samedi 30 octobre 2021

Amiel (tapage)

Amiel, Journal intime 26 Juillet 1857 (Éditions L'Âge d'Homme t. III pp. 407-408) : 

"À 10 1/2 heures du soir, sous le ciel étoilé, une troupe de campagnards, embossés* près des fenêtres des Malan, avec de la lumière, hurlaient des chansonnettes désagréables. Pourquoi ce croassement goguenard de notes volontairement fausses et de paroles dérisoires, égaie-t-il ces gens ? pourquoi cette ostentation effrontée du laid, pourquoi cette grimace grinçante de l'anti-poésie est-elle leur manière de se dilater et de s'épanouir dans la grande nuit solitaire et tranquille ? Pourquoi ? Par un secret et triste instinct. Par le besoin de se sentir dans toute sa spécialité d'individu, de s'affirmer, de se posséder exclusivement, égoïstement, idolâtriquement, en opposant son moi à tout le reste, en le mettant rudement en contraste avec la nature qui nous enveloppe, avec la poésie qui nous ravit à nous-mêmes, avec l'harmonie qui nous unit aux autres, avec l'adoration qui nous emporte vers Dieu, Non, non, non ! moi seul et c'est assez, moi par la négation, par la laideur, par la contorsion et l'ironie ; moi dans mon caprice, dans mon indépendance et dans ma souveraineté irresponsable ; moi affranchi par le rire, libre comme un démon, exultant de spontanéité, moi maître de moi, moi pour moi, monade invincible, être suffisant à soi, vivant enfin une fois par soi-même et pour soi-même : - voilà ce qui est au fond de cette joie ; un écho de Satan, la tentation de se faire centre, d'être comme un Elohim, la grande révolte. Mais c'est aussi la vision rapide du côté absolu de l'âme personnelle, l'exaltation grossière du sujet constatant par l'abus le droit de sa subjectivité, c'est la caricature de notre plus précieux privilège, c'est la parodie de notre apothéose, et l'encanaillement de notre suprême grandeur. Beuglez donc, ivrognes ; votre ignoble concert dans ses titubations charivariques révèle encore sans le savoir la majesté de la vie et la puissance de l'âme ; dans sa repoussante vulgarité, il n'appartient encore qu'à l'être supérieur, lequel, même en s'avilissant ne s'abuse pas tout entier et qui même en multipliant sur ses membres les chaînes de la matière, fait encore dans l'entrechoquement des anneaux de cette chaîne résonner le bruit divin de la liberté."

*  = abrités


jeudi 28 octobre 2021

Fante (John) (nostalgie 2)

 Fante (John), 1933 was a bad Year, trad. Matthieussent 10x18 p. 85-86 : 

"Je savais sa blessure secrète, et je plaignais grand-maman Bettina. Elle se sentait seule, incapable de reprendre racine dans une terre étrangère. Elle n'avait pas voulu venir en Amérique, mais mon grand-père ne lui avait pas laissé le choix. La pauvreté existait aussi dans les Abruzzes, mais c'était une pauvreté plus douce, un mal que tout le monde partageait, comme une miche de pain passée alentour*. On partageait aussi la mort, la douleur, la peine et les bons moments ; le village de Torricella Peligna ressemblait à un seul être humain. Ma grand-mère était un doigt arraché au restant du corps, et rien dans sa nouvelle existence ne pouvait la consoler de son désespoir. Elle ressemblait à tous les gens qui avaient quitté cette partie de l'Italie. Certains étaient mieux lotis que d'autres, certains étaient riches, mais la joie avait quitté leur vie, et le nouveau pays était un lieu solitaire où O Sole mio et Reviens à Sorrente étaient des chansons qui brisaient le cœur."


I knew her troubled soul, and 1 pitied her. She was lonely, her roots dangling in an alien land. She had not wanted to come to America, but my grandfather had given her no other choice. There had been poverty in Abruzzi too, but it was a sweeter poverty that everyone shared like bread parsed around. Death was shared too, and grief, and good times, and the village of Torricella Peligna was like a single human being. My grandmother was a finger torn from the rest or the body and nothing in the new life could assuage her desolation. She was like all those others who had come from her part of Italy. Some were better off, and some were wealthy, bur the joy was gone from their lives, and the new country was a lonely place where "O Sole Mio" and "Come Back to Sorrento" were heartbreak songs.


* Cette fin de phrase est bizarrement traduite. C'est dommage, car c'est un des passages les plus importants du texte. L'image du doigt arraché est explicite, et même spectaculaire. Ici, c'est plus discret, donc à ne pas malmener.

- il n'y pas de "miche" dans l'original.

- "alentour," pour rendre around, est une traduction mécanique, le sens est bien plus vague. 

- les verbes parsed et shared sont de sens voisin (partager, répartir, diviser) ; le premier insiste plus sur la communauté ; le second, sur la division en morceaux ; ils illustrent parfaitement la thématique de l'eucharistie ("fraction" du pain). 

On pourrait donc très bien réduire à "comme du pain" ; ou "qu'on partageait comme on partage le pain."



mercredi 27 octobre 2021

Svevo (paresse)

Svevo, Ma Paresse trad. T. Gillybœuf, Allia, 2015 


Aujourd'hui, non pas un texte, mais quelques extraits, savoureux, d'une nouvelle à la fois triste et humoristique, puisque les thèmes, entrecroisés, en sont la vieillesse, la maladie, la médecine, la sexualité.

Une autre traduction en a été donnée sous le titre 'Oisiveté', dans : Court voyage sentimental et autres récits, textes choisis et commentés par M. Fusco, trad. de S. Aghion, R. Dadoun, J.-N. Schifano, Paris, Gallimard, 1973



"Ce serait un comble que les autres, qui ne pensent jamais à leurs reins, jouissent d'un bon fonctionnement alors que moi, qui leur fais chaque semaine un sacrifice, je pourrais être récompensé par une attaque."


"Dans cet effort que j'ai fourni pour renoncer au dîner, fumer me fut d'une grande utilité, activité avec laquelle, pour la première fois de ma vie, je me suis réconcilié, y compris sur le plan théorique. Le fumeur sait mieux jeûner que les autres. Une bonne cigarette endort n'importe quel appétit. C'est véritablement au tabac que je dois d'avoir su ramener mon poids à quatre-vingts kilogrammes tout rond. Quelle tranquillité désormais de fumer par mesure hygiénique ! On fume avec la conscience un peu plus sereine. "


"Parmi nos organes, il en est un qui est le centre, pour ne pas dire l'équivalent du soleil dans un système planétaire. Il y a quelques années encore, on pensait que c'était le cœur. Aujourd'hui, tout le monde sait que notre vie dépend des organes sexuels."


"Mère Nature est maniaque et qu'elle a la manie de la reproduction. Elle maintient un organisme en vie tant qu'elle peut espérer qu'il se reproduise. Ensuite de quoi elle le supprime"


 "J'ai voulu rouler Mère Nature et lui faire croire que j'étais encore apte à la reproduction : j'ai donc pris une maîtresse"


"J'avais l'impression que cette décision de prendre une maîtresse équivalait à entrer dans une pharmacie."


"Soucieux d'hygiène, j'allais chaque jour me réapprovisionner en cigarettes bien au-delà de la place de l'Unité, ce qui m'obligeait à une promenade de plus d'une demi-heure."


"J'ai toujours l'impression que les autres vieillards sont plus vieux que moi."


"Comparé à lui, j'étais ni plus ni moins un jeune homme. Et qui pis est, il fumait des cigarettes dénicotinisées dépourvues de toute saveur ! J'étais bien plus viril, moi qui avais toujours essayé d'arrêter de fumer, sans jamais avoir eu la faiblesse de penser à prendre des cigarettes dénicotinisées."


"Jaloux, moi ? Plus jamais ! Nous sommes vieux tous les deux. Nous sommes vieux ! Nous pouvons parfois nous octroyer le droit de penser à l'amour. Mais nous ne devons pas nous montrer jaloux parce que nous sombrerions facilement dans le ridicule." 


"Le corps du vieillard reste debout parce qu'il ne sait pas de quel côté tomber".


"À mon âge, on ressemble beaucoup au crocodile sur la terre ferme dont on dit qu'il a besoin de beaucoup de temps pour changer de direction."


"Jusque-là, quand le hasard me permettait de rester plus de dix minutes près d'une femme, je sentais sourdre de mon cœur l'espoir et le désir. J'étais certes tenté de celer l'un et l'autre, mais encore plus de les accroître pour mieux sentir la vie et mieux sentir mon appartenance à la vie." 


"J'admirais beaucoup ce buste et je pensais pour tromper Mère Nature qui me surveillait : “C'est certain, je ne peux pas encore mourir parce que si cette fillette le voulait, je serais totalement disposé à procréer.”


"Cette duègne qui, en passant près de moi et en me regardant, murmura : “Vieux satyre !” Elle m'avait traité de vieux." 



Eschyle (Darios)

Eschyle, Les Perses trad. Pierron (1870) : 

"Oh ! que l'événement a peu tardé à vérifier les oracles ! C'est sur mon fils que Jupiter accomplit les menaces divines. J'espérais que les dieux différeraient longtemps leur vengeance ; mais, quand un homme court à sa perte, les dieux l'aident à s'y précipiter. La source des maux, ô mes amis, vient de s'ouvrir sur vous : vous le devez à la jeunesse, à l'imprévoyante audace de mon fils. Essayer d'enchaîner comme une esclave la mer sacrée de Hellé ! d'arrêter le courant du Bosphore, que fait couler la volonté d'un dieu ! changer l'usage des flots, en les captivant par des entraves forgées au marteau, et ouvrir à une immense armée un chemin immense ! mortel enfin, croire qu'il l'emporterait sur tous les dieux, sur Neptune I quelle folie, quel délire aveuglait mon fils ! 


Φεῦ, ταχεῖά γ' ἦλθε χρησμῶν πρᾶξις, ἐς δὲ παῖδ' ἐμὸν
Ζεὺς ἀπέσκηψεν τελευτὴν θεσφάτων· ἐγὼ δέ που
διὰ μακροῦ χρόνου τάδ' ηὔχουν ἐκτελευτήσειν θεούς·
ἀλλ' ὅταν σπεύδῃ τις αὐτός, χὠ θεὸς συνάπτεται.
Νῦν κακῶν ἔοικε πηγὴ πᾶσιν ηὑρῆσθαι φίλοις.
Παῖς δ' ἐμὸς τάδ' οὐ κατειδὼς ἤνυσεν νέῳ θράσει·
ὅστις Ἑλλήσποντον ἱρὸν δοῦλον ὣς δεσμώμασιν
ἤλπισε σχήσειν ῥέοντα, Βόσπορον ῥόον θεοῦ·
καὶ πόρον μετερρύθμιζε, καὶ πέδαις σφυρηλάτοις
περιβαλὼν πολλὴν κέλευθον ἤνυσεν πολλῷ στρατῷ,
θνητὸς ὢν θεῶν τε πάντων ᾤετ', οὐκ εὐβουλίᾳ,
καὶ Ποσειδῶνος κρατήσειν. Πῶς τάδ' οὐ νόσος φρενῶν
εἶχε παῖδ' ἐμόν;


Sur le "Bosphore", on peut consulter les remarques érudites de S. Reinach ; 

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1923_num_36_164_7723


mardi 26 octobre 2021

Starobinski (paraphrase)

Starobinski, Faire de l'histoire 2 : La Littérature p. 232-233 : 

"Que reste-t-il de la critique, si notre question est timide, si notre langage est stéréotypé, si nos concepts sont mal assurés ? L'objet lui-même se banalise et s'affaiblit, faute d'une sollicitation vigoureuse. Les enseignants connaissent bien ces situations où la faiblesse de la lecture entraîne la faiblesse de l'objet. L'on voit se produire un écho dégradé du texte : la paraphrase. Le commentateur, en ce cas, n'ose parler pour lui-même : il n'a rien à dire, les moyens lui manquent. Il a peut-être “compris”, mais il n'a rien observé. Il se laisse envahir confusément par la rumeur de la page ouverte devant lui, il l'amplifie en termes plus faibles : réitération qui dissout la forme en faisant foisonner les équivalents inférieurs du sens. À cette dissolution, l'analyse grammaticale - aujourd'hui l'analyse structurale - apporte un palliatif, sous les espèces d'un mécanisme capable d'assurer un minimum de repérage des faits de style et des moyens mis en œuvre dans un texte. Mais si l'analyse se confine dans la technique descriptive, si elle se borne à transcrire les données littéraires dans les sigles d'un métalangage, c'est toujours la réitération qui prévaut, moins naïve et moins simple, mais toujours captive de l'horizon borné de la tautologie..."


lundi 25 octobre 2021

Nerval (correspondances)

Nerval, Aurélia, Seconde partie, VI (Pléiade p. 403) :

"Tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l'arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m'avertir et m'encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; - des combinaisons de cailloux, des figures d'angles, de fentes ou d'ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu'alors inconnues. Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m'identifier à elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées ; c'est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m'entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs." 


dimanche 24 octobre 2021

Léautaud (chat !)

Léautaud, Journal, 30 mai 1936 : 

"Hier, dans les journaux, ce fait divers : Saint-Brieuc. - Par accident, un cultivateur tue son fils. — En voulant tuer un chat, qui s'apprêtait à pénétrer dans son jardin, un cultivateur de Quesnoy, M. Joseph Loncle, prit son fusil et tira. Mais il blessa son fils, un bambin de dix-huit mois, qui jouait dans le jardin. L'enfant fut transporté d'urgence à l'hôpital, où il ne tarda pas à décéder. J'ai écrit à cette brute la lettre suivante : Paris, le 29 Avril 1936. Monsieur, Je lis dans les journaux 'l'accident' qui vient de vous arriver. En voulant tuer un chat, vous avez tué votre enfant. Je suis ravi. Je suis enchanté. Je trouve cela parfait. Cela vous apprendra à être à ce point cruel à l'égard d'une malheureuse bête. Encore tous mes compliments."