samedi 15 mars 2025

Shteyngart (deuils)

Shteyngart (Gary), Absurdistan, § 'Une journée de Micha Borissovich' :

"— Mon cher papa m’a récemment été arraché. On l’a fait exploser sur le pont du Palais.

— Très triste, dit le Bol. Mon père s’est seulement fait écraser par un camion qui livrait du pain.

— Le mien est tombé d’une fenêtre l’année dernière, dit la Brosse. Ce n’était que du premier étage, mais il est tombé sur la tête. Kaput. » 

Chacun de nous rendit un son de deuil profond par la combinaison de son nez, de sa gorge et de ses lèvres, comme si nous aspirions tragiquement des nouilles dans un bol métallique. Le son parcourut lentement la rue, s’arrêtant à chaque porte et ajoutant secrètement au désespoir de chaque maisonnée."


– "My dear papa was recently taken away from me. They blew him up on the Palace Bridge".

  – "Very sad,” Caesar said. “My father was just run over by a bread truck.”

 – “Mine fell out of a window last year,” Flattop said. “It was only the second story, but he fell on his head. Kaput.” We each made a deep mourning sound with the combination of our noses, throats, and lips, as if we were tragically sucking noodles out of an iron bowl. The sound traveled slowly down the street, stopping at every door on the way and secretly adding to each household’s despair.





mercredi 12 mars 2025

Nerval (Vers dorés)

Vers dorés
Eh quoi ! tout est sensible !
Pythagore.
Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant :
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :
À la matière même un verbe est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !

mardi 11 mars 2025

Shteyngart (New-York)

Shteyngart (Gary), Absurdistan [2006 trad. Roques 2008] § "Rouenna" :

"J’ai décidé, à l’exemple de tant de jeunes gens, qu’il fallait m’installer à Manhattan. Éducation américaine mise à part, j’étais encore un citoyen soviétique par le cœur, affligé d’une espèce de manie stalinienne du gigantisme, de sorte qu’en observant la topographie de Manhattan, mon regard s’arrêta naturellement sur les tours jumelles du World Trade Center, ces emblématiques ruches géantes de cent dix étages qui brillaient comme l’or blanc au soleil de l’après-midi. Elles me paraissaient la promesse tenue du réalisme socialiste, science-fiction de mon adolescence portée à un degré quasi infini. On peut dire que j’étais amoureux d’elles.

Aussitôt après avoir découvert qu’il m’était impossible de louer un appartement dans le World Trade Center, je décidai de jeter mon dévolu sur tout un étage d’un gratte-ciel début de siècle du voisinage. Mon loft avait une vue à couper le souffle sur Miss Liberté qui mettait du vert-de-gris sur la baie d’un côté et le World Trade Center qui éclipsait la silhouette des immeubles de Manhattan de l’autre. Je passais mes soirées à sautiller d’un bout à l’autre de mon nid : quand le soleil tombait sur le sommet de la statue, les tours jumelles devenaient un échiquier fascinant de fenêtres éclairées et éteintes, ressemblant, après quelques taffes de marijuana, à un tableau de Mondrian qui prendrait vie."


I decided that, like many young people, I should move to Manhattan. American education aside, I was still a Soviet citizen at heart, afflicted with a kind of Stalinist gigantamania, so that when I looked at the topography of Manhattan, I naturally settled my gaze on the Twin Towers of the World Trade Center, those emblematic honeycombed 110-story giants that glowed white gold in the afternoon sun. They looked to me like the promise of socialist realism fulfilled, boyhood science fiction extended into near-infinity. You could say I was in love with them.

« As I soon found out that I couldn’t rent an apartment in the actual World Trade Center, I decided to settle for an entire floor in a nearby turn-of-the-century skyscraper. My loft had a startling view of Miss Liberty greening the harbor on one side and the World Trade Center obliterating the rest of the skyline on another. I spent my evenings hopping from one end of my lily pad to the other: as the sun fell on top of the statue, the Twin Towers became a fascinating checkerboard of lit and unlit windows, looking, after several puffs of marijuana, like a Mondrian painting come to life.  »


lundi 10 mars 2025

Morand (amateur)

Morand, "Le Bazar de la Charité", nouvelle, 1944 :

"Esprit fin, jamais fixé, velléitaire et terriblement amateur, artiste sans art, il avait tout vu, tout lu, tout caressé, tout raté. C'était un homme du monde doué de ce qu'il faut pour réussir, mais qui n'avait jamais rien mené à bien. La réalité s'éloignait au fur et à mesure, se dérobait à son application, bien que personne ne mît plus de méthode à vivre que ce vieux novice. Mais vivre et créer sont deux activités différentes et souvent opposées. Aussi, ce qu'il tenta ne tourna point à son bénéfice ; il allait en hanneton, de recherches en découvertes : la seule chose qu'il ne découvrit jamais, ce fut lui-même, peut-être bien parce qu'il n'existait pas. M. du Ferrus était un personnage sans personnalité qui, à force de réfléchir à tout, avait fini par tout réfléchir. Il comptait néanmoins de très nombreux amis, étant de ces natures neutres où chacun aime à s'épancher, car ce sont des vases vides. Bien que travaillant sans arrêt, encore qu'il fût né, il paraissait inoccupé, car son travail n'avait point de raison d'être et ne le conduisait nulle part."


dimanche 9 mars 2025

Nabokov (ébriété)

Nabokov, Tranche de vie, in Nouvelles, éd. Quarto p. 572 : 

"Après encore quelques verres ses manières changèrent, son expression devint plus sombre et plus grossière. Sans raison aucune, il enleva ses chaussures et ses chaussettes, et puis se mit à sangloter et à marcher en sanglotant, d’un bout à l’autre de son appartement, ignorant totalement ma présence et repoussant d’un air féroce avec son gros pied nu la chaise contre laquelle il ne cessait de se cogner. En passant, il s’arrangea pour finir la carafe et entra bientôt dans une troisième phase, la phase finale de ce syllogisme d’ivrogne qui avait déjà connu, conformément aux règles strictes de la dialectique, une première manifestation d’efficacité brillante suivie d’une période centrale de mélancolie totale."


After a few more drinks his manner changed, his expression grew somber and coarse. For no reason at all, he took off his shoes and his socks, and then started to sob and walked sobbing, from one end of his flat to the other, absolutely ignoring my presence and ferociously kicking aside with a strong bare foot the chair into which he kept barging. En passant, he managed to finish the decanter, and presently entered a third phase, the final part of that drunken syllogism which had already united, in keeping with strict dialectical rules, an initial show of bright efficiency and a central period of utter gloom.