samedi 27 novembre 2021

Balzac (création)

Balzac, Les Illusions perdues : 

"Buffon l'a dit, le génie, c'est la patience. La patience est en effet ce qui, chez l'homme, ressemble le plus au procédé que la nature emploie dans ses créations. Qu'est-ce que l'Art, monsieur ? c'est la nature concentrée. On ne peut pas être grand homme à bon marché [...]. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies. La Société repousse les talents incomplets comme la Nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. Qui veut s’élever au-dessus des hommes doit se préparer à une lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout."


[je concède que c'est un texte assez confus, bousculé ; mais je l'ai mis en ligne pour la "nature concentrée"]


vendredi 26 novembre 2021

Valéry (temps)

Valéry, Rhumbs, in Tel Quel II, Pochothèque t. 3 p. 461 : 

"L’idée que le temps est de l’argent est le comble de la vilenie. Le temps est de la maturation, de la classification, de l’ordre, de la perfection.

Le temps construit un vin et la valeur d’un vin, — de ces vins qui se modifient lentement, et qui doivent se boire à tel âge, comme une femme de tel type a un âge qu’il faut attendre, ou ne pas laisser passer, pour l’aimer.

Les mêmes grandes nations qui n’ont pas le sens exquis de la complexité des vins, des équilibres intimes de leurs qualités, des années qu’il faut et qu’il suffit qu’ils aient, — ont adopté et imposé au monde cette inhumaine « équation du temps ».

— Elles n’ont pas, non plus, le sens des femmes, et des nuances de femmes."


jeudi 25 novembre 2021

Pessoa (moi cosmique)

Pessoa, Le Livre de l'intranquillité (édition intégrale Belfond 2004, par R. Zenith) :

"J'ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j'ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer. J'ai souffert en moi-même, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord sonore de l'océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu'ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n'a jamais dit - c'est de tout cela que s'est formée la conscience sensible avec laquelle j'ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l'autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ce qui n'a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là - tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s'en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d'un mouvement grandiose l'accompagnement grâce auquel je dormais tout cela."


mercredi 24 novembre 2021

Baudelaire (paradis perdu 3)

Baudelaire, à Poulet-Malassis, 23 avril 1860 : 

"Qu’est-ce que l’enfant aime si passionnément dans sa mère, dans sa bonne, dans sa sœur aimée ? Est-ce simplement l’être qui le nourrit, le peigne, le lave et le berce ? C’est aussi la caresse et la volupté sensuelle. Pour l’enfant, cette caresse s’exprime à l’insu de la femme, par toutes les grâces de la femme. Il aime donc sa mère, sa sœur, sa nourrice, pour le chatouillement agréable du satin et de la fourrure, pour le parfum de la gorge et des cheveux, pour le cliquetis des bijoux, pour le jeu des rubans, etc…, pour tout ce mundus muliebris, commençant à la chemise et s’exprimant même par le mobilier, où la femme met l’empreinte de son sexe."


rappel : 

Huysmans, À rebours

"... seul, en effet, le XVIIIe siècle a su envelopper la femme d'une atmosphère vicieuse, contournant les meubles selon la forme de ses charmes, imitant les contractions de ses plaisirs ; les volutes de ses spasmes, avec les ondulations, les tortillements du bois et du cuivre... "



lundi 22 novembre 2021

Céline (cancer)

Céline, Féerie pour une autre fois 1 Folio p. 165 : 

"[…] Le cancer gagne !… le nombre des victimes croît et croît… six, sept personnes en meurent sur dix !… et pas que des vieillards remarquez !… plein de nourrissons, plein de communiantes… Ce que la nature est taquine ! Elle vous en veut pour quelque chose, elle vous chatouille deux trois atomes, vous voilà tout puzzelizé, vous vous retrouvez plus !… une double rate vous pousse, une triple !… un oeil dans le fond de l’estomac !… toute votre sempiternellerie flanche, rompt !… la nature vous mascarade… internement… deux porcs-épics vous naissent en plèvre, s’installent, vous grignotent le diaphragme… la fantasmagorie triomphe !… toute une moitié de votre figure saigne, disloque, tuméfie… votre sourire fige en bourrelets puants… la nature marre ! […]"



Bouvier (ruines)

Bouvier, L’Usage du monde, chap. Shahrah : 

"À l’exception de la volée monumentale qui mène à la terrasse, des murs d’aplomb d’un escalier couverts de bas-reliefs, et des deux immenses salles hypostyles dont il est difficile aujourd’hui de se figurer l’aspect, c’est un chantier de pierres énormes, mis à sac voici vingt-quatre siècles. À côté de colonnes brisées par la chaleur de l’incendie, on trouve ces têtes de taureaux colossales qui attendent encore leurs oreilles – elles devaient être sculptées séparément, puis rapportées. Ce voisinage de l’ébauché et du démoli donne aux ruines une sorte d’amertume ambiguë : le malheur d’être détruit avant d’avoir véritablement vécu."


dimanche 21 novembre 2021

Giraudoux + Proust (pluie)

Giraudoux, Provinciales 1909 : 

"Ce n’est pas une armée de vers à soie qui ronge les feuilles ; ce n’est pas que le sol soit couvert d’escargots et de hannetons et que le rouleau à vapeur les écrase ; ce ne sont pas les acheteurs assemblés du Petit Parisien qui s’amusent à froisser leur journal, puis le déchirent : c’est la pluie."


Proust, Du Côté de chez Swann, 1913 : 

"Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie."


[même procédé sur un autre thème :]


Proust Du Côté de chez Swann, 1913 : 

"Quelques coquelicots perdus, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! »"