samedi 10 octobre 2020

Smith (lassitude)


Smith (Zadie), De la Beauté Folio p. 58-59 : 

"Howard n'avait pas été surpris par la perte progressive de la raison qui semblait caractériser ce nouveau millénaire ; néanmoins, chaque nouvel exemple dont il était témoin - à la télé, dans la rue, et maintenant ce jeune homme - le minait un peu plus. Son désir de participer à la discussion, d'être dans la société, s'estompait. C'est l'énergie nécessaire pour lutter contre les béotiens qui diminue."  


The flight from the rational, which was everywhere in evidence in the new century, none of it had surprised Howard as it had surprised others, but each new example he came across ­on the television, in the street and now in this young man -­weakened him somehow. His desire to be involved in the argument, in the culture, fell off the energy to fight the philistines, this is what fades.


vendredi 9 octobre 2020

Suarès (sur Rimbaud)

 Suarès, cité par François Crouzet (Contre René Char, Belles-Lettres 1992) : 

« Il est le poète à l'état pur, comme le minéral le plus précieux en pépites. Mais la statue d'or, l'oeuvre, n'est jamais faite ; et un monceau de pépites les unes sur les autres ne font pas une Victoire Aptère ni une figure du Parthénon... Avant tout Rimbaud vit par les yeux. Il saisit moins la forme que les contrastes de la lumière et de l'ombre ; d'ailleurs les ombres mêmes s'allument dans sa vision ; dans Rimbaud, la ligne même, tout est couleurs. Son âme est en proie aux couleurs. Son génie est le damné de la sensation... Il est tout sensations, et il veut qu'on soit tout sensations avec lui. Il semble l'homme qui a le moins douté du monde réel, de la nature et des apparences changeantes... Rimbaud est un polypier d'images et de sensations. Il est le miroir des phénomènes. Il est ce qu'ils sont. Ils sont tout ce qu'il est... Il use des mots comme le peintre des tons. Il va par tons purs. De là cette ellipse perpétuelle. La pensée, pour la plupart des gens, s'y perd : elle ne retrouve plus son lien logique. Elle le cherche, et a tort de le chercher. Chaque phrase, chaque mot même est une espèce de proposition faite par le regard à la sensation. » 



jeudi 8 octobre 2020

Hersant (mélancolie)

Hersant (Yves), Le Marteau de Michel-Ange, in Communications, 64, 1997 p. 81-82 : 

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1997_num_64_1_1973


"La mélancolie, suivant cette riche tradition, est bien autre chose qu'une maladie. Elle naît en même temps que la culture, lorsque l'homme se découvre double : non pas un, mais duel, et portant de l'autre en lui. L'intérêt de l'immense rêverie sur les humeurs du corps, sur la bile noire en particulier, est précisément là : articulant du physiologique sur du psychologique, mettant en relation une substance extrêmement instable (la mélaïna cholê, la mélancolie au sens premier) et une aptitude à créer, elle nous renvoie toujours à l'idée que l'homme doit son excellence, sa créativité artistique en particulier, à une altération qui le travaille au plus intime. Le coup de force aristotélicien, comme l'a montré Jackie Pigeaud, est de remplacer l'inspiration - en tant que principe explicatif des plus hautes œuvres de l'esprit - par un certain état du corps ; ou encore de substituer à l'élection divine une détermination physiologique. Travaillé par la bile noire, l'artiste n'est pas nécessairement un malade, même s'il craint à tout instant de l'être ; violent et inconstant, il l'est parce qu'est violente et inconstante une humeur qui l'incite à devenir autre. Se sentir essentiellement différent de soi, tel serait le propre de l'artiste ; et c'est justement à quoi l'humeur noire le conduit."


mercredi 7 octobre 2020

Bouvier (camelote)

 BouvierL'Usage du monde, chap. 'Autour du ''Saki Bar' :

« À y regarder de près, ces boutiques de Djinah Road offraient un spectacle navrant. Plus trace d’artisanat. Portée par une vague majestueuse, l’écume de la camelote occidentale avait atteint et souillé le commerce local ; peignes patibulaires, Jésus en celluloïd, stylo-billes, musiques à bouche, jouets de fer-blanc plus légers que paille. Minables échantillons qui faisaient honte d’être Européen. Sans compter l’usage atroce de la tierce majeure - preuve du peu de cas que les Anglicans font de la beauté - qui, sortie de l’harmonium de la chapelle militaire, avait ici contaminé jusqu’aux musiciens ambulants ; et sans parler des vertigineuses grandes bicyclettes, payées au prix fort, sur lesquelles les Baloutchs naviguaient en équilibre instable dans de grands embarras de robes. Mais c’est ainsi qu’on crée un marché.

Je me consolais en pensant qu’à cet égard au moins, l’Inde s’était bien vengée en nous refilant tout son rebut : « baume tonique des Brahmanes », gourous de pacotille, fakirs en toc et Yoga dernier choix. Mais c’était un rendu pour un prêté. »


mardi 6 octobre 2020

Anonyme (épidémie, 1414)

 Journal d'un bourgeois de Paris à la fin de la guerre de cent ans : 

« Il arriva en effet selon le bon plaisir de Dieu qu’un mauvais air corrompu fondît sur le monde, qui fit perdre le boire, le manger et le sommeil à plus de cent mille personnes à Paris. On avait deux ou trois fois par jour une très forte fièvre, surtout chaque fois qu’on mangeait ; toute nourriture vous paraissait amère, très mauvaise et puante ; où que l’on soit, on tremblait ; enfin, ce qui était bien pis, le corps perdait toutes ses forces. Ce mal dura sans cesser trois semaines et plus, et commença vraiment vers le début mars : on l’appelait le tac ou le horion. Et ceux qui ne l’avaient pas ou qui en étaient déjà guéris, se moquaient des autres en disant : « L’as-tu ? Par ma foi, tu as chanté : Votre c.n a la toux, commère ! » Car en plus de tout ce que je viens de dire, ce mal donnait une toux si forte, un rhume si cruel, un tel enrouement qu’on ne chantait plus de grands-messes à Paris et que plusieurs, à force de tousser, se rompirent les organes génitaux, pour le reste de leur vie. Des femmes qui, enceintes, étaient loin de leur terme, accouchèrent prématurément sans l’aide de quiconque, à force de tousser, ce qui ne manquait pas d’entraîner la mort pour la mère et pour l’enfant. Quand la guérison approchait, les malades rejetaient beaucoup de sang par la bouche, le nez et par en dessous, ce qui ébahissait beaucoup ; et pourtant, personne n’en mourait. Mais on avait du mal à guérir, car il fallait bien compter six semaines après la guérison complète, avant que l’appétit ne revînt ; et aucun médecin ne savait dire de quel mal il s’agissait. » 


lundi 5 octobre 2020

Steinbeck (machines)

 Steinbeck, Les Raisins de la colère, trad. Duhamel-Coindreau, Folio p. 161-162 : 

"Les tracteurs avaient leurs phares allumés, car il n’y a ni jour ni nuit pour un tracteur, et les socs retournent la terre dans les ténèbres et scintillent à la lumière du jour. Et quand un cheval a fini son travail et rentre dans son écurie, il reste encore de la vie, de la vitalité. Il reste une respiration et une chaleur, des froissements de sabots dans la paille, des mâchoires broyant le foin, et les oreilles et les yeux sont vivants. Il y a la chaleur de la vie dans l’écurie, l’ardeur et l’odeur de la vie. Mais quand le moteur d’un tracteur cesse de tourner, il est aussi mort que le minerai dont il sort. La chaleur le quitte comme la chaleur animale quitte un cadavre. Alors les portes de tôle ondulée se referment et le chauffeur rentre chez lui, à vingt milles de là parfois, et il peut rester des semaines ou des mois sans rentrer, car le tracteur est mort. Et cela est simple et de bon rendement. Si simple que le travail perd tout caractère merveilleux, si effectif que le merveilleux quitte la terre et la culture de la terre, et avec le merveilleux la compréhension profonde et le lien. 

Le carbone n’est pas un homme, pas plus que le sel ou l’eau, ou le calcium. Il est tout cela mais il est beaucoup plus ; et la terre est beaucoup plus que son analyse. L’homme qui est plus que sa nature chimique, qui marche dans sa terre, qui tourne le soc de sa charrue pour éviter une pierre, qui abaisse les mancherons pour glisser sur un affleurement, qui s’agenouille par terre pour déjeuner ; cet homme qui est plus que les éléments dont il est formé connaît la terre qui est plus que son analyse. Mais l’homme-machine qui conduit un tracteur mort sur une terre qu’il ne connaît pas, qu’il n’aime pas, ne comprend que la chimie, et il méprise la terre et se méprise lui-même. Quand les portes de tôle sont refermées il rentre chez lui, et son chez-lui n’est pas la terre." 


Steinbeck, The Grapes of Wrath : 

« The tractors had lights shining, for there is no day and night for a tractor and the disks turn the earth in the darkness and they glitter in the daylight. And when a horse stops work and goes into the barn there is a life and a vitality left, there is a breathing and a warmth, and the feet shift on the straw, and the jaws champ on the hay, and the ears and the eyes are alive. There is a warmth of life in the barn, and the heat and smell of life. But when the motor of a tractor stops, it is as dead as the ore it came from. The heat goes out of it like the living heat that leaves a corpse. Then the corrugated iron doors are closed and the tractor man drives home to town, perhaps twenty miles away, and he need not come back for weeks or months, for the tractor is dead. And this is easy and efficient. So easy that the wonder goes out of work, so efficient that the wonder goes out of land and the working of it, and with the wonder the deep understanding and the relation. 

And in the tractor man there grows the contempt that comes only to a stranger who has little understanding and no relation. For nitrates are not the land, nor phosphates; and the length of fiber in the cotton is not the land. Carbon is not a man, nor salt nor water nor calcium. He is all these, but he is much more, much more; and the land is so much more than its analysis. The man who is more than his chemistry, walking on the earth, turning his plow point for a stone, dropping his handles to slide over an outcropping, kneeling in the earth to eat his lunch; that man who is more than his elements knows the land that is more than its analysis. But the machine man, driving a dead tractor on land he does not know and love, understands only chemistry; and he is contemptuous of the land and of himself. When the corrugated iron doors are shut, he goes home, and his home is not the land."


dimanche 4 octobre 2020

Chesterton (habitude)

 Chesterton, L'Homme éternel, Introduction, trad. fr. p. 14 : 

« Pour faire vibrer, de la seule manière acceptable, la corde de l’impartialité, il est nécessaire de toucher celle de la nouveauté : la première fois que nous voyons les choses, nous les regardons sans parti pris. Voilà pourquoi, soit dit en passant, les enfants acceptent les dogmes sans difficulté. Mais l’Eglise, institution éminemment pratique, sait que les enfants deviennent des hommes et qu’il faut aux hommes, pour militer efficacement, des rites fixes, destinés à devenir familiers, à supporter même une part de routine. Car l’habitude est une bonne chose si le cœur des rites est connu et aimé. Mais quand l’habitude devient inattention, quand l’inattention engendre l’ennui et l’ignorance, quand nous ne voyons plus ce qu’il y a d’évidemment surnaturel dans notre vie quotidienne, il est grand temps que nous nous refassions l’âme d’un de ces petits enfants dont le réalisme est aussi grand que l’innocence. Ce qui est devenu familier gagne à devenir insolite si la familiarité engendre l’indifférence. »


Chesterton, The everlasting Man : 

"In order to strike, in the only sane or possible sense, the note of impartiality, it is necessary to touch the nerve of novelty. I mean that in one sense we see things fairly when we see them first. That, I may remark in passing, is why children generally have very little difficulty about the dogmas of the Church. But the Church, being a highly practical thing for working and fighting, is necessarily a thing for men and not merely for children. There must be in it for working purposes a great deal of tradition, of familiarity, and even of routine. So long as its fundamentals are sincerely felt, this may even be the saner condition. But when its fundamentals are doubted, as at present, we must try to recover the candour and wonder of the child ; the unspoilt realism and objectivity of innocence. Or if we cannot do that, we must try at least to shake off the cloud of mere custom and see the thing as new, if only by seeing it as unnatural. Things that may well be familiar so long as familiarity breeds affection had much better become unfamiliar when familiarity breeds contempt."