samedi 25 janvier 2020

Sterne (gestes)


Sterne, Tristram Shandy VI, V (trad. Wailly) : 
« Il y a, continua mon père, un certain air et mouvement du corps et de toutes ses parties, soit en agissant, soit en parlant, qui dénote qu'un homme est bien au dedans ; et je ne suis pas du tout surpris que Grégoire de Nazianze, en observant les gestes brusques et pétulants de Julien, ait prédit qu'il deviendrait un jour apostat ; - ni que saint Ambroise ait mis un secrétaire à la porte, à cause d'un mouvement messéant de sa tète, qui allait et venait comme un fléau ; - ni que Démocrite ait compris que Protagoras était un savant, en le voyant attacher un fagot et rentrer les petites branches en dedans. - Il y a un millier d'ouvertures inaperçues, continua mon père, par lesquelles un œil pénétrant peut plonger tout droit dans l'âme d'un homme ; et je maintiens, ajouta-t-il, qu'un homme de sens ne pose pas son chapeau quand il entre dans une chambre, et ne le reprend pas quand il en sort, sans qu'il lui échappe quelque chose qui le trahisse. »

« There is, continued my father, a certain mien and motion of the body and all its parts, both in acting and speaking, which argues a man well within ; and I am not at all surprised that Gregory of Nazianzum, upon observing the hasty and untoward gestures of Julian, should foretell he would one day become an apostate ; - or that St. Ambrose should turn his amanuensis out of doors, because of an indecent motion of his head, which went backwards and forwards like a flail ; - or that Democritus should conceive Protagoras to be a scholar, from seeing him bind up a faggot, and thrusting, as he did it, the small twigs inwards. -There are a thousand unnoticed openings, continued my father, which let a penetrating eye at once into a man's soul ; and I maintain it, added he, that a man of sense does not lay down his hat in coming into a room, - or take it up in going out of it, but something escapes, which discovers him. »


vendredi 24 janvier 2020

Céline (baignade)


Céline, Mort à crédit Pléiade p. 621 : 
« Les bains de mer, c’était du courage. C’est la crête fumante, redressée, bétonnée de cent mille galets, grondante qui s’écrase et me happe.
Transi, raclé, l’enfant vacille et succombe... Un univers en cailloux me baratine tous les os parmi les flocons, la mousse. C’est la tête qui branle d’abord, qui porte, bascule, pilonne au fond des graviers... Chaque seconde est la dernière... Mon père en maillot zébré, entre deux vallées mugissantes s’époumone. Il m’apparaît... Il éructe... s’épuise, déconne. Un rouleau le culbute aussi, le retourne, le voilà les nougats en l’air... Il gigote comme une grenouille... Il se redresse plus, il est foutu... Il me fonce alors dans la poitrine une terrible rafale de galets...
Je suis criblé... Noyé... Affreux... Je suis écrasé par un déluge... Puis ça me ramène encore, projeté gisant aux pieds de ma mère... Elle veut me saisir, m’arracher... La succion me décroche... M’éloigne... Elle pousse un horrible cri. La plage tout entière afflue... Mais tout effort est déjà vain... Les baigneurs s’agglomèrent, s’agitent... Quand la furie me bute au fond, je remonte râler en surface... Je vise le temps d’un éclair qu’ils discutent sur mon agonie... Ils sont là de toutes les couleurs : des verts... des bleus, des ombrelles, des jaunes... des citron... Je tourbillonne dans mes morceaux... Et puis j’aperçois plus rien... Une bouée m’étrangle... On me hale sur les rochers... tel un cachalot... Le vulnéraire m’emporte la gueule, on me recouvre tout d’arnica... Je brûle sous les enveloppements... Les terribles frictions. Je suis garrotté dans trois peignoirs.
Tout autour alors, on explique... Que la mer est trop forte pour moi ! Très bien ! Ça va ! J’en demandais jamais tant !... On faisait ça pour le sacrifice... Pour le nettoyage vigoureux… »

jeudi 23 janvier 2020

Dubuffet (forme et contenu)


Dubuffet, Céline pilote (1964) :
La peinture a depuis longtemps fait sa révolution ; la littérature - Céline seul mis à part - n'a pas fait la sienne. […] ; la littérature est figée, prise en gelée. Par quiconque n'est très averti spécialiste une page contemporaine pourrait très facilement être attribuée à Voltaire ou Descartes. Faites seulement l'effort de comparer les différences qui séparent une peinture actuelle d'une de Raphaël et une page de Sartre d'une de Diderot et vous saisirez ce qu'il en est. La forme de la peinture a totalement changé; celle de l'écrire, à bien peu de chose près, est demeurée la même. Or c'est dans l'art la forme qui détermine toute l'action de l'œuvre. A même forme même contenu. C'est de changer la forme qui provoque changement de contenu. La littérature s'imagine qu'importe sa pensée, non son corps ; c'est l'optique chrétienne du corps et de l'esprit. Elle croit renouveler la pensée sans toucher au corps, qui lui semble dans l'affaire vase inefficient, emballage. Erreur ! elle ne renouvelle rien du tout. C'est quand elle s'avisera de s'inventer de nouveaux corps (comme a fait la peinture) qu'elle verra ce que sont des positions d'esprit vraiment nouvelles et que son feu se rallumera.
On ne répétera jamais assez que l'art est une affaire de forme et non pas de contenu. L'effort de l'écrivain pour nourrir son ouvrage de rares informations et fines analyses est tout à fait impropre. La pensée analytique est une chose et l'art en est une autre, une tout autre. Il a des moyens plus riches, plus expéditifs. Il vous expédie en un tournemain, en une demi-ligne (voyez Céline) ce que la pensée analytique, avec ses pieds lourds, ne parvient pas à énoncer dans tout un volume. La peinture elle aussi a longtemps cru que son affaire était de donner à ses christs et ses vierges des expressions ingénieusement renouvelées. C'est quand elle s'est avisée d'y substituer des pommes, des verres à absinthe et des paquets de tabac qu'elle a fait sa révolution. Celle-ci fut de porter l'invention non plus sur le choix de l'objet figuré mais sur les moyens et les matériaux mis en œuvre, les modes de transcription, la syntaxe. Quelles ailes lui ont alors poussé ! Quels vols n'a-t-elle depuis lors cessé de faire !

mercredi 22 janvier 2020

Gracq (littérature)


Gracq, en lisant en écrivant (Corti p. 171-173) : 
« Le secret d'une œuvre réside bien moins dans l'ingéniosité de son son organisation que dans la qualité de sa matière ; si j'entre sans préjugé dans un roman de Stendhal ou un poème de Nerval, je suis d'abord et tout entier seulement odeur de rose, comme la statue de Condillac - sans yeux, sans oreilles, sans perceptions localisées - et par là l'œuvre d'art me livre son caractère opératoire distinctif, qui est d'occuper immédiatement et sans différenciation aucune toute ma cavité intérieure, à la manière d'un gaz qui se dilate. Révélant ainsi sa totale élasticité, et l'immanence impartagée de sa présence vraie : non subdivisable, parce que sa vertu réside tout entière dans chaque particule.
Ce qui égare trop souvent la critique explicative, c'est le contraste entre la réalité matérielle de l'œuvre : étendue, articulée, faite de parties emboîtées et complexes, et même si l'on veut, démontable jusque dans son détail, et le caractère rigidement global de l'impression de lecture qu'elle produit. Ne pas tenir compte de cet effet de l'œuvre, pour lequel elle est tout entière bâtie, c'est analyser selon les lois et par les moyens de la mécanique une construction dont le seul but est de produire un effet analogue à celui de l'électricité. Et il y a même à pareille méprise une circonstance aggravante : c'est que le "constructeur" de l'œuvre d'art, chaque fois qu'il a nourri son travail, chaque fois aussi qu'il a eu besoin de le contrôler, s'est refait lui aussi tout entier "odeur de rose", éliminant de son esprit tout sauf une certaine impression directrice aveugle et quasi olfactive, qui lui permet seule de choisir entre les pistes qui s'offrent à lui. Tout l'ouvrage a été conçu et exécuté sous le contrôle de cette essence pressentie de l'œuvre, qui n'est peut-être pas celle qui se communique au lecteur (c'est la profonde équivoque de la transmission dans l'œuvre d'art) mais dont la nature est identique. »

mardi 21 janvier 2020

Renard (musique)


Renard, chronique de jeunesse (vers 1890) :
« Observe dans une glace, quand tu sors d'un concert, ton air vanné ; t'es-tu battu à la foire ? est-ce qu'on t'a oublié dans un bain de vapeur ou massé trop durement jusqu'à faire jaillir tes veines comme des vers ? Mais il est bien inutile de te poser des questions : tu ne sais plus ce qui s'est passé ; tu es demeuré trois heures la bouche ouverte et les yeux clos, les oreilles toutes pleines, la raison morte, le dos courbé sous l'effroyable puissance de la musique ; et dehors, comme un esclave affranchi, tu pousses un long soupir de soulagement. C'est vexant il faut l'avouer d'être traité ainsi quand on se croit un honnête homme. On ne proteste qu'en fuyant. Comment sans nous dégrader permettre à un petit air de flûte de nous jeter dans cet état de transpiration ? Dès la première note je dresse la tête avec inquiétude. Sauve qui peut ! Voilà la fascinatrice terrifiante qui passe ! L'âme n'est plus qu'une longue oreille. C'est le moment que je choisis pour m'en aller. Sinon je me trouve pris, roulé dans les vagues sonores et métamorphosé en homme qui se noie sans savoir pourquoi. Sans savoir pourquoi ! Ci-gît la honte ! et cela indigne qu'un frottement de cordes et de crins colophanés, plus qu'un vers de Baudelaire ou de Corbière nous impressionne et nous retourne. »

lundi 20 janvier 2020

Revel (roman)


Revel J.-F., préface à Fitzgerald, Gatsby le Magnifique : 
« L’une des manières d'indiquer ce qu'est un ‘chef-d'œuvre’ du roman est peut-être la suivante : alors que le faux chef-d'oeuvre s'annonce au lecteur, avant tout, par l'exposé des intentions qui le dirigent, excusant et avouant ainsi l'insuffisance ou l'inexistence de la réalisation, dans le vrai chef-d'œuvre, au contraire, la réalisation est l'évidence même et les intentions demeurent mystérieuses.
Ou plutôt, elles ne sont plus, puisqu'elles ont été réalisées. Après tout, ce que nous percevons de la «technique» de Hemingway où de Faulkner pourrait être justement la part d'échec de leur œuvre. Aussi bien, l'œuvre d'art, réussie — c'est-à-dire l’œuvre d'art tout court - fait penser à elle-même, à elle seule, et non point aux mouvements, aux courants, aux programmes. Elle nous libère de tous les contreforts dont nous soutenons notre intérêt devant une œuvre sans prise : son appartenance à un moment d'un genre littéraire, sa situation par rapport à tel ou tel autre livre. »