samedi 20 mai 2023

Claudel (peuple)

Claudel, Charles-Louis Philippe [1922] Essais, Pléiade p. 540-541 : 

"Il faut écrire pour le peuple. Mais pour ne signifie pas forcément dans l'intention de. Une œuvre qui est écrite dans l'intention d'un public quelconque sera toujours une œuvre manquée. Pour signifie à la place de. Il faut que l'écrivain songe toujours qu'il est le représentant de tout un peuple, son délégué à l'intelligence, qu'il profite dans l'intérêt de tous de cette lumière et de cette liberté qu'un peuple obscurci au-dessous de lui paye de son travail, de sa douleur et de sa servitude."



jeudi 18 mai 2023

Ribot (surprise)

Ribot, Psychologie de l'attention pp. 40-41 : 

"La surprise, et à un plus haut degré l'étonnement, est un choc produit par ce qui est nouveau et inattendu : si, par exemple, une personne casanière, que je crois chez elle à deux cents lieues, entre brusquement chez moi. […] Sous sa forme forte, c'est une commotion. A proprement parler, c'est moins un état qu'un intermède entre deux états, une rupture brusque, une lacune, un hiatus. Au moment du choc, le polyidéisme antérieur s'arrête net, parce que l'état nouveau fait irruption, comme un géant, dans le struggle for life qui existait entre les états de conscience. Peu à peu, l'état nouveau est classé, mis en connexion avec d'autres, l'équilibre tend à se rétablir ; mais, la surprise passée, l'état qui lui succède d'abord, c'est l'attention ; c'est-à-dire un monoïdéisme ajusté : l'adaptation a eu le temps de se faire. L'élément intellectuel reprend le desus sur l'élément émotionnel. Il est très vraisemblable que, dans la surprise, c'est parce qu'on sent trop qu'on connaît mal."


Comparer : 

Thomas, Somme Théologique Q. 180 § 3, sol. 3 p. 1021 : 

"L'admiration est une espèce de crainte consécutive à l'appréhension d'une chose qui surpasse notre capacité. L'admiration est donc un acte consécutif à la contemplation d'une vérité sublime."


Grenier (voyages)

Grenier (Jean), Les Îles pp. 83 et 85 : 

"On vous demande pourquoi vous voyagez. Le voyage peut être, pour les esprits qui manquent d'une force toujours intacte, le stimulant nécessaire pour réveiller des sentiments qui dans la vie quotidienne sommeillaient. On voyage alors pour recueillir en un mois, en un an, une douzaine de sensations rares, j'endends celles qui peuvent susciter en vous ce chant intérieur faute duquel rien de ce qu'on ressent ne vaut.[…] Il existe quelques lieux, quelques moments privilégiés où la vue d'un pays agit sur nous, comme un grand musicien sur un instrument banal qu'il révèle, à proprement parler, à lui-même". 



mercredi 17 mai 2023

La Fontaine (The Crow)

La Fontaine, The Crow and the Fox


Master Crow perched on a tree,

Was holding a cheese in his beak.

Master Fox attracted by the smell

Said something like this :

"Well, Hello Mister Crow !

How beautiful you are! how nice you seem to me !

Really, if your voice

Is like your plumage,

You are the phoenix of all the inhabitants of these woods."

At these words, the Crow is overjoyed.

And in order to show off his beautiful voice,

He opens his beak wide, lets his prey fall

The Fox grabs it, and says: "My good man,

Learn that every flatterer

Lives at the expense of the one who listens to him.

This lesson, whitout doubt, is well worth a cheese."

The Crow, ashamed and embarrassed,

Swore, but a little late, that he would not be taken again. 


(trad. Camille Chevalier-Karfis)



mardi 16 mai 2023

Tocqueville (paradoxe)

Tocqueville, L'ancien Régime et la Révolution, III, IV, éd. Idées/Gallimard p. 277-278 : 

"On dirait que les Français ont trouvé leur position d'autant plus insupportable qu'elle devenait meilleure.

Une telle vue étonne ; l'histoire est toute remplie de pareils spectacles.

Ce n'est pas toujours en allant de mal en pis que l'on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu'un peuple qui avait supporté sans se plaindre, et comme s'il ne les sentait pas, les lois les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s'en allège. Le régime qu'une révolution détruit vaut presque toujours mieux que celui qui l'avait immédiatement précédé, et l'expérience apprend que le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d'ordinaire celui où il commence à se réformer. Il n'y a qu'un grand génie qui puisse sauver un prince qui entreprend de soulager ses sujets après une oppression longue. Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qu'il en reste et en rend le sentiment plus cuisant : le mal est devenu moindre, il est vrai, mais la sensibilité est plus vive. La féodalité dans toute sa puissance n'avait pas inspiré aux Français autant de haine qu'au moment où elle allait disparaître. Les plus petits coups de l'arbitraire de Louis XVI paraissaient plus difficiles à supporter que tout le despotisme de Louis XIV. Le court emprisonnement de Beaumarchais produisit plus d'émotion que les dragonnades. [...] On n'espérait rien de l'avenir ; maintenant, on n'en redoute rien. L'imagination, s'emparant d'avance de cette félicité prochaine et inouïe, rend insensible aux biens qu'on a déjà et précipite vers les choses nouvelles."


cf. Mercier, Tableau de Paris éd. La Découverte p. 179 : 

"C'est dans les villes réglées par de bonnes lois que l'on entend ordinairement le plus de plaintes. La raison en est simple. Les plus petits maux, qui sont inséparables des grands biens que produisent les lois, sautent  aux yeux par le contraste et font grand bruit. "



lundi 15 mai 2023

Richler (soupe)

Richler, Joshua,  trad. Boréal, chap. 2 :

"Joshua décida de préparer une soupe. Enfin un geste constructif. Ce n’était pas une façon d’éviter de travailler, ça non. La soupe est nourrissante, et ces jours-là, il était responsable du bien-être des enfants. Il versa l’eau bouillante dans une marmite. Il tailla six carottes en dés et les laissa tomber dans l’eau. Merde, il avait oublié de les éplucher. Tant pis ! Il coupa ensuite du chou en ayant soin de jeter les petits bouts pourris, tailla en dés du céleri ramolli par l’âge, ajouta du sel, du poivre, six cubes de bouillon de poulet Knorr, une poignée de petits pois congelés et les épis de maïs de la veille, sortis de la poubelle. Pas grave, ça ajoute du goût. Il trouva aussi quelques champignons un peu gluants, légèrement duveteux çà et là, et il les essuya avec un torchon avant de les jeter à leur tour dans la marmite. Puis il découvrit un reste de pommes de terre au four abandonnées sur la tablette du bas, en préleva la chair et la pila vigoureusement, comme on dit, puis il s’en servit pour épaissir le bouillon. Pas de gaspillage. Hachant des oignons, il consulta sa montre et remarqua qu’il n’était que neuf heures trente. Sa règle de conduite était la suivante : s’il avait joué franc jeu mais qu’il n’avait strictement rien écrit avant onze heures, il avait alors le droit de renoncer à sa journée de travail. Mais même en ouvrant une boîte de tomates et en ciselant du persil, même en tenant compte du temps qu’il passerait à touiller la soupe pour en faire ressortir le goût, il aurait terminé avant dix heures, moment où arriverait Mme Zwibock, avec son babillage insignifiant."


Joshua decided to make a soup. That was constructive. It wasn’t avoiding work. Soup was nourishing for the kids, his responsibility these days. He poured the boiling water into a pot. He cubed six carrots and plunged them into the water. Oh shit, he forgot to peel them. The hell with it. He chopped some cabbage, discarding the moldy bits, diced some celery limp with age, adding salt, pepper, six Knorr chicken cubes, a handful of frozen peas, and last night’s corncobs retrieved from the garbage pail. Never mind, they add taste. He also found some mushrooms, a little slippery, somewhat fuzzy here and there, and wiped them with a dishtowel before adding them to the pot. Then he discovered some abandoned baked potatoes in the bottom tray and scooped them out, mashing vigorously, as they say, before dumping them into the pot for thickening. Waste not, want not.*** Slicing onions, he sneaked a glance at his wristwatch and noted that it was only 9:30. His rule was that only if he honestly didn’t get anything done before 11 a.m. could he write off the rest of the day. Even opening a tin of tomatoes and chopping parsley, even counting time to stir for taste, he would still be done before ten, when Mrs. Zwibock arrived for the day. Mrs. Zwibock, with her mindless chatter.


***  Proverbe : cf. Oxford Languages : 

"waste not, want not" = if you use a commodity or resource carefully and without extravagance you will never be in need.


dimanche 14 mai 2023

Flaubert (sépultures)

Flaubert,  Salammbô chap. XII : 

"Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de boeuf, et les Garamandes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans des urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein d'îlots."


note : je supporte mal Salammbô ; mais ce paragraphe m'éverveille ; et plus encore les deux dernières lignes.