samedi 18 mai 2024

Nabokov (Pachet)

Pachet, Vladimir Nabokov, de la réalité du réel à l’imprévisible invention, Critique, 1981 : 

"Le déraciné, pour reprendre l’expression qui en 1939, l’influence de Barrès aidant, pouvait encore sembler péjorative, on ne peut plus se contenter de voir en lui un homme qui a perdu ce qu’il avait : il est au premier chef le dépositaire de valeurs humaines (sensations, gestes et façons de dire, savoirs) en péril ; l’amertume de son exil ne concerne pas que lui, elle est une richesse pour l’écologie humaine tout entière. L’effort intime et discret par lequel il reconstruit et maintient ce qui a eu lieu, cet effort, quand on y est sensible, transforme à son tour l’auditeur ou le lecteur en émigré, l’éloigne de son propre passé pour lui en faire percevoir la fragilité et la netteté. C’est son émigration même qu’il donne à qui la veut bien."


vendredi 17 mai 2024

Sallis (vie)

Sallis, Bois mort [Cypress Grove], traduction Estournet & Seago, chap. 7 : 

" — Vous n’êtes pas flic, non ? 

 — Plus depuis longtemps. Je l’ai été.

Elle attendit, et au bout d’un moment je lui racontai les grandes lignes.

— Une autre vie comme dans les Anabac.

— Quoi ? 

— Ces résumés de grands livres que lisent les étudiants au lieu de lire les livres eux-mêmes. Nous sommes nombreux à ressentir notre vie comme ça. Nous définissons qui nous sommes et ce que nous sommes en quelques rapides coups de pinceau, puis nous nous évertuons à coller à cette image. Toutes les bonnes choses, les petits trucs et les détails qui rendent le reste valable — le café et le journal du dimanche matin, le goût du pain qui sort du four, le frisson du vent sur la peau, la présence de celui qu’on aime – , tout ça est mis de côté. Négligé, perdu.

— Si on laisse faire.

— Si on laisse faire, oui."


"You’re not a cop, are you ?”

“Not for a long time. I was.”

She waited, and after a moment I told her the basics.

“Another Cliff Notes life.”

“What ?”

“Those pamphlets on great books that students read instead of the books themselves. A lot of us experience our lives that way. Sum up who we are and what we’re about as a few broad strokes, then do our best to cleave to it. All the good stuff, the small things and distinctions that make the rest worthwhile – Sunday mornings sitting over coffee and the paper, taste of bread fresh from the oven, the feel of wind on your skin, sensing the one you love there beside you – all these get pushed aside. Unnoticed, lost.”

“If we let them.”

“If we let them, right"


mercredi 15 mai 2024

Ilf et Petrov (inscriptions)

Ilf & Petrov, Les douze chaises III, XL trad Préchac p. 321 : 

"Admirez, maréchal ! Quel triomphe de l'homme ! À peine plus haut que les nuages, à peine plus bas que les aigles, le génie humain a tracé ceci : «Kolia et Mika, juillet 1914». Quel spectacle sublime ! Remarquez l'exécution artistique de l'inscription : chaque lettre est haute d'un mètre et peinte à l'huile ! Où êtes-vous à présent, Kolia et Mika ? 

Vorobianinov s'abîma à son tour dans ses pensées.

— Où êtes-vous, Kolia et Mika ? poursuivait Ostap. Et que faites-vous à présent de vos vies ? Vous avez grossi, n'est-ce pas, vieilli ? Monter au troisième étage vous fait maintenant peur, vous qui graviez vos noms dans les nues ! Dans quelle administration travailles-tu, Kolia ? Le travail de bureau te paraît fastidieux, tu regrettes l'âge d'or de ta jeunesse ? Mais comment oses-tu dénommer âge d'or le temps où tu dégradais ainsi ces sites sublimes ? Tu es un affreux personnage, Kolia ! Et ta femme, Mika, n'est pas moins répugnante que toi, quoique moins coupable, elle qui te couvait des yeux depuis la route lorsque tu traçais vos noms, suspendu au rocher. Elle croyait voir en toi un second Pietchorine***, mais elle sait maintenant qui tu es : tu es un sot, Kolia, rien de plus. Tas d'esthètes miteux, de Pietchorines à la manque ! Vous vous croyez des aigles et, rentrés au bureau, n'êtes pas même capables de faire vos totaux !"


*** cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Un_h%C3%A9ros_de_notre_temps_(roman)


Richler (Dieu)

Richler, Fils d'un tout petit héros, trad. Saint-Martin et Gagné,  II, 4 :

"Il avait faim d’une colère, d’une communauté ou d’une tradition à laquelle arrimer son expérience. Il commença à comprendre que l’homme avait créé Dieu par nécessité. Sans Dieu, pas d’éthique : sans éthique, c’était la liberté… Et la liberté, c’était trop pour l’homme. J’ai eu tort de me faire du souci pour Dieu, se dit-il. Je ne crois pas en Lui, donc Il n’existe pas. Mon grand-père croit en Lui, donc Il existe. Theo est athée. Mais, en fin de compte, croire ou ne pas croire, ça revient au même. Les non-croyants ne sont que des fugitifs de Dieu. Il demeure une composante de leur mode de pensée. Pis encore, Il en est une raison. Pour se libérer de Dieu, on doit L’oublier. Mais comment faire ?"


He was hungering for an anger or a community or a tradition to which he could relate his experience. He began to understand that God had been created by man out of necessity. No God, no ethic : no ethic – freedom. Freedom was too much for man. I was wrong to worry about God, he thought. I don’t believe in Him so He doesn’t exist. My grandfather believes in Him so He does exist. Theo is an atheist. But belief or non-belief amounts to the same thing in the end. Non-believers are only fugitives from God. He is still a factor in their thinking. Worse still, he becomes a reason. In order to be liberated from God one must forget him. But can one forget ?


mardi 14 mai 2024

Mercier (bouchers)

Mercier, Tableau de Paris, tome 1 § 43, éd. Bouquins p. 49 : 

"Ces bouchers sont des hommes dont la figure porte une empreinte féroce et sanguinaire, les bras nus, le col gonflé, l’œil rouge, les jambes sales, le tablier ensanglanté ; un bâton noueux et massif arme leurs mains pesantes et toujours prêtes à des rixes dont elles sont avides. On les punit plus sévèrement que dans d’autres professions, pour réprimer leur férocité ; et l’expérience prouve qu’on a raison.

Le sang qu’ils répandent, semble allumer leurs visages et leurs tempéraments. Une luxure grossière et furieuse les distingue, et il y a des rues près des boucheries, d’où s’exhale une odeur cadavéreuse, où de viles prostituées, assises sur des bornes en plein midi, affichent publiquement leur débauche. Elle n’est pas attrayante : ces femelles mouchetées, fardées, objets monstrueux et dégoûtants, toujours massives et épaisses, ont le regard plus dur que celui des taureaux ; et ce sont des beautés agréables à ces hommes de sang, qui vont chercher la volupté dans les bras de ces Pasiphaé."


dimanche 12 mai 2024

Merleau-Ponty (Descartes, peinture)

Merleau-Ponty, L'Œil et l'esprit III p. 43-44 :

"Il va de soi pour [Descartes] que la couleur est ornement, coloriage, que toute la puissance de la peinture repose sur celle du dessin, et celle du dessin sur le rapport réglé qui existe entre lui et l'espace en soi tel que l'enseigne la projection perspective. Le fameux mot de Pascal sur la frivolité de la peinture qui nous attache à des images dont l'original ne nous toucherait pas, c'est un mot cartésien. C'est pour Descartes une évidence qu'on ne peut peindre que des choses existantes, que leur existence est d'être étendues, et que le dessin rend possible la peinture en rendant possible la représentation de l'étendue. La peinture n'est alors qu'un artifice qui présente à nos yeux une projection semblable à celle que les choses y inscriraient et y inscrivent dans la perception commune, nous fait voir en l'absence de l'objet vrai comme on voit l'objet vrai dans la vie et notamment nous fait voir de l'espace là où il n'y en a pas."


Caillois (Corneille)

Caillois, Rencontres § Corneille p. 11-12 :

"Les héros de Corneille ne connaissent qu'une passion : la gloire. Elle les conduit suivant les circonstances au sacrifice ou au crime, au parricide ou au martyre. Médée égorgeant ses enfants est hissée au même empyrée que Polyeucte décourageant avec insolence ceux qui s'attachent à le sauver. L'un et l'autre sont pris du même vertige. Il ne s'agit pas de devoir, mais de fascination. Tous et toutes entrent dans un jeu de surenchères où ils courent à leur perte avec volupté, pourvu qu'ils étonnent l'antagoniste et le contraignent à l'admiration.

Le cas échéant, les plus monstrueuses solutions sont consenties, recherchées même, par choix délibéré, le seul qui compte pour faire la preuve qu'une âme généreuse peut aller plus loin qu'un cœur pusillanime n'ose imaginer.

Je suis maître de moi comme de l'univers […]

Je le ferais encor si j'avais à le faire.

Ces maximes justifient l'excès ; elles annoncent, confirment, trahissent comme une ébriété intime. Le héros connaît et fait connaître qu'il vient d'atteindre un état second, où il resplendit et où il est assuré que plus rien ne saurait le menacer. La volonté devient grâce et incandescence. Tout est alors effacé : amour et devoir, vertus privées et intérêt public, Rome et Pauline.

Telle est la gloire, cime redoutable et abrupte où précipite la générosité : une chute vers le haut. J'écris «chute» à dessein, pour souligner l'irrésistible de l'aimantation."