mardi 3 décembre 2024

Gide (Claudel)

Gide, Journal (anthol. Folio p. 81-82) :

"1er décembre 1905. Chez Fontaine, Paul Claudel est là que je n’ai pas revu depuis plus de trois ans. Jeune, il avait l’air d’un clou ; il a l’air maintenant d’un marteau-pilon. Front très peu haut, mais assez large ; visage sans nuances, comme taillé au couteau ; cou de taureau continué tout droit par la tête, où l’on sent que la passion monte congestionner aussitôt le cerveau. Oui, je crois que c’est là l’impression qui domine : la tête fait corps avec le tronc. Je le regarderai mieux mardi prochain (il vient déjeuner chez nous) ; j’étais occupé un peu trop à me défendre et n’ai répondu qu’à demi à ses avances. Il me fait l’effet d’un cyclone figé. Quand il parle on dirait que quelque chose en lui se déclenche ; il procède par affirmations brusques et garde le ton de l’hostilité même quand on est de son avis."


lundi 2 décembre 2024

Amis (portraits)

Amis (Martin), Argot rimé, in Eau lourde et autres nouvelles [Heavy Water, § 'Rhyming slang', in State of England, 1998] :

"Le gros Lol : il était la preuve vivante de l’idée qu’on est ce qu’on mange. Le gros Lol était ce qu’il mangeait. Encore mieux, le gros Lol était ce qu’il était en train de manger. Et il mangeait, pour le déjeuner, un breakfast anglais, le menu spécial de Del à trois livres vingt-cinq. Sa bouche était un filet de bacon mal cuit, ses yeux un brouillard d’œufs battus et de tomates en boîte. Son nez ressemblait au bout d’une saucisse légèrement grillée… sans compter les haricots en sauce de la couleur de son teint, et les champignons poilus de ses oreilles. Paradise Street jusqu’en bas de la raie de son gros cul, tel était le gros Lol. Une miche de pain grillé sur des jambes.

[…] Quand elle était fermée, comme maintenant, la bouche d’Yv[onne] avait l’air d’une pièce de monnaie coincée dans la fente d’un distributeur. Non, il n’y avait même pas de fente : juste le bord entaillé d’un penny de cuivre qui bouche l’ouverture. Oh mon Dieu, pensait Mal, dans quel état est son bateau. (On disait bateau, pour dire figure, à cause de figure de proue.) Jamais l’expression ne lui avait semblé plus appropriée. Il voyait la tête entière comme une proue, un rétrécissement, un virage en épingle à cheveux."


Fat Lol : he provided dramatic proof of the proposition that you are what you eat. Fat Lol was what he ate. More than this, Fat Lol was what he was eating. And he was eating, for his lunch, an English breakfast — Del’s All Day Special at £3.25. His mouth was a strip of undercooked bacon, his eyes a mush of egg yolk and tinned tomatoes. His nose was like the end of a lightly grilled pork sausage — then the baked beans of his complexion, the furry mushrooms of his ears. Paradise Street right down to his bum crack — that was Fat Lol. A loaf of fried bread on legs.

[…] 

When closed, as now, it — Yv’s mouth — looked like a copper coin stuck in a slot. No, there wasn’t any slot : just the nicked rim of the penny jamming it. Dear oh dear, thought Mal : the state of her boat. Boat was rhyming slang for face (via boat race). It had never struck him as appropriate or evocative until now. Her whole head like a prow, a tight corner, a hairpin bend.


dimanche 1 décembre 2024

Mathieu (café)

Mathieu (Nicolas), Aux Animaux la guerre :

"Il roulait sans penser à rien. Il n’avait pas envie de rentrer. Il n’avait nulle part où aller. C’est comme ça qu’il finit par se retrouver dans un village paumé à deux trois bornes de la Ferme. Une rue, vingt maisons, une boucherie et le Café de la Poste, rade miteux et pourtant très fréquenté le week-end. Les jeunes du coin venaient s’y saouler à la Stella Artois, manger des croque-monsieur et jouer au baby. Jusqu’à une heure du mat’, la musique était forte, l’ambiance plutôt masculine et quand on cherchait la bagarre, on n’avait généralement pas trop de mal à la trouver. Et puis au moment de fermer, on éclusait quelques mirabelles pour la route. Chaque année, quelques clients finissaient plantés dans un fossé, certains y laissant leur peau. Grâce à Dieu, la nécessité de maintenir des petits commerces en zone rurale l’emportait encore sur les impératifs de la sécurité routière."