samedi 6 janvier 2024

Nabokov (Proust)

Nabokov, Ada, I, XXVII, trad. Chahine et Blandenier, revue par l'auteur : 

"Notre professeur de littérature française soutient que l’exposé de l’affaire Marcel-Albertine est compromis, de bout en bout, par un vice philosophique (et, partant, artistique) rédhibitoire ; le roman n’a de sens que pour le lecteur qui sait que le narrateur est une folle et que les bonnes grosses joues d’Albertine ne sont autres que les bonnes grosses fesses d’Albert. Si l’on ne suppose pas ou si l’on n’exige pas que le lecteur a ou ait tout appris des particularités sexuelles de l’auteur à seule fin de savourer son œuvre jusqu’à la dernière goutte, le livre entier perd toute signification. Selon mon professeur, si le lecteur ignore tout de la perversion proustienne, la description détaillée des tourments d’un hétérosexuel jaloux d’une homosexuelle est une absurdité manifeste, pour la raison qu’un homme normal ne peut être qu’amusé et même réjoui par les ébats de sa petite amie avec une partenaire du même sexe. Conclusion de mon professeur : un roman qui ne peut être apprécié que par quelque petite blanchisseuse qui se serait penchée sur le linge sale de l’auteur est, du point de vue artistique, un fiasco."


Our professor of French literature maintains that there is a grave philosophical, and hence artistic, flaw in the entire treatment of the Marcel and Albertine affair. It makes sense if the reader knows that the narrator is a pansy, and that the good fat cheeks of Albertine are the good fat buttocks of Albert. It makes none if the reader cannot be supposed, and should not be required, to know anything about this or any other author's sexual habits in order to enjoy to the last drop a work of art. My teacher contends that if the reader knows nothing about Proust's perversion, the detailed description of a heterosexual male jealously watchful of a homosexual female is preposterous because a normal man would be only amused, tickled pink in fact, by his girl's frolics with a female partner. The professor concludes that a novel which can be appreciated only by quelque petite blanchisseuse who has examined the author's dirty linen is, artistically, a failure.'


rappel : 

vendredi 5 janvier 2024

Oulitskaïa (amour)

Oulitskaïa, Sonietchka Folio p. 77-78  : 

[le personnage tombe amoureux]

"Cela ressemblait aussi à la stridente révélation de son enfance quand, sortant une nuit pour faire un petit besoin, le jeune Ruwim, le fils d'Avigdor, qui deviendrait plus tard Robert Victorovitch, avait penché la tête en arrière et vu toutes les étoiles du monde qui le regardaient là-haut de leurs yeux vifs et curieux, un carillon silencieux avait alors recouvert le ciel de son manteau plissé et c'était comme si lui, qui n'était qu'un petit garçon, tenait tous les fils de l'univers, et au bout de chacun de ces fils tintait une clochette au son aigu et grêle, et il était le centre de cette gigantesque boîte à musique, le monde tout entier faisait docilement écho aux battements de son cœur, à chacune de ses respirations, au flux de son sang et au flot de son urine tiède... Il avait rabattu sa chemise de nuit reprisée et, lentement, avait levé les bras comme pour diriger cet orchestre céleste... Et la musique l'avait pénétré au plus profond de lui-même, se propageant en ondes délicieuses jusque dans la moëlle de ses os."


jeudi 4 janvier 2024

Montherlant (solitude)

Montherlant, Barrès s'éloigne, in Aux Fontaines du désir, Pléiade p. 272 : 

"Ce que Barrès aimait d'abord dans les églises, c'était de pouvoir, s'échappant des contacts vulgaires, y être seul. Il s'y retrouvait avec lui-même, son plus digne partenaire. En voyage il faut bien un cicérone. Mais le plus fin, le plus passionnant, en vous empêchant de vous livrer à vos songes et à vos singularités, vous fait perdre autant qu'il vous apporte. Que d'heures, dans mes divagations, gâchées par un compagnon trop empressé, qui littéralement leur coupait les ailes ! O tragédies de l'amabilité ! Paradoxe étonnant : un musée qu'on visite avec le conservateur, c'est un musée qu'on n'a pas vu."


mercredi 3 janvier 2024

Queneau (incipit)

Queneau, Les Fleurs bleues, incipit de la version provisoire, Pléiade p. 1510-1511 : 

"Il extractit son œil du mâchicouilletruc de l'échaucouille-chose et, soupirant, descenda l'escalier.

Il battit au passage quelques enfants, quelques serviteurs quelques femmes, quelques tapis, quelques fers encore chauds, quelques campagnes, pour enfin parvenir à son garage où l'attendait une automobile tout ce qu'il y a de plus robochouette, comme on en fabriquait à cette belle époque. Hélas, la tradition s'en est perdue.

« Alors, ducon, dit l'automobile tout ce qu'il y a de plus robochouette, toujours saumâtre.

Ah ma chère, murmura le sire de Vergy, ne m'en parlez pas. Je suis d'un amer... d'un amer... C'est l'histoire qui me les casse...

T'en fais pas, dit l'automobile tout ce qu'il y a de plus robochouette, t'en fais pas, ça passera. L'histoire, ça passe toujours."


mardi 2 janvier 2024

Queneau (méditations métaphysiques)

Queneau, Le Chiendent, chap. VI :

"Vous comprenez, la philosophie, elle a fait deux grandes fautes ; deux grands oublis ; d'abord elle a oublié d'étudier les différents modes d'être, primo ; et c'est pas un mince oubli. Mais ça encore c'est rien ; elle a oublié c'qu'est le plus important, les différents modes de ne pas être. Ainsi une motte de beurre, j'prends l'premier truc qui m'passe par l'idée, une motte de beurre par exemple, ça n'est ni un caravansérail, ni une fourchette, ni une falaise, ni un édredon. Et r'marquez que c'mode de ne pas être, c'est précisément son mode d'être. J'y r'viendrai. Y en a encore un autre mode de ne pas être ; par exemple, la motte de beurre qu'est pas sur cette table, n'est pas. C'est un degré plus fort. Entre les deux, y a le ne-plus-être et le pas-encore-avoir-été. Chaque chose détermine comme ça des tas de nonnét' : la motte de beurre n'est pas tout c'qu'elle est pas, elle n'est pas partout où elle n'est pas, elle interdit à toute chose d'être là où elle est, elle a pas toujours été et n'sera pas toujours, ekcétéra, ekcétéra. Ainsi une infinité pas mal infinie de ne pas être. De telle sorte qu'on peut dire que cette motte de beurre est plongée jusque par-dessus la tête dans l'infinité du nonnête, et finalement ce qui paraît le plus important, ce n'est pas l'être, mais le nonnéte."


lundi 1 janvier 2024

Biély (particulier et général)

BiélyPetersbourg [1916-1922], trad. Nivat-Catteau, chap. 1 :

"Nous avons déjà parcouru cette immense demeure, en nous laissant guider par l’emblème commun que le sénateur avait l’habitude d’attribuer à toute chose.

C’est ainsi que jadis, en des temps anciens, plongé dans le giron fleuri de la nature, Apollon Apollonovitch avait entrevu… le giron fleuri de la nature. Pour nous, ce giron s’ordonnait immédiatement en emblèmes distincts : violettes, pensées, œillets ; le sénateur, lui, ramenait les particularités à l’unité. Nous, bien sûr, nous dirions :

— Voici une pensée !

— Voici un myosotis !

Mais Apollon Apollonovitch disait simplement et d’un mot :

— Une fleur !…

Entre nous soit dit, Dieu sait pourquoi, Apollon Apollonovitch prenait toutes les fleurs, sans distinction, pour des campanules…

Avec la même concision lapidaire, il aurait défini jusqu’à sa propre maison, qui pour lui ne se composait que de murs (formant carrés et cubes), de fenêtres percées, de parquets, de tables ; le reste n’était que détail…

Mais que cela ne nous fasse pas oublier que tout ce qui défilait devant ses yeux, tableaux, piano, miroirs, nacre, marqueterie des guéridons, tout n’était qu’excitation de la membrane cérébrale, à moins que ce ne fût déficience du cervelet."


dimanche 31 décembre 2023

Constant (mélancolie)

Constant, lettre du 24 décembre 1790 :

" … Plus on y pense, et plus on est at a loss de chercher le cui bono de cette sottise qu’on appelle le monde. Je ne comprends ni le but, ni l’architecte, ni le peintre, ni les figures de cette lanterne magique dont j’ai l’honneur de faire partie. Le comprendrai-je mieux quand j’aurai disparu de dessus la sphère étroite et obscure dans laquelle il plaît à je ne sais quel invisible pouvoir de me faire danser, bon gré, mal gré ? C’est ce que j’ignore ; mais j’ai peur qu’il n’en soit de ce secret comme de celui des francs-maçons, qui n’a de mérite qu’aux yeux des profanes. […] Louis XIV est mort détesté, humilié, ruiné ; Philippe V, mélancolique et à peu près fou ; les subalternes n’ont pas mieux fini ; et puis voilà à quoi aboutit une suite d’efforts, du sang répandu, des batailles sans nombre, des travaux de tout genre ; et l’homme ne se met pas une fois pourtant en tête qu’il ne vaut pas la peine de se tourmenter aujourd’hui quand on doit crever demain. Thompson, l’auteur des Saisons, passait souvent des jours entiers dans son lit, et quand on lui demandait pourquoi il ne se levait pas : I see no motive to rise, man, répondait-il. Ni moi non plus, je ne vois de motifs pour rien dans ce monde, et je n’ai de goût pour rien."