samedi 26 février 2022

Simenon (portrait parlé)

      Simenon, Pietr le Letton, chap. 1 : 

   "Il ouvrit un tiroir, parcourut des yeux une dépêche du Bureau international d’identification de Copenhague.

    Sûreté Paris.

   Pietr-le-Letton 32 169 01512 0224 0255 02732 03116 03233 03243 03325 03415 03522 04115 04144 04147 05221… etc.

    Cette fois, il se donna la peine de traduire à voix haute, et même de répéter à plusieurs reprises, comme un écolier qui récite une leçon :

    — Signalement de Pietr-le-Letton : âge apparent trente-deux ans, taille 169, sinus dos rectiligne, base horizontale, saillie grande limite, particularité cloison non apparente, oreille bordure originelle, grand lobe, traversé limite et dimension petite limite, antitragus saillant, limite pli inférieur vexe, limite forme, rectiligne, limite particularité sillons séparés, orthognate supérieur, face longue, biconcave, sourcils clairsemés blond clair, lèvre inférieure proéminente, épaisseur grande inférieure pendante, cou long, auréole jaune moyen, périphérie intermédiaire verdâtre moyen, cheveux blond clair.

   C’était le portrait parlé de Pietr-le-Letton, aussi éloquent pour le commissaire qu’une photographie. Les grands traits s’en dessinaient d’abord : un homme petit, mince, jeune, aux cheveux très clairs, aux sourcils blonds et rares, aux yeux verdâtres, au long cou.

   Maigret connaissait en outre les moindres détails de l’oreille, ce qui lui permettrait, dans la foule, et même si Pietr-le-Letton était maquillé, de le repérer à coup sûr."


cf. Wikipedia, § Bertillonnage :

le « portrait parlé » – appelé aussi « formule signalétique » ou « signalement descriptif » –, qui décrit morphologiquement le visage sur une quinzaine de critères : caractéristiques du nez, de l'œil, le « relevé des marques particulières » (tatouage, grain de beauté, cicatrice…), etc. Bertillon choisit pour chaque caractéristique des mots, qu'il abrège par des lettres : chaque formule est composée d'une suite de lettres que les inspecteurs doivent apprendre par cœur.

plus de précisions : 

https://criminocorpus.org/fr/bibliotheque/doc/2342/

vendredi 25 février 2022

Halbwachs (mémoire)

    Halbwachs (Maurice), La Mémoire collective, [posthume, 1950] :
   "Si, entre les maisons, les rues, et les groupes de leurs habitants, il n'y avait qu'une relation tout accidentelle et de courte durée, les hommes pourraient détruire leurs maisons, leur quartier, leur ville, en reconstruire, sur le même emplacement, une autre, suivant un plan différent ; mais si les pierres se laissent transporter, il n'est pas aussi facile de modifier les rapports qui se sont établis entre les pierres et les hommes. Lorsqu'un groupe humain vit longtemps en un emplacement adapté à ses habitudes, non seulement ses mouvements, mais ses pensées aussi se règlent sur la succession des images matérielles qui lui représentent les objets extérieurs. Supprimez, maintenant, supprimez partiellement ou modifiez dans leur direction, leur orientation, leur forme, leur aspect, ces maisons, ces rues, ces passages, ou changez seulement la place qu'ils occupent l'un par rapport à l'autre. Les pierres et les matériaux ne vous résisteront pas. Mais les groupes résisteront, et, en eux, c'est à la résistance même sinon des pierres, du moins de leurs arrangements anciens que vous vous heurterez. Sans doute, cette disposition antérieure a été autrefois l'œuvre d'un groupe. Ce qu'un groupe a fait, un autre peut le défaire. Mais le dessein des hommes anciens a pris corps dans un arrangement matériel, c'est-à-dire dans une chose, et la force de la tradition locale lui vient de la chose dont elle était l'image. Tant il est vrai que, par toute une partie d'eux-mêmes, les groupes imitent la passivité de la matière inerte."


jeudi 24 février 2022

Houellebecq (nu)

     Houellebecq, Soumission p. 68 :
   "Le Bouguereau au-dessus de la cheminée représentait cinq femmes dans un jardin - les unes vêtues de tuniques blanches, les autres à peu près nues - entourant un enfant nu, aux cheveux bouclés. L’une des femmes nues cachait ses seins de ses mains ; l'autre ne pouvait pas, elle tenait un bouquet de fleurs des champs. Elle avait de jolis seins, et l'artiste réussissait parfaitement ses drapés. Ça datait d'un peu plus d'un siècle et ça me paraissait si loin, la première réaction était de rester interdit devant cet objet incompréhensible. Lentement, progressivement, on pouvait essayer de se mettre dans la peau d'un de ces bourgeois du XIXe siècle, d'un de ces notables en redingote pour lesquels avait été peint ce tableau ; on pouvait, comme eux, éprouver les prémices d'un émoi érotique devant ces nudités grecques ; mais c'était une remontée dans le temps laborieuse, difficile. Maupassant, Zola, même Huysmans étaient d'un accès beaucoup plus immédiat."
 

rappel :
https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/09/zola-ayme-nu.html

mercredi 23 février 2022

Hardy (montre)

   Hardy Th., Loin de la foule déchaînée (1874) trad. Gillybœuf :
   "M. Oak transportait sur lui, en guise de montre, ce que l’on pourrait qualifier de petite horloge d’argent, c’est-à-dire que c’était une montre au regard de la forme et de l’intention, et une petite horloge quant à sa taille. Cet instrument, plus vénérable encore que le propre grand-père d’Oak, avait la particularité de fonctionner trop vite ou pas du tout. En outre, il arrivait parfois que la petite aiguille glissât autour du pivot et que, du coup, les minutes soient indiquées avec précision sans qu’il fut toutefois possible de dire avec certitude à quelle heure les rattacher. Oak remédiait aux arrêts intempestifs de sa montre par des coups et des secousses, et il échappait aux conséquences désastreuses des deux autres défauts en observant sans cesse la position du soleil et des étoiles et en collant son nez aux fenêtres de ses voisins, jusqu’à ce qu’il puisse discerner l’heure indiquée par le cadran vert de la pendule. Il convient d’ajouter que le gousset d’Oak étant difficile d’accès - parce que situé au niveau de la ceinture de son pantalon (qui lui-même était remonté bien haut sous son gilet) - la montre ne pouvait être extraite qu’en penchant le corps d’un côté, en pinçant les lèvres, le visage congestionné comme une grosse masse de chair rubiconde en raison de l’effort fourni, et en tirant la montre par sa chaîne, comme un seau d’un puits."

Mr. Oak carried about him, by way of watch, what may be called a small silver clock ; in other words, it was a watch as to shape and intention, and a small clock as to size. This instrument being several years older than Oak's grandfather, had the peculiarity of going either too fast or not at all. The smaller of its hands, too, occasionally slipped round on the pivot, and thus, though the minutes were told with precision, nobody could be quite certain of the hour they belonged to. The stopping peculiarity of his watch Oak remedied by thumps and shakes, and he escaped any evil consequences from the other two defects by constant comparisons with and observations of the sun and stars, and by pressing his face close to the glass of his neighbours' windows, till he could discern the hour marked by the green-faced timekeepers within. It may be mentioned that Oak's fob being difficult of access, by reason of its somewhat high situation in the waistband of his trousers (which also lay at a remote height under his waistcoat), the watch was as a necessity pulled out by throwing the body to one side, compressing the mouth and face to a mere mass of ruddy flesh on account of the exertion required, and drawing up the watch by its chain, like a bucket from a well.

lundi 21 février 2022

Kling (contrat)

     Kling (Marc-Uwe), Quality Land § 'Un article non-désiré' :
   "Le célèbre artiste Karl Paysan-Bio a été victime d’un malaise hier sur scène pendant une représentation. Il avait entrepris de lire à voix haute l’intégralité du contrat de licence d’un Quality Pad sans manger, ni boire, ni dormir. Au bout de quatre jours et huit heures, il s’est brusquement effondré sur scène. Les urgentistes ont constaté une défaillance multiviscérale due à sa propre faute, à la suite de quoi l’assurance de Paysan-Bio a refusé de prendre en charge un traitement qui lui aurait sauvé la vie. Cela ne lui serait pas arrivé avec un tarif plus élevé. Optez vous aussi dès aujourd’hui pour la formule Élite de Quality Care. Elle vous propose des visites médicales moins chères et des temps d’attente réduits pour les opérations d’urgence vitale. Paysan-Bio a eu le temps de lire 20,48 % du contrat. Un porte-parole de Quality Corp, le consortium-qui-rend-ta-vie-meilleure, décline toute responsabilité pour l’incident. Le paragraphe 256, alinéa 2 du contrat stipule même qu’on ne doit en aucun cas le lire d’une traite et que Quality Corp, le consortium-qui-rend-ta-vie-meilleure, décline toute responsabilité le cas échéant. Malheureusement, Paysan-Bio n’est pas arrivé jusqu’à cet endroit. Quality Corp, le consortium-qui-rend-ta-vie-meilleure, se réserve néanmoins le droit d’attaquer en justice les héritiers de Paysan-Bio pour violation du contrat de licence après accord."


Vialatte (journal)


     Vialatte, "La Gazette du pôle Nord", oct. 1932 :

    "C’est un besoin congénital que la nature a déposé au plus profond de notre cœur et qui s’éveille naturellement dans l’âme humaine, juste au moment du café noir, en même temps que l’envie du tabac. On se sent alors ravagé du besoin de savoir les nouvelles, d’absorber le monde dans son cerveau, d’apprendre que Leducq a mis un maillot rose, qu’une centenaire vit encore à Plougastel, que les pilules Pink ont guéri M. Bille facteur à Quimper-Corentin, qu’il ne faut acheter ses chaussettes qu’aux magasins du Bon Marché et que la grande maison de pantoufles réclame un garçon de course de treize à quatorze ans, sachant monter à bicyclette, pourvu du certificat d’études et présenté par ses parents. En somme, c’est ce besoin de la science, cet appétit de la connaissance, cette fièvre de se cultiver que les philosophes ont constatés sous tous les cieux du globe terrestre ; la latitude n’y change rien."

 

dimanche 20 février 2022

Queneau (sainteté 2)

    Queneau, Loin de Rueil, 1944, p. 146-147 :
   "Jacques abandonne. Il se dépouille.
   Il fait oripeaux neufs.
   Il vogue vers la sainteté.
  Les quelques sous qu'il a il en donne la moitié, au moins, aux pauvres. Il tricote des bas de laine pour des misérables. Il secourt les commissionnaires trop chargés, les chiens collés, les enfants battus, les voleurs poursuivis, les clochards, les pouilleux, les gâteux, les aveugles même. Si on lui marche sur un pied il propose l'autre. Si on l'insulte il ne répond pas. Mieux même il cherche le mépris des suffisants, des gonflés, des ceuss qu'ont la conscience obèse. Il s'applique à se faire estamper par les commerçants (des durs ceux-là). Il aime avoir l'air con. II se plaît aux gaffes, aux bêtises, aux balourdises. Il se montre niais, il s'efforce de l'être s'il n'a besoin de le devenir. Aux yeux des sergents de ville, des garçons de café, des employés d'octroi, des receveurs d'autobus, des poinçonneurs du métro, des contrôleurs de chemin de fer, des placeuses de cinéma il fait figure d'idiot. Il ne craint pas les charges, les quolibets, les affronts qui le trouvent toujours serein. Mais lui il n'a de dédain pour personne. Il accueille tout le monde avec bienveillance. Il s'empresse d'indiquer le bon chemin aux provinciaux, il donne du feu aux plus hideux des bourgeois, il indique l'heure aux plus pressés des passants, il répond avec politesse aux prostituées, il suit les enterrements, il caresse la barbe des birbes. Il est plat et bénin.

Complément : 

Queneau, Les Enfants du limon : « Il était tout humble maintenant comme il avait toujours été. Il se reconnaissait dans sa petitesse et s’amusait que son intimité se soit gonflée de quelques onces de néant. Il trébuchait devant le gouffre de la divinité, plus vaste que Sa rigueur. Confondu il entassait les négations de sa connaissance et bégayait devant Dieu comme un simple et comme un enfant. »