas de fente : juste le bord entaillé d’un penny de cuivre qui bouche l’ouverture. Oh mon Dieu, pensait Mal, dans quel état est son bateau. (On disait bateau, pour dire figure, à cause de figure de proue.) Jamais l’expression ne lui avait semblé plus appropriée. Il voyait la tête entière comme une proue, un rétrécissement, un virage en épingle à cheveux."


Fat Lol : he provided dramatic proof of the proposition that you are what you eat. Fat Lol was what he ate. More than this, Fat Lol was what he was eating. And he was eating, for his lunch, an English breakfast — Del’s All Day Special at £3.25. His mouth was a strip of undercooked bacon, his eyes a mush of egg yolk and tinned tomatoes. His nose was like the end of a lightly grilled pork sausage — then the baked beans of his complexion, the furry mushrooms of his ears. Paradise Street right down to his bum crack — that was Fat Lol. A loaf of fried bread on legs.

[…] 

When closed, as now, it — Yv’s mouth — looked like a copper coin stuck in a slot. No, there wasn’t any slot : just the nicked rim of the penny jamming it. Dear oh dear, thought Mal : the state of her boat. Boat was rhyming slang for face (via boat race). It had never struck him as appropriate or evocative until now. Her whole head like a prow, a tight corner, a hairpin bend.


dimanche 1 décembre 2024

Mathieu (café)

Mathieu (Nicolas), Aux Animaux la guerre :

"Il roulait sans penser à rien. Il n’avait pas envie de rentrer. Il n’avait nulle part où aller. C’est comme ça qu’il finit par se retrouver dans un village paumé à deux trois bornes de la Ferme. Une rue, vingt maisons, une boucherie et le Café de la Poste, rade miteux et pourtant très fréquenté le week-end. Les jeunes du coin venaient s’y saouler à la Stella Artois, manger des croque-monsieur et jouer au baby. Jusqu’à une heure du mat’, la musique était forte, l’ambiance plutôt masculine et quand on cherchait la bagarre, on n’avait généralement pas trop de mal à la trouver. Et puis au moment de fermer, on éclusait quelques mirabelles pour la route. Chaque année, quelques clients finissaient plantés dans un fossé, certains y laissant leur peau. Grâce à Dieu, la nécessité de maintenir des petits commerces en zone rurale l’emportait encore sur les impératifs de la sécurité routière."