samedi 31 août 2019

Huxley (hérédité)


Huxley, Contrepoint trad. Castier, LP p. 285-6 : 
« Elinor, qui l’avait suivi des yeux, eut envie d'éclater de rire. Ce relèvement brusque du menton, mais c'était la parodie du geste de supériorité du vieux monsieur Quarles. Un instant, l'enfant fut son beau-père, son absurde et déplorable beau-père, caricaturé et en miniature. C'était comique ; mais en même temps et par ailleurs ce n'était pas une plaisanterie. Elle voulut rire, mais elle se sentit oppressée par une soudaine conscience des mystères et des complexités de la vie, de l'insondable et terrible avenir. Voici donc son enfant, - mais il était également Philip ; il était aussi elle-même, il était aussi Walter, son père, sa mère ; et voilà que, d’un relèvement du menton, il venait de se révéler comme étant aussi le déplorable M. Quarles. Et il pourrait bien être encore des centaines de gens. Il pourrait l'être ? Il l’était, certainement. Il était… il était des tantes et des cousines qu'elle ne voyait presque jamais, des grand-pères et des grands-oncles qu'elle n'avait connus que toute petite et avait complètement oubliés ; des ancêtres morts depuis longtemps, - et remontant à l'origine des choses. Toute une population d'étrangers habitaient ce petit corps et lui donnaient sa forme, vivaient dans cet esprit et en gouvernaient les désirs, lui dictaient ses pensées,- et continueraient à gouverner et à dicter ainsi. Phil, le petit Phil,– le nom n'était qu'une abstraction, un titre arbitrairement donné, comme «la France» ou «l'Angleterre», à une collectivité, jamais longtemps la même, de beaucoup d'individus, qui naissaient, vivaient, et mouraient dans son être, comme les habitants d'un pays apparaissent et disparaissent, mais laissent vivante au cours de leur passage l’identité de la nation à laquelle ils appartiennent. Elle regarda l'enfant avec une sorte de terreur. Quelle responsabilité ! »   
"Elinor, who had been looking at him, almost laughed aloud. That sudden lifting of the chin--why it was the parody of old Mr. Quarles's gesture of superiority. For a moment the child was her father-in-law, her absurd deplorable father-in-law, caricatured and in miniature. It was comic, but at the same time it was somehow no joke. She wanted to laugh, but she was oppressed by a sudden realization of the mysteries and complexities of life, the terrible inscrutabilities of the future. Here was her child--but he was also Philip, he was also herself, he was also Walter, her father, her mother; and now, with that upward tilting of the chin, he had suddenly revealed himself as the deplorable Mr. Quarles. And he might be hundreds of other people too. Might be? He certainly was. He was aunts and cousins she hardly ever saw; grandfathers and great-uncles she had only known as a child and utterly forgotten; ancestors who had died long ago, back to the beginning of things. A whole population of strangers inhabited and shaped that little body, lived in that mind and controlled its wishes, dictated its thoughts and would go on dictating and controlling. Phil, little Phil--the name was an abstraction, a title arbitrarily given, like 'France' or 'England,' to a collection, never long the same, of many individuals, who were born, lived and died within him, as the inhabitants of a country appear and disappear, but keep alive in their passage the identity of the nation to which they belong. She looked at the child with a kind of terror. What a responsibility!"

jeudi 29 août 2019

Jules Romains (incipit HBV)



Les Hommes de bonne volonté,  incipit du t. 1 « Le 6 octobre » 
[on peut comparer à Chesterton (pluie) et Musil (incipit HSQ)]


Chapitre 1 : 
Par un joli matin Paris descend au travail

Le mois d'octobre 1908 est resté fameux chez les météorologistes par sa beauté extraordinaire. Les hommes d'État sont plus oublieux. Sinon, ils se souviendraient de ce même mois d'octobre avec faveur. Car il faillit leur apporter, six ans en avance, la guerre mondiale, avec les émotions, excitations et occasions de se distinguer de toutes  sortes qu'une guerre mondiale prodigue aux gens de leur métier.
Déjà la fin de septembre avait été magnifique. La température du 29 avait atteint la moyenne des jours de pleine canicule. Depuis, des vents doux de sud-est n'avaient pas cessé de souffler. Le ciel gardait sa limpidité ; le soleil, sa force. La pression barométrique se maintenait aux environs de 770.
Le 6 octobre, en se levant, les Parisiens les plus matinaux avaient mis le nez à la fenêtre, avec la curiosité de voir si cet automne invraisemblable poursuivait son record. On sentait le jour un peu moins loin de son commencement, mais aussi allègre et encourageant que la veille. Il régnait dans les hauteurs du ciel ce poudroiement gris des matins d'été les plus sûrs. Les cours d'immeubles, murs et vitres vibrant, résonnaient de lumière. Les bruits ordinaires de la ville semblaient gagner en limpidité comme en joie. Du fond d'un logement du premier étage, on croyait habiter une ville près de la mer, où la rumeur d'une plage ensoleillée vient se répandre, et circule jusque dans les ruelles les plus étroites.
Les hommes, qui se rasaient près des fenêtres, se retenaient de chanter, sifflotaient. Les jeunes filles, tout en se peignant et se poudrant, savouraient dans leur cœur un bouillonnement de romances.
Les rues abondaient de piétons. « Avec un temps pareil, je ne prends pas le métro. » Même les autobus paraissaient des cages tristes.

Chesterton (pluie)


Chesterton : Le romantique sous la pluie, in Le Paradoxe ambulant [trad. Reinharez] p. 211 :  
« La pluie n'est [...] qu'un bain public que l'on pourrait presque qualifier de bain mixte. L'apparence des personnes sortant tout juste de cette grande et naturelle lustration n'est peut-être ni raffinée ni digne, mais après tout, peu de gens sont dignes en sortant du bain. Pourtant l'idée même de la pluie est celle d'une gigantesque purification. Elle réalise le rêve de quelque hygiéniste dément : elle récure le ciel. Ses balais géants semblent atteindre les chevrons étoilés et les recoins sans étoiles du cosmos. C'est un nettoyage de printemps cosmique.
Si l'Anglais apprécie tant les bains froids, pourquoi faut-il qu'il récrimine parce que le climat anglais est un bain froid ? Ces temps-ci, on nous rappelle sans cesse que nous devrions laisser là nos petites possessions personnelles et nous rallier au plaisir des institutions sociales communes et d'un appareil social commun. Je propose la pluie comme institution absolument socialiste. Elle fait peu de cas de ce tact dévoyé qui a poussé jusqu'ici chaque homme bien élevé à prendre sa douche en privé. C'est une meilleure douche parce qu'elle est publique et commune ; et la meilleure de toutes, parce qu'un autre tire le cordon. »   

A Miscellany of Men  (The Romantic in the Rain) : « Rain surely is a public bath; it might almost be called mixed bathing. The appearance of persons coming fresh from this great natural lustration is not perhaps polished or dignified ; but for the matter of that, few people are dignified when coming out of a bath. But the scheme of rain in itself is one of an enormous purification. It realises the dream of some insane hygienist : it scrubs the sky. Its giant brooms and mops seem to reach the starry rafters and starless corners of the cosmos ; it is a cosmic spring cleaning. / If the Englishman is really fond of cold baths, he ought not to grumble at the English climate for being a cold bath. In these days we are constantly told that we should leave our little special possessions and join in the enjoyment of common social institutions and a common social machinery. I offer the rain as a thoroughly Socialistic institution. It disregards that degraded delicacy which has hitherto led each gentleman to take his shower-bath in private. It is a better shower-bath, because it is public and communal ; and, best of all, because somebody else pulls the string. »

mercredi 28 août 2019

Rilke / Nabokov (épiphanies)



Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge [1910] trad. Porcell GF p. 190-191 : 
« Abelone ne m'épargnait maintenant aucune sorte de raillerie empreinte de supériorité, et quand je la rencontrais sous la tonnelle, elle prétendait qu'elle lisait. Un dimanche matin, le livre était certes fermé à côté d'elle, mais elle semblait suffisamment occupée par les groseilles dont elle égrenait précautionneusement les petites grappes avec une fourchette.
Ce devait être l'un de ces petits matins comme il y en a en juillet, heures neuves, reposées, où se produit partout quelque chose de joyeusement irréfléchi. Des millions de petits mouvements irrépressibles composent une mosaïque d'existence, l'existence la plus convaincue d'elle-même ; les vibrations des choses s'interpénétrent et se diffusent dans l'air, leur fraîcheur rend l'ombre claire et fait du soleil une lueur légère et spirituelle. Il n'y a dans le jardin rien de central ; tout est partout, et il faudrait être dans tout pour ne rien manquer.
Et dans la modeste activité d'Abelone se retrouvait aussi le tout. Quelle heureuse invention que de faire justement cela, et précisément de la manière dont elle le faisait! Ses mains claires sous les ombrages travaillaient l'une pour l'autre avec tant de légèreté et d'unité, et devant la fourchette les petites baies rondes sautaient avec tant de joyeuse exubérance dans la coupe tapissée de feuilles de vigne embuées de rosée où d'autres s'amassaient déjà, des rouges et des blondes, jetant des éclats, leurs pépins pleins de santé enfouis dans l'acidité intérieure. Dans ces conditions, je n'avais d'autre envie que de regarder […]. »


Nabokov, Bruits [1923] in Nouvelles, Quarto p. 101 sq. : 
« Après avoir délaissé les albums qui étaient sur la table telles des tombes de velours, je te regardai, j'écoutai la fugue, la pluie, et un sentiment de fraîcheur monta en moi, comme la senteur des œillets mouillés émanant de toutes parts, des étagères, du couvercle du piano, des pendeloques oblongues du lustre.
C'était une sensation d'un équilibre exaltant : je percevais le lien musical entre les spectres d'argent de la pluie et tes épaules baissées qui tressaillaient lorsque tu enfonçais tes doigts dans le miroitement mouvant. Et, quand je plongeai en moi-même, le monde entier me sembla achevé, cohérent, relié par les lois de l'harmonie. Moi, toi, les œillets étaient à cet instant des accords sur les portées. Je compris que tout dans le monde est un jeu de particules semblables constituant de multiples consonances : les arbres, l'eau, toi... De façon unique, égale, divine.  […]
Je regardai ton dos, les carreaux de soie de ton corsage. Quelque part en bas, probablement dans la cour, retentit une voix de femme : «Guérassime ! Hé ! Guérassime !» Et soudain il devint si clair pour moi que le monde avait durant des siècles fleuri, fané, tourné, changé, à seule fin maintenant, à cet instant, de lier et fondre en un accord la voix qui avait retenti en bas, le mouvement de tes omoplates soyeuses, l'odeur des planches de pin. […] 
Une bergeronnette - un souffle d'air gris bleuté - sautilla sur le sable : un temps, deux ou trois petits pas, de nouveau un temps, d'autres petits pas. La bergeronnette, le fume-cigarette, tes paroles, les taches de soleil sur ta robe. Les choses ne pouvaient être qu'ainsi. »


lundi 26 août 2019

Chestov (parole)


Chestov [Éloge de la sottise, traduction ?] : 
"Quand tu écoutes ton interlocuteur, ou bien quand tu lis, n'accorde pas une trop grande signification aux paroles, ou même aux phrases entières. Souviens-toi que ton interlocuteur, même s'il ne le veut pas, est obligé d'employer pour s'exprimer les formules toutes faites du langage. Fais très attention à l'expression de son visage. Ecoute le son de sa voix. Cela t'aidera à atteindre son âme à travers ses paroles. Non seulement dans la conversation, mais dans un livre même, on peut saisir le son, le timbre de la voix de l'auteur, et les moindres nuances d'expression de ses yeux, de son visage. Ne fais pas la chasse aux contradictions, ne discute pas, n'exige pas de preuve. Ecoute attentivement. Et plus tard, lorsque tu parleras à ton tour, on ne discutera pas avec toi, et on n'exigera pas des preuves que tu ne possèdes pas et ne peux posséder, tu le sais bien toi-même. Alors, et ceci est le plus important, tu seras convaincu enfin que la vérité ne dépend pas de la logique". 

***

Cf. Valéry, cité dans un billet de blog : 
« Tu as certainement remarqué quel poids et quelle portée prennent les moindres petits mots et les moindres silences qui s’y insèrent. Et moi, qui ai tant parlé, avec le désir insatiable de convaincre, je me suis moi-même à la longue convaincu que les plus graves arguments et les démonstrations les mieux conduites avaient bien peu d’effet, sans le secours de ces détails insignifiants en apparence ; et que, par contre, des raisons médiocres, convenablement suspendues à des paroles pleines de tact, ou dorées comme des couronnes, séduisent pour longtemps les oreilles. Ces entremetteuses sont aux portes de l’esprit. Elles lui répètent ce qui leur plaît, elles le lui redisent à plaisir, finissant par lui faire croire qu’il entend sa propre voix. Le réel d’un discours, c’est après tout cette chanson, et cette couleur d’une voix, que nous traitons à tort comme détails et accidents. » 

Hasek (le colonel)



Hasek, Le brave Soldat Chveik p. 235-6 : 
« Le Colonel […] se distinguait par une stupidité congénitale et respectable. Lorsqu'il racontait quelque chose, il ne disait que des choses exactes, craignant toujours de ne pas être compris. "Eh bien, une fenêtre, messieurs ! savez-vous ce que c'est qu'une fenêtre ?" Ou bien encore : "Un chemin bordé de deux côtés par des fossés s'appelle chaussée. Eh bien, Messieurs, savez-vous ce que c'est qu'un fossé ? Un fossé est un trou allongé auquel travaillent un certain nombre d'ouvriers. C'est une excavation. Oui. On y travaille avec des pioches. Savez-vous ce que c'est qu'une pioche ?" Il était atteint de la manie de la définition et s'y adonnait avec l'exaltation d'un inventeur qui explique ses œuvres. "Un livre, Messieurs, c'est un assemblage de feuilles de papier qui, coupées de façon différente et ayant des dimensions différentes suivant le cas, sont couvertes de caractères d'imprimerie, réunies ensemble, reliées et collées. Savez-vous ce que c'est que la colle ? C'est une matière gluante." Sa stupidité était si énorme que les autres officiers évitaient de loin sa rencontre, de peur de lui entendre dire que le trottoir se détache de la chaussée, et forme une bande asphaltée le long du bloc des façades de maisons, et que la façade est cette partie de la maison que l'on voit de la rue, tandis que le derrière de la maison est invisible pour celui qui la regarde du trottoir, ce que l'on peut constater en se plaçant sur la chaussée. Il était toujours prêt à démontrer l'exactitude de ses dires. Une fois, il faillit se faire écraser, et depuis lors, sa bêtise n'avait fait que croître. Il accostait les officiers dans la rue et entamait d'interminables discours sur les omelettes, le soleil, les thermomètres, les beignets, les fenêtres et les timbres-poste.»

dimanche 25 août 2019

Musil : L'Homme sans qualités (incipit)



1
D'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit.

On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913.
Du fond des étroites rues, les autos filaient dans la clarté des places sans profondeur. La masse sombre des piétons se divisait en cordons nébuleux. Aux points où les droites plus puissantes de la vitesse croisaient leur hâte flottante, ils s’épaississaient, puis s’écoulaient plus vite et retrouvaient, après quelques hésitations, leur pouls normal. L’enchevêtrement d’innombrables sons créait un grand vacarme barbelé aux arêtes tantôt tranchantes tantôt émoussées, confuse mare d’où saillait une pointe ici ou là et d’où se détachaient comme des éclats, puis se perdaient, ses notes plus claires. À ce seul bruit, sans qu’on en pût définir pourtant la singularité, un voyageur eût reconnu les yeux fermés qu’il se trouvait à Vienne, capitale et résidence de l’Empire.