samedi 24 septembre 2022

Jünger (inessence)

 Jünger, Journaux, Pléiade t. 2 p. 278-279 : 

"À propos de la catastrophe dans la vie d'un homme : la lourde roue qui nous broie, le coup de feu du meurtrier ou de l'étourdi, qui nous atteint. La matière inflammable s'accumulait depuis longtemps en nous, on y met la mèche à cet instant, de l'extérieur. C'est de l'intérieur de nous que part l'explosion. 

Ainsi mes nombreuses blessures au cours de la Première Guerre mondiale. Elles correspondaient à l'esprit ardent qui m'animait et qui s'ouvrait ainsi des issues, parce qu'il était trop puissant pour mon corps. De même les sauvages disputes, querelles de jeu ou d'amour, qui entraînent des dégâts dans tout l'être et souvent le suicide. La vie, en quelque sorte, se jette sur le canon du pistolet." 

cf. p. 216 :

"C'est nous qui dirigeons l'expérience vécue ; le monde nous donne les instruments appropriés. Nous sommes chargés d'un genre d'énergie déterminé ; les objets adéquats bondissent alors à sa rencontre. Sommes-nous virils, les femmes surviennent. Ou enfantins, les cadeaux affluent. Et si nous sommes pieux - - -  » 

et p. 212 : 

"C'est nous qui engendrons les connaissances que nous faisons ; un nouvel être humain est comme un germe qui se développe au plus profond de nous."


NB : "inessence" : principe métaphysique (cf. Leibniz) selon lequel tout ce qui semble arriver du dehors à une substance provient en réalité de son propre fonds, du développement de sa nature ; les prétendus "accidents" sont en réalité des propriétés intimes qui se manifestent.



vendredi 23 septembre 2022

Nabokov (paysage)

 Nabokov, Lac, nuage, château : 

"Vassili Ivanovitch trouva le moyen de jouir des charmes fugitifs qu'offrait la route. Et, vraiment, comme tout est séduisant, que le monde a de charmes quand on remonte son ressort et qu'il tourne comme un manège ! Le soleil grimpa peu à peu vers un coin de la fenêtre et inonda soudain la banquette jaune. L'ombre affreusement écrasée du wagon fuyait comme une folle sur l'herbe du talus où les fleurs se fondaient en stries de couleurs. Un passage à niveau : un cycliste attendait, un pied posé à terre. Des arbres apparurent en groupes ou isolés, pivotant froidement d'un air narquois comme pour présenter la dernière mode. L'humidité bleue d'un ravin. Un souvenir d'amour déguisé en prairie. Nuages effilés – lévriers du ciel." 


Vasiliy Ivanovich contrived to enjoy the fleeting gifts of the road. And indeed, how enticing it all is, what charm the world acquires when it is wound up and moving like a merry-go-round ! The sun crept toward a corner of the window and suddenly spilled over the yellow bench. The badly pressed shadow of the car sped madly along the grassy bank, where flowers blended into colored streaks. A crossing : a cyclist was waiting, one foot resting on the ground. Trees appeared in groups and singly, revolving coolly and blandly, displaying the latest fashions. The blue dampness of a ravine. A memory of love, disguised as a meadow. Wispy clouds – greyhounds of heaven.


NB : dernier mot : "heaven", pas "sky" ; "lévriers célestes" aurait peut-être un peu suggéré la nuance.


jeudi 22 septembre 2022

Proust (sourires)

Proust, Sodome et Gomorrhe : 

"En même temps s’appliqua sur sa bouche un sourire qui ne lui appartenait pas en propre, un sourire que j’avais déjà vu à certaines gens quand ils disaient à Bergotte, d’un air fin : « J’ai acheté votre livre, c’est comme cela », un de ces sourires collectifs, universaux, que, quand ils en ont besoin – comme on se sert du chemin de fer et des voitures de déménagement – empruntent les individus, sauf quelques-uns très raffinés, comme Swann ou comme M. de Charlus, aux lèvres de qui je n’ai jamais vu se poser ce sourire-là."



mercredi 21 septembre 2022

Gracq (Céline)

Gracq, En lisant, en écrivant § Lectures, Pléiade t. 2 p. 686 :

"Il y a dans Céline un homme qui s’est mis en marche derrière son clairon*. J’ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il était incapable de résister, l’entraînaient inflexiblement vers les thèmes à haute teneur de risque, les thèmes paniques, obsidionaux, frénétiques, parmi lesquels l’antisémitisme, électivement, étaient fait pour l’aspirer. Le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’il a reçu en don, exigences qui sont – parfois à demi monstrueuses – avant tout celles de son plein emploi, a dû se jouer ici dans toute son ampleur. Quiconque a reçu en cadeau, pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l’empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière."


* écho probable de la formule de Rimbaud : "Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute."


mardi 20 septembre 2022

Valéry (sentiments)

Valéry,  lettre à son gendre Paul Rouart, 16 juin 1939 [Ton père errant p. 171] : 

”N’oublie pas […] qu’en affaires, il faut, comme en politique, ne pas céder aux sentiments et aux impressions du moment. Sympathies, antipathies, rancunes et amour-propre, il faut savoir mater sa sensibilité, et ne considérer celle d’autrui que comme une pièce du jeu. Ce à quoi l’on croit tenir le plus n’est souvent que l’analogue d’une rage de dents qui rend fou, mais qui n’a aucune conséquence quant au principal de l’organisme.”


lundi 19 septembre 2022

Gide x 2 (juin 40)

Gide, le 14 juin 1940, Vichy :

"L’allocution de Pétain est tout simplement admirable : « Depuis la victoire, l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort ; on rencontre aujourd’hui le malheur. » On ne peut mieux dire, et ces paroles nous consolent de tous les flatus vocis de la radio."

(Journal, Pléiade, p. 29)


Gide, le 24 juin 1940, Vichy :

"Hier soir nous avons entendu avec stupeur à la radio la nouvelle allocution de Pétain. Se peut-il ? Pétain l’a-t-il prononcée ? Librement ? On soupçonne quelque ruse infâme. Comment parler de France « intacte » après la livraison à l’ennemi de plus de la moitié du pays ? Comment accorder ces paroles avec celles, si nobles, qu’il prononçait il y a trois jours ? Comment n’approuver point Churchill ? Ne pas donner de tout son cœur son adhésion à la déclaration du général de Gaulle ? »

(Journal, Pléiade, p. 29)



dimanche 18 septembre 2022

Starobinski (retour à soi)

Starobinski, Trois Fureurs, préface p. 8 : 

"Les trois œuvres montrent [...] le retour – douloureux, triomphant – d’une conscience accrue, la nouvelle naissance du sujet à lui-même, la dépossession surmontée. Après l’éclipse démentielle, Ajax se retrouve lui-même sous la lumière d’un savoir acéré qui exige la mort. Le démoniaque délivré reçoit mission de narrer sa délivrance, et de propager le verbe qui l'a soustrait à l'Ennemi. [Dans] l'œuvre de Fussli [...] la réflexion se fait spectatrice de l'aveuglement [...]. Un nouveau savoir, une nouvelle parole, un nouveau regard : voilà ce qui est atteint, une fois traversées la fureur et l’absence. Encore faut-il que soient assez vigoureuses les énergies mises au service du retour à soi. Sinon, il n'y a pas de traversée, et la fureur n'est qu'engloutissement et dissolution dans la nuit."