vendredi 24 septembre 2021

Descartes + Stael (villes)

     Descartes, Discours de la Méthode II, AT VI pp. 11-13, FA I pp. 579-583 :
"[...] Souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant et plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés. Et si l'on considère qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers, qui ont eu charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à l'ornement du public, on connaîtra bien qu'il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d'autrui, de faire des choses fort accomplies."

     Staël (G. de), De l'Allemagne [1810-1813] chap. XVII, GF t. 1 p. 133 :
"Berlin est une grande ville, dont les rues sont très-larges, parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l'ensemble régulier : mais comme il n'y a pas longtemps qu'elle est rebâtie, on n'y voit rien qui retrace les temps antérieurs. Aucun monument gothique ne subsiste au milieu des habitations modernes ; et ce pays nouvellement formé n'est gêné par l'ancien en aucun genre. Que peut-il y avoir de mieux, dira-t-on, soit pour les édifices, soit pour les institutions, que de n'être pas embarrassé par des ruines ? Je sens que j'aimerais en Amérique les nouvelles villes et les nouvelles lois : la nature et la liberté y parlent assez à l'âme pour qu'on n'y ait pas besoin de souvenirs ; mais sur notre vieille terre il faut du passé. Berlin, cette ville toute moderne, quelque belle qu'elle soit, ne fait pas une impression assez sérieuse ; on n'y aperçoit point l'empreinte de l'histoire du pays, ni du caractère des habitants, et ces magnifiques demeures, nouvellement constantes, ne semblent destinées qu'aux rassemblements commodes des plaisirs et de l'industrie. Les plus beaux palais de Berlin sont bâtis en briques ; on trouverait à peine une pierre de taille dans les arcs de triomphe. La capitale de la Prusse ressemble à la Prusse elle-même; les édifices et les institutions y ont âge d'homme, et rien de plus, parce qu'un homme seul en est l'auteur."
 

Hemingway (Andrinople)

 Hemingway, de nos jours (1924) chap. III éd. Bouquins trad. Zins, p. 149 :
  
     NB : l'absence de majuscules dans le titre est conforme à l'intention de l'auteur.
   "De l’autre côté des marécages, on apercevait les minarets d’Andrinople dressés dans le ciel pluvieux. Une file de carrioles pressées les unes derrière les autres s’étendait sur une cinquantaine de kilomètres le long de la route de Karagatch. Une armée de buffles et de bœufs tiraient les carrioles qui s’enfonçaient dans une épaisse couche de boue. On ne voyait ni commencement ni fin. Rien que des carrioles chargées de tout ce qu’ils possédaient. Des vieillards, trempés jusqu’aux os, marchaient à côté des voitures, conduisant les bêtes. La Marica coulait, jaune, presque au ras du pont. Sur le pont, les carrioles étaient tassées comme des sardines tandis que des chameaux tentaient de se frayer un passage parmi elles, de leur démarche ondulante. Une unité de cavalerie grecque se pressait elle aussi le long du cortège. Les femmes et les enfants étaient entassés dans les carrioles, recroquevillés au milieu des matelas, des miroirs, des machines à coudre, des ballots. Il y avait une femme qui accouchait sous une couverture maintenue par une jeune fille en larmes que la scène rendait malade de peur. Il ne cessa de pleuvoir pendant toute la durée de l’évacuation."

   Minarets stuck up in the rain out of Adrianople across the mud flats. The carts were jammed for thirty miles along the Karagatch road. Water buffalo and cattle were hauling carts through the mud. No end and no beginning. Just carts loaded with everything they owned. The old men and women, soaked through, walked along keeping the cattle moving. The Maritza was running yellow almost up to the bridge. Carts were jammed solid on the bridge with camels bobbing along through them. Greek cavalry herded along the procession. Women and kids were in the carts crouched with mattresses, mirrors, sewing machines, bundles. There was a woman having a kid with a young girl holding a blanket over her and crying. Scared sick looking at it. It rained all through the evacuation.

jeudi 23 septembre 2021

Anderson (Sh) (peinture)

  Anderson (Sherwood), Winesburg in Ohio, § 'Solitude' trad. M. Gay, Gallimard 1961 p. 165-166 :
  "Le tableau que vous regardez ne consiste pas dans les choses que vous voyez et dont vous parlez tant. Il y a autre chose, quelque chose que vous ne voyez pas du tout, quelque chose que vous n'êtes pas destinés à voir. Regardez donc celui-là, d'ici, près de la porte, de façon à ce qu'il soit éclairé par la fenêtre. Ce point noir sur la route, que vous pourriez ne pas remarquer, est, voyez-vous, la clé de tout. Il y a là un bouquet de sureaux, comme il en pousse au bord du chemin devant ma maison, là-bas à Winesburg, et quelque chose est caché au milieu des sureaux. C'est une femme, voilà ce que c'est. Elle a été jetée à bas d'un cheval ; et le cheval s'est sauvé si loin qu'on ne le voit plus. Ne remarquez-vous pas que le vieux qui conduit sa charrette jette autour de lui des regards anxieux ? C'est Thad Graybach, qui possède une ferme au sommet de la route. Il emporte du blé à Winesburg pour le faire moudre au moulin de Comstock. Il devine qu'il y a quelque chose dans les sureaux ; quelque chose de caché, mais cependant il n'est sûr de rien.
  C'est une femme, voyez-vous, voilà ce que c'est ! C'est une femme et... oh ! qu'elle est belle ! elle est blessée et en souffre, mais aucun son ne sort de ses lèvres. Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? Elle gît immobile, pâle et immobile, et la beauté émanant d'elle se répand sur tout ce qui l'entoure. Elle se répand dans le ciel, là au fond, et partout. Je n'ai pas essayé de peindre la femme, naturellement.  Elle est trop belle pour qu'on puisse la peindre."


 The picture you see doesn't consist of the things you see and say words about. There is something else, something you don't see at all, something you aren't intended to see. Look at this one over here, by the door here, where the light from the window falls on it. The dark spot by the road that you might not notice at all is, you see, the beginning of everything. There is a clump of elders there such as used to grow beside the road before our house back in Winesburg, Ohio, and in among the elders there is something hidden. It is a woman, that's what it is. She has been thrown from a horse and the horse has run away out of sight. Do you not see how the old man who drives a cart looks anxiously about? That is Thad Grayback who has a farm up the road. He is taking corn to Winesburg to be ground into meal at Comstock's mill. He knows there is something in the elders, something hidden away, and yet he doesn't quite know. / "It's a woman you see, that's what it is! It's a woman and, oh, she is lovely! She is hurt and is suffering but she makes no sound. Don't you see how it is? She lies quite still, white and still, and the beauty comes out from her and spreads over everything. It is in the sky back there and all around everywhere. I didn't try to paint the woman, of course. She is too beautiful to be painted.

mercredi 22 septembre 2021

Valéry (conscience)


   Valéry, Note et Digression (1919) Pléiade t. 1 p. 1224 :
   "[La conscience] fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans l'obscurité d'un théâtre. Présence qui ne peut pas se contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu'elle compose toute cette nuit haletante, invinciblement orientée. Nuit complète, nuit très avide, nuit secrètement organisée, toute construite d'organismes qui se limitent et se compriment ; nuit compacte aux ténèbres bourrées d'organes, qui battent, qui soufflent, qui s'échauffent, et qui défendent, chacun selon sa nature, leur emplacement et leur fonction. En regard de l'intense et mystérieuse assemblée, brillent dans un cadre formé, et s'agitent, tout le Sensible, l'Intelligible, le Possible. Rien ne peut naître, périr, être à quelque degré, avoir un moment, un lieu, un sens, une figure, - si ce n'est sur cette scène définie, que les destins ont circonscrite, et que, l'ayant séparée de je ne sais quelle confusion primordiale, comme furent au premier jour les ténèbres séparées de la lumière, ils ont opposée et subordonnée à la condition d'être vue..."


mardi 21 septembre 2021

Pouchkine (trad. Nabokov)


Pouchkine, Vers composés la nuit pendant une insomnie (1830),
traduit en français par Vladimir Nabokov

Je ne puis m’endormir. La nuit
Recouvre tout, lourde de rêve.
Seule une montre va sans trêve,
Monotone, auprès de mon lit.
Lachésis, commère loquace,
Frisson de l’ombre, instant qui passe,
Bruit du destin trotte-menu,
Léger, lassant, que me veux-tu ?
Que me veux-tu, morne murmure ?
Es-tu la petite voix dure
Du temps, du jour que j’ai perdu ?
Que veux-tu donc me faire entendre ?
Est-ce un appel ? Est-ce Cassandre ?
Je tâche de savoir pour sûr,
D’apprendre ton langage obscur...


lundi 20 septembre 2021

Staël (G. de) (communication)


    Staël (G. de), De l'Allemagne GF t. 2 p. 302 : 

"Lorsque vous parlez à quelqu'un sur des sujets dignes d'un saint respect, vous apercevez d'abord s'il éprouve un noble frémissement, si son cœur bat pour des sentiments élevés, s'il a fait alliance avec l'autre vie, ou bien s'il n'a qu'un peu d'esprit qui lui sert à diriger le mécanisme de l'existence. Et qu'est-ce donc que l'être humain, quand on ne voit en lui qu'une prudence dont son propre avantage est l'objet ? L'instinct des animaux vaut mieux, car il est quelquefois généreux et fier ; mais ce calcul, qui semble l'attribut de la raison, finit par rendre incapable de la première des vertus, le dévouement."


dimanche 19 septembre 2021

Céline + Houellebecq (recherche en biologie)

Céline, Voyage au bout de la nuit : 

"Les savants franchirent à leur tour la grille, plus traînards encore, plus réticents que leurs modestes subalternes, par petits groupes mal rasés et chuchoteurs. Ils allaient se disperser au long des couloirs en lissant les peintures. Rentrée de vieux écoliers grisonnants, à parapluie, stupéfiés par la routine méticuleuse, les manipulations désespérément dégoûtantes, soudés pour des salaires de disette et à longueur de maturité dans ces petites cuisines à microbes, à réchauffer cet interminable mijotage de raclures de légumes, de cobayes asphyxiques et d’autres certaines pourritures. Ils n’étaient plus en fin de compte eux-mêmes que de vieux rongeurs domestiques, monstrueux, en pardessus." 


Houellebecq, Les Particules élémentaires 1, 2 :

"L’ambiance au sein de l’unité de recherches qu’il dirigeait était, ni plus ni moins, une ambiance de bureau. Loin d’être les Rimbaud du microscope qu’un public sentimental aime à se représenter, les chercheurs en biologie moléculaire sont le plus souvent d’honnêtes techniciens, sans génie, qui lisent Le Nouvel Observateur et rêvent de partir en vacances au Groenland. La recherche en biologie moléculaire ne nécessite aucune créativité, aucune invention ; c’est en réalité une activité à peu près complètement routinière, qui ne demande que de raisonnables aptitudes intellectuelles de second rang. Les gens font des doctorats, soutiennent des thèses, alors qu’un Bac+2 suffirait largement pour manœuvrer les appareils."