mercredi 28 août 2019

Rilke / Nabokov (épiphanies)



Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge [1910] trad. Porcell GF p. 190-191 : 
« Abelone ne m'épargnait maintenant aucune sorte de raillerie empreinte de supériorité, et quand je la rencontrais sous la tonnelle, elle prétendait qu'elle lisait. Un dimanche matin, le livre était certes fermé à côté d'elle, mais elle semblait suffisamment occupée par les groseilles dont elle égrenait précautionneusement les petites grappes avec une fourchette.
Ce devait être l'un de ces petits matins comme il y en a en juillet, heures neuves, reposées, où se produit partout quelque chose de joyeusement irréfléchi. Des millions de petits mouvements irrépressibles composent une mosaïque d'existence, l'existence la plus convaincue d'elle-même ; les vibrations des choses s'interpénétrent et se diffusent dans l'air, leur fraîcheur rend l'ombre claire et fait du soleil une lueur légère et spirituelle. Il n'y a dans le jardin rien de central ; tout est partout, et il faudrait être dans tout pour ne rien manquer.
Et dans la modeste activité d'Abelone se retrouvait aussi le tout. Quelle heureuse invention que de faire justement cela, et précisément de la manière dont elle le faisait! Ses mains claires sous les ombrages travaillaient l'une pour l'autre avec tant de légèreté et d'unité, et devant la fourchette les petites baies rondes sautaient avec tant de joyeuse exubérance dans la coupe tapissée de feuilles de vigne embuées de rosée où d'autres s'amassaient déjà, des rouges et des blondes, jetant des éclats, leurs pépins pleins de santé enfouis dans l'acidité intérieure. Dans ces conditions, je n'avais d'autre envie que de regarder […]. »


Nabokov, Bruits [1923] in Nouvelles, Quarto p. 101 sq. : 
« Après avoir délaissé les albums qui étaient sur la table telles des tombes de velours, je te regardai, j'écoutai la fugue, la pluie, et un sentiment de fraîcheur monta en moi, comme la senteur des œillets mouillés émanant de toutes parts, des étagères, du couvercle du piano, des pendeloques oblongues du lustre.
C'était une sensation d'un équilibre exaltant : je percevais le lien musical entre les spectres d'argent de la pluie et tes épaules baissées qui tressaillaient lorsque tu enfonçais tes doigts dans le miroitement mouvant. Et, quand je plongeai en moi-même, le monde entier me sembla achevé, cohérent, relié par les lois de l'harmonie. Moi, toi, les œillets étaient à cet instant des accords sur les portées. Je compris que tout dans le monde est un jeu de particules semblables constituant de multiples consonances : les arbres, l'eau, toi... De façon unique, égale, divine.  […]
Je regardai ton dos, les carreaux de soie de ton corsage. Quelque part en bas, probablement dans la cour, retentit une voix de femme : «Guérassime ! Hé ! Guérassime !» Et soudain il devint si clair pour moi que le monde avait durant des siècles fleuri, fané, tourné, changé, à seule fin maintenant, à cet instant, de lier et fondre en un accord la voix qui avait retenti en bas, le mouvement de tes omoplates soyeuses, l'odeur des planches de pin. […] 
Une bergeronnette - un souffle d'air gris bleuté - sautilla sur le sable : un temps, deux ou trois petits pas, de nouveau un temps, d'autres petits pas. La bergeronnette, le fume-cigarette, tes paroles, les taches de soleil sur ta robe. Les choses ne pouvaient être qu'ainsi. »