Shteyngart (Gary), Absurdistan [2006 trad. Roques 2008] § "Rouenna" :
"J’ai décidé, à l’exemple de tant de jeunes gens, qu’il fallait m’installer à Manhattan. Éducation américaine mise à part, j’étais encore un citoyen soviétique par le cœur, affligé d’une espèce de manie stalinienne du gigantisme, de sorte qu’en observant la topographie de Manhattan, mon regard s’arrêta naturellement sur les tours jumelles du World Trade Center, ces emblématiques ruches géantes de cent dix étages qui brillaient comme l’or blanc au soleil de l’après-midi. Elles me paraissaient la promesse tenue du réalisme socialiste, science-fiction de mon adolescence portée à un degré quasi infini. On peut dire que j’étais amoureux d’elles.
Aussitôt après avoir découvert qu’il m’était impossible de louer un appartement dans le World Trade Center, je décidai de jeter mon dévolu sur tout un étage d’un gratte-ciel début de siècle du voisinage. Mon loft avait une vue à couper le souffle sur Miss Liberté qui mettait du vert-de-gris sur la baie d’un côté et le World Trade Center qui éclipsait la silhouette des immeubles de Manhattan de l’autre. Je passais mes soirées à sautiller d’un bout à l’autre de mon nid : quand le soleil tombait sur le sommet de la statue, les tours jumelles devenaient un échiquier fascinant de fenêtres éclairées et éteintes, ressemblant, après quelques taffes de marijuana, à un tableau de Mondrian qui prendrait vie."
I decided that, like many young people, I should move to Manhattan. American education aside, I was still a Soviet citizen at heart, afflicted with a kind of Stalinist gigantamania, so that when I looked at the topography of Manhattan, I naturally settled my gaze on the Twin Towers of the World Trade Center, those emblematic honeycombed 110-story giants that glowed white gold in the afternoon sun. They looked to me like the promise of socialist realism fulfilled, boyhood science fiction extended into near-infinity. You could say I was in love with them.
« As I soon found out that I couldn’t rent an apartment in the actual World Trade Center, I decided to settle for an entire floor in a nearby turn-of-the-century skyscraper. My loft had a startling view of Miss Liberty greening the harbor on one side and the World Trade Center obliterating the rest of the skyline on another. I spent my evenings hopping from one end of my lily pad to the other: as the sun fell on top of the statue, the Twin Towers became a fascinating checkerboard of lit and unlit windows, looking, after several puffs of marijuana, like a Mondrian painting come to life. »