Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe [1747] II, 5 :
"Quelque soigneusement que soit imitée la nature, l'art s'échappe toujours, & avertit le coeur, que ce qu'on lui présente n'est qu'un fantôme, qu'une apparence ; et qu'ainsi il ne peut lui apporter rien de réel. C'est ce qui revêt d'agrément dans les arts les objets qui étoient désagréables dans la nature. Dans la nature ils nous faisoient craindre notre destruction, ils nous causoient une émotion accompagnée de la vue d'un danger réel : & comme l'émotion nous plaît par elle-même, et que la réalité du danger nous déplaît, il s'agissoit de séparer ces deux parties de la même impression. C'est à quoi l'art a réussi : en nous présentant l'objet qui nous effraye, et en se laissant voir en même-tems lui-même, pour nous rassurer & nous donner, par ce moyen, le plaisir de l'émotion, sans aucun mêlange desagréable. Et s'il arrive par un heureux effort de l'art, qu'il soit pris un moment pour la nature elle-même, qu'il peigne par exemple un serpent, assez bien pour nous causer les allarmes d'un danger véritable ; cette terreur est aussitôt suivie d'un retour gracieux, où l'ame jouit de sa délivrance comme d'un bonheur réel. Ainsi l'imitation est toujours la source de l'agrément."
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).
vendredi 17 décembre 2021
Batteux (imitation)
Romains + Céline (Paris vu d'en haut)
Romains, J., Mort de quelqu'un [1908-1910, publié en 1923], chap 1, Livre de poche p. 7-9 :
"Il pénétra dans le [Panthéon], et, renseigné par le gardien, il s'engagea dans la spirale de l'escalier. [...] Debout sur la dernière plate-forme, [...] l'aspect de Paris le déconcerta. [...] Il cherchait au loin son quartier et l'emplacement de sa maison. Après avoir longuement hésité, il découvrit une sorte de petite falaise blanche devant quoi moutonnait de la brume. « C'est dans ce pâté-là ! » Alors, il se sentit très ému. Il avait une espèce de gêne et de regret. Son cœur battit comme celui de quelqu'un qui a manqué une fête. « Dire que j'habite là-bas ! et que j'ai ça tout le temps autour de moi ! » Il était moins heureux de le savoir enfin que mélancolique de l'avoir ignoré."
Céline, Voyage au bout de la nuit [1932] :
"Pour voir le soleil, faut monter au moins jusqu’au Sacré-Cœur, à cause des fumées. De là alors, c’est un beau point de vue ; on se rend bien compte que dans le fond de la plaine, c’était nous, et les maisons où on demeurait. Mais quand on les cherche en détail, on les retrouve pas, même la sienne, tellement que c’est laid et pareillement laid tout ce qu’on voit."
jeudi 16 décembre 2021
Hesse (vacuité)
Hesse, Siddartha I, § 'Chez les Samanas', traduction J. Delage (Livre de poche) :
"Un but, un seul, se présentait aux yeux de Siddharta : vider son cœur de tout son contenu, ne plus avoir d'inspiration, de désirs, de rêves, de joies, de souffrances, plus rien. Il voulait mourir à lui-même, ne plus être soi, chercher la paix dans le vide de l'âme, ouvrir la porte au miracle qu'il attendait. "Quand le moi sous toutes ses formes sera vaincu et mort, se disait-il, quand toutes les passions et toutes les tentations qui viennent du cœur se seront tues, alors se produira le grand prodige, le réveil de l'Être intérieur et mystérieux qui vit en moi et qui ne sera plus moi."
Ein Ziel stand vor Siddhartha, ein einziges: leer werden, leer von Durst, leer von Wunsch, leer von Traum, leer von Freude und Leid. Von sich selbst wegsterben, nicht mehr Ich sein, entleerten Herzens Ruhe zu finden, im entselbsteten Denken dem Wunder offen zu stehen, das war sein Ziel. Wenn alles Ich überwunden und gestorben war, wenn jede Sucht und jeder Trieb im Herzen schwieg, dann musste das Letzte erwachen, das Innerste im Wesen, das nicht mehr Ich ist, das große Geheimnis.
mercredi 15 décembre 2021
Camus (Grèce)
Camus, La Chute p. 103
"Dans l’archipel grec [...]. Sans cesse, de nouvelles îles apparaissaient sur le cercle de l’horizon. Leur échine sans arbres traçait la limite du ciel, leur rivage rocheux tranchait nettement sur la mer. Aucune confusion ; dans la lumière précise, tout était repère. Et d’une île à l’autre, sans trêve, sur notre petit bateau, qui se traînait pourtant, j’avais l’impression de bondir, nuit et jour, à la crête des courtes vagues fraîches, dans une course pleine d’écume et de rires. Depuis ce temps, la Grèce elle-même dérive quelque part en moi, au bord de ma mémoire, inlassablement… [...] Avant de nous présenter dans les îles grecques, il faudrait nous laver longuemement. L'air y est chaste, la mer et la jouissance claires."
mardi 14 décembre 2021
Céline + Godard (plurivocalisme)
Godard (Henri), À travers Céline, la littérature (chap. 'La création à l'œuvre') :
"On entend parfois dans le parler d’un individu – sa voix – les traces des divers milieux auxquels il a été mêlé dans sa vie. De ce 'plurivocalisme', Céline fait un moyen de création. Si le faire entendre à l’écrit est, comme on l’a soutenu, une des vocations du roman, il accomplit celle-ci comme personne. La variété de ses expériences et son sens de la langue se conjuguent pour faire passer dans le texte à très peu d’intervalle des échos de toutes les voix qu’il a entendues, dont certaines ont été un moment la sienne. Dans la prose segmentée à l’extrême de la seconde moitié de son œuvre, une oreille attentive ne cesse de percevoir, parfois par la seule modulation d’un mot au suivant, un très large spectre de ces voix au milieu desquelles nous vivons sans les entendre."
lundi 13 décembre 2021
Proust (attention)
Proust, Le Temps retrouvé :
Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c'était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l'observation n'en profitait pas. Comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m'échappait, car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c'était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu'il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n'était que quand je l'apercevais que mon esprit – jusque-là sommeillant, même derrière l'activité apparente de ma conversation dont l'animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel – se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu'il poursuivait alors – par exemple l'identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps – était situé à mi-profondeur, au-delà de l'apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais pas la faculté de m'arrêter à lui, comme un chirurgien qui, sous le poli d'un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais.
dimanche 12 décembre 2021
Molière (Femmes savantes)
Armande.
Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie, ou juste, ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les proscriptions de tous ces mots divers,
Dont nous voulons purger et la prose et les vers.
Philaminte.
Mais le plus beau projet de notre académie,
Une entreprise noble, et dont je suis ravie,
Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté
Chez tous les beaux esprits de la postérité,
C’est le retranchement de ces syllabes sales,
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales ;
Ces jouets éternels des sots de tous les temps ;
Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants ;
Ces sources d’un amas d’équivoques infames,
Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.
Trissotin.
Voilà certainement d’admirables projets !
Bélise.
Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.
Trissotin.
Ils ne sauraient manquer d’être tous beaux et sages.
Armande.
Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages ;
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire.