samedi 5 novembre 2022

Proust (poires)

Proust [Charlus au restaurant, avec Morel] :

"Demandez tout simplement une poire qu’on recueille justement près d’ici, la « Louise-Bonne d’Avranches. » – La... ? – Attendez, puisque vous êtes si gauche je vais moi-même en demander d’autres, que j’aime mieux : Maître d’hôtel, avez-vous de la Doyenné des Comices ? Charlie, vous devriez lire la page ravissante qu’a écrite sur cette poire la duchesse Émilie de Clermont-Tonnerre. – Non, Monsieur, je n’en ai pas. – Avez-vous du Triomphe de Jodoigne ? – Non, Monsieur. – De la Virginie-Dallet ? de la Passe-Colmar ? Non ? eh bien, puisque vous n’avez rien nous allons partir. La « Duchesse-d’Angoulême » n’est pas encore mûre ; allons, Charlie, partons."


vendredi 4 novembre 2022

Rilke (Vergers)

Rilke, Vergers § 21 [1924, écrit en français] :


Dans la multiple rencontre

faisons à tout sa part,

afin que l'ordre se montre

parmi les propos du hasard.


Tout autour veut qu'on l'écoute, -

écoutons jusqu'au bout ;

car le verger et la route

c'est toujours nous !


jeudi 3 novembre 2022

Jünger (inachèvement)

Jünger, Le Cœur aventureux (1929) p. 22 : 

"Les rêves les plus puissants sont rêvés dans des lieux profonds et perdus, d'où l'œuvre apparaît comme un accident, où n'est guère enclose qu'une faible part de nécessité. C'est Michel-Ange, qui vers la fin de sa vie, ne fait plus qu'indiquer dans le marbre les contours des figures et laisse sommeiller dans leur antre les blocs bruts comme des chrysalides dont la vie repliée sur soi est par lui confiée à l'éternité. C'est la prose de La Volonté de puissance, champ de bataille non-déblayé de la pensée, vestige d'une terrible et solitaire responsabilité, ateliers pleins de clés abandonnées par celui qui n'avait plus de temps pour ouvrir les portes. Même un artiste épanoui comme le chevalier Bernin parle de l'aversion qu'on éprouve envers l'œuvre terminée [...]."


mercredi 2 novembre 2022

Aymé (art)

Aymé, Le Minotaure (1967) : 


        MICHOU 

Quand vous voyez un tracteur au milieu d'un champ ou dans la cour d'une ferme, vous n'éprouvez rien de singulier. Ce n'est pour vous qu'un tracteur, un outil dont vous saisissez immédiatement la destination. Vous direz alors qu'il est fonctionnel. N'est-ce pas ?

        RIRETTE

Fonctionnel, Michou trésor. Comme c'est bien ça. Fonctionnel !

        IRENE

En effet. Fonctionnel.

        MICHOU

Mais ce même tracteur, s'il est dans un salon, cesse évidemment d'être fonctionnel. Rien de ce qui l'entoure ne vient suggérer sa fonctionnalité et c'est alors que, frappé d'inertie sociale, il acquiert la dignité de l'objet qui prend possession de lui-même. Il devient fantastiquement soi et rien que soi. Il est l'objet pur, l'objet absolu. Il est l'objet.

(Les deux femmes regardent, fascinées, le tracteur.)

        RIRETTE

L'objet.

        IRENE

L'objet.

        RIRETTE

Il prend maintenant pour moi tout son sens.

        IRENE

Ce n'est pas à moi de le dire, mais tout de même, quelle beauté !

        MICHOU

Ce qui est amusant et tout de même émouvant, c'est qu'autour de lui, rien n'existe plus. Voyez par exemple votre petit Utrillo. Non mais, regardez-le, quelle pauvre figure il fait, hein ? Est-il assez lamentable, assez ridicule ?



mardi 1 novembre 2022

Muray (révolution)

Muray, Le XIX° siècle à travers les âges p. 344 : 

"La Révolution française, mouvement de panique contre cette sortie du religieux, sursaut de révolte contre la mort des dieux, tentative de retrouver par la terreur (et d’abord par l’exécution d’un roi de «droit divin», reprise modernisée des rituels sacrificiels de rétablissement de l’ordre social dans les communautés primitives) la légitimité transcendante volée au peuple par le souverain et son clergé, bruits et clameurs contre la désertification de l’espace magique (restauration des fêtes de la Fertilité universelle), ne pouvait donc pas voir le jour dans un pays protestant, par exemple, pour la bonne raison que la Réforme y avait déjà opéré le réancrage rationnel et social du religieux [...]."



lundi 31 octobre 2022

Bergson (vie & théâtre)

Bergson, La Pensée et le mouvant § "W. James" : 

"Au théâtre, chacun ne dit que ce qu'il faut dire et ne fait que ce qu'il faut faire ; il y a des scènes bien découpées ; la pièce a un commencement, un milieu, une fin ; et tout est disposé le plus parcimonieusement du monde en vue d'un dénouement qui sera heureux ou tragique. Mais, dans la vie, il se dit une foule de choses inutiles, il se fait une foule de gestes superflus, il n'y a guère de situations nettes ; rien ne se passe aussi simplement, ni aussi complètement, ni aussi joliment que nous le voudrions ; les scènes empiètent les unes sur les autres ; les choses ne commencent ni ne finissent ; il n'y a pas de dénouement entièrement satisfaisant, ni de geste absolument décisif, ni de ces mots qui portent et sur lesquels on reste : tous les effets sont gâtés. Telle est la vie humaine."



dimanche 30 octobre 2022

Zweig (irrationnalisme)

Zweig, La Guérison par l'esprit, ch. VII trad. Hella & Denis-Jamboy :

"En extirpant la foi religieuse de la société par leur ironie et leur scepticisme agressifs, Voltaire et les encyclopédistes n'avaient pas tué en l'homme le besoin de croire, éternel et indestructible ; ils n'avaient réussi qu'à le détourner sur des voies mystiques et cachées. Jamais Paris ne fut plus superstitieux et plus avide de nouveautés qu'au début du « siècle des Lumières ». Depuis que l'on ne croit plus aux légendes des saints bibliques, on cherche soi-même des saints nouveaux et étranges et on les découvre en la personne des charlatans, alchimistes, philalètes, rose-croix, qui affluent à Paris ; tout ce qui est invraisemblable, tout ce qui s'oppose effrontément à la science classique officielle trouve un accueil enthousiaste dans le grand monde parisien, blasé et entiché de philosophie des sciences occultes, de la magie blanche et noire, pénètre dans les meilleurs milieux."