vendredi 31 décembre 2021

Nabokov (apparence)

     Nabokov, Feu pâle, avant-propos, Pléiade III p. 168-169 :
   "Tout son être constituait un masque. L'apparence physique de John Shade était tellement peu en rapport avec les harmonies qui foisonnaient dans cet homme, que l'on se sentait enclin à la rejeter comme un déguisement grossier [...] (Son visage) évoquait un poivrot bouffi, de sexe indéterminé à la Hogarth. Son corps difforme, cette abondante tignasse grise, les ongles jaunis de ses doigts grassouillets, les poches sous ses yeux sans éclat n'étaient intelligibles qu'entrevus comme les déchets éliminés de son moi intrinsèque par les mêmes forces de perfection qui purifiaient et ciselaient son vers. Il était sa propre annulation. [...]
   Je le regarde. Je suis témoin d'un phénomène physiologique unique : John Shade en train de percevoir et de transformer le monde, l'absorbant et le démantelant, réordonnant ses éléments tout en les stockant afin de produire à une date non spécifiée un miracle organique, une fusion d'image et de musique, un vers."

His whole being constituted a mask. John Shade’s physical appearance was so little in keeping with the harmonies hiving in the man, that one felt inclined to dismiss it as a coarse disguise or passing fashion [...]. It merely reminded one of a fleshy Hogarthian tippler of indeterminate sex. His misshapen body, that gray mop of abundant hair, the yellow nails of his pudgy fingers, the bags under his lusterless eyes, were only intelligible if regarded as the waste products eliminated from his intrinsic self by the same forces of perfection which purified and chiseled his verse. He was his own cancellation. [...]
I am looking at him. I am witnessing a unique physiological phenomenon : John Shade perceiving and transforming the world, taking it in and taking it apart, re-combining its elements in the very process of storing them up so as to produce at some unspecified date an organic miracle, a fusion of image and music, a line of verse.


   cf. une idée tout à fait similaire chez Valéry, dont j'ai parlé sur mon site,
https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/val%C3%A9ry-se-refaire

pour trouver le passage qui en traite, chercher :
l'essentiel invisible, "les œuvres vives."

jeudi 30 décembre 2021

Calet (grand-mère)

    Calet, La Fièvre des polders 1, chap. 7 :
    "La grand’mère, qui faisait à Burrth le lavage des cadavres et les délivrances, la première toilette et l’ultime, tenait ainsi le début et la fin des gens du village entre les mains, les bons et les mauvais. Et certains de ces derniers, qui avaient vécu en pécheurs, pour le mal, elle les retrouvait sans défense et muets, pareils à des nouveau-nés, pendant qu’elle leur débarbouillait la face à l’aide de son chiffon mouillé.
   — Toi, mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, mauvais chrétien, disait-elle tout bas.
L’autre était bien empêché de répliquer qui, dans le temps, avait eu la riposte facile cependant.
   — Tu as bu, tu as battu ta femme et tes enfants, tu as blasphémé le nom du Seigneur…
   Elle prenait contentement à le rudoyer un peu, celui qui avait malmené les autres ; elle le pinçait en cachette, elle lui enfonçait un ongle dans la joue bleuie, molle et brillante de la sueur de la mort ; le trou ne se remplissait pas. En quelque sorte, la grand’mère préludait à l’exécution de la justice divine."

mercredi 29 décembre 2021

Platon (Gorgias)

    Platon, Gorgias, éd. Brisson (2008) :
   "Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul à faire de la politique. Or, comme ce n’est pas pour faire plaisir qu’à chaque fois je dis ce que je dis, comme c’est pour faire voir, non pas ce qui est le plus agréable, mais ce qui est le mieux, je serais incapable, face à un tribunal, de dire quoi que ce soit ! Car je serais jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants, et contre lequel un confiseur porterait plainte. Qu’est-ce que le médecin pourrait dire, s’il était livré aux enfants et si son accusateur déclarait : "Enfants, voici l’homme qui est responsable des maux dont vous avez souffert, il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à avoir faim, à avoir soif ! Ce n’est pas comme moi, qui vous fais bénéficier d’un tas de choses, bonnes et agréables ! "Qu’arriverait-il au médecin livré à un sort si fâcheux ? Pourrait-il dire, même si c’est la vérité : "Mes enfants, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour votre santé !" ? Quelle clameur retentirait chez ces terribles juges ? une clameur immense ?"

mardi 28 décembre 2021

Goethe (nature)

   Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Lettre du 18 août, trad. Porchat 1860 :
   "Ce sentiment de la nature vivante, qui remplit, qui réchauffe mon cœur, qui versait dans mon sein des torrents de délices, et faisait à mes yeux un paradis du monde qui m’environne, devient maintenant pour moi un insupportable bourreau, un génie persécuteur, attaché sans cesse à mes pas. [...] Ce qui me ronge le cœur, c’est la force dévorante qui est cachée dans la nature entière, et n’a rien produit qui ne détruise son voisin et ne se détruise soi-même. C’est ainsi que je poursuis avec angoisse ma course chancelante, environné du ciel et de la terre et de leurs forces actives ; je ne vois rien qu’un monstre qui dévore, qui rumine éternellement."

Das volle, warme Gefühl meines Herzens an der lebendigen Natur, das mich mit so vieler Wonne überströmte, das rings umher die Welt mir zu einem Paradiese schuf, wird mir jetzt zu einem unerträglichen Peiniger, zu einem quälenden Geist, der mich auf allen Wegen verfolgt [...] ; mir untergräbt das Herz die verzehrende Kraft, die in dem All der Natur verborgen liegt; die nichts gebildet hat, das nicht seinen Nachbar, nicht sich selbst zerstörte. Und so taumle ich beängstigt. Himmel und Erde und ihre webenden Kräfte um mich her: ich sehe nichts als ein ewig verschlingendes, ewig wiederkäuendes Ungeheuer.

 

lundi 27 décembre 2021

Valéry (mémoire résurrectionniste)

    Valéry, Cahiers 1920, C, VII, 569 ; C1-1230 : 

"Coups de marteau.
J’entends des coups de marteau, ce 3 août 1920, qui sont, pendant un/n° de seconde, les coups de marteau qui à Cette, vers 1880, bâtissaient les baraques de la foire vers le 15 août.
Le choc d’aujourd’hui frappe sur le bois de 40 ans. Cette restitution naïve semble me dire que l’indiscernable n’a pas de date. La sensation nette et pure d’alliages est sans âge. L’âge est l’intervalle des incompatibles. Le choc a éveillé ces baraques de Cette : le rythme a agi. J’ai vu les platanes, les bois, les planches, l’Esplanade – l’ennui, le marché – J’y étais. Peut-être les mêmes coups, il y a dix ans, n’eussent pas rétabli ce passé ?"
 

 

dimanche 26 décembre 2021

La Fontaine + Watelet (peinture et magie)

   La Fontaine, Le Songe de Vaux - Éloge de la Peinture :

"À de simples couleurs mon art plein de magie  
Sait donner du relief, de l'âme, et de la vie :
Ce n'est rien qu'une toile, on pense voir des corps.
J’évoque, quand je veux, les absents et les morts ;
Quand je veux, avec l'art je confonds la nature :
De deux peintres fameux qui ne sait l'imposture ?  
Pour preuve du savoir dont se vantaient leurs mains,  
L’un trompa les oiseaux, et l'autre les humains."

   Watelet, Encyclopédie méthodique. Beaux-arts t. 1, 1788 § Magie :
   "Armez-vous d’une baguette ; tracez des figures, & si vous êtes initiés dans les secrets dont vous devez faire usage, ces figures, seulement tracées, causeront des impressions de joie, de douce volupté, ou de douleur. Vous ferez passer dans les ames, par des images peintes ou des figures de cire, de terre, de marbre, d’airain, la vénération, l’amour, le délire ou la sagesse. Vous ferez enfin revivre les morts ; vous immortaliserez les mortels, & il semblera qu’on voie agir & parler des hommes qui, réellement, n’auront aucune consistance & aucun mouvement.
   Jeunes gens, c’est figurément, il est vrai, que je m’exprime ainsi ; mais si vous êtes nés véritablement peintres, pourquoi ne vous parlerois-je pas le langage des poëtes ? ne serois-je pas autorisé de même à parler aux poëtes le langage des peintres ? vous avez tous la même destination, & il est naturel qu’on entretienne avec les mêmes idiômes ceux dont l’imagination est également consacrée à s’élever sans cesse au-dessus des choses ordinaires, & à donner, non-seulement un corps aux êtres abstraits, mais une ame à la matière & à des signes de convention.
   Laissez-vous donc aller aux illusions, au point de vous croire destinés aux prodiges."


jeudi 23 décembre 2021

Fumaroli (poème en prose)

    Fumaroli, préface à Maurice de Guérin, Poésie, Gallimard 1984 :
   "Le propre du poème en prose, c'est de se donner pour le reflet imparfait, allusif, d'une œuvre idéale absente. Par là, du reste, il peut prétendre à un pouvoir de suggestion supérieur à l'œuvre close et parfaite à laquelle il donne l'impression de renvoyer. Il s'apparente à la traduction, elle aussi « énigme dans un miroir » d'une œuvre achevée, mais reposant ailleurs, dans une autre langue. Il se rattache à la paraphrase ou au pastiche du poème en vers : en ce sens, l'archétype du poème en prose français est la fable fénelonienne, qui imite la fable de La Fontaine, mais sans recourir au mètre ; elle est comme le reflet à la fois affaibli et à certains égards intensifié du modèle parfait. L'apologue de Chaetas à la fin de René réintroduit cet effet dans la littérature romantique. Enfin le poème en prose cousine avec la description d'œuvre d'art, qui, privée de la jouissance sensible, vise à vaincre néanmoins son modèle par la suggestion indirecte. [...] À l'heure où il atteint, non sans remords ou refus, la conscience de soi, le poème en prose vise déjà à réfracter la perfection absente, le bonheur inaccessible d'un ailleurs de lui-même, texte ou tableau. Il n'ose ou ne peut se donner pour une fin, il n'est qu'un passage ; il ne se propose pas comme objet de jouissance, mais comme allusion infinie à cet objet. Le Centaure et La Bacchante sont le suprême hommage que Guérin ait pu rendre à la poésie qu'il ne pouvait écrire, un chant qui invoque un autre chant qu'il savait ne jamais devoir venir. C'est ainsi qu'ils appartiennent à la plus troublante poésie moderne. »

Musil (relations)

    Musil, L'Homme sans qualités, trad. Jaccottet (rééd. 2004) t. 1 p. 344-345 :
   "La valeur d’une action ou d’une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient, des fins qu’elles servaient, en un mot, de l’ensemble variable dont elles faisaient partie. […] Tous les événements moraux avaient lieu à l’intérieur d’un champ de forces dont la constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques. Ils étaient, pour ainsi dire, cela même qu’ils devenaient, et de même que le mot « blanc» définit trois entités toutes différentes selon que la blancheur est en relation avec la nuit, les armes ou les fleurs, tous les événements moraux lui paraissaient être, dans leur signification, fonction d’autres événements. De la sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n’eût plus trouvé une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités"
   * le traducteur modifie naturellement l'exemple

Der Wert einer Handlung oder einer Eigenschaft, ja sogar deren Wesen und Natur er­ schienen ihm abhängig von den Umständen, die sie umgaben, von den Zielen, denen sie dienten, mit einem Wort, von dem bald so, bald anders beschaffenen Ganzen, dem sie angehörten. [...] Dann fanden alle moralischen Ereignisse in einem Kraftfeld statt, dessen Konstellation sie mit Sinn belud, und sie enthielten das Gute und das Böse wie ein Atom chemische Verbindungsmöglichkeiten enthält. Sie waren gewissermaßen das, was sie wurden, und so wie das eine Wort Hart*, je nachdem, ob die Härte mit Liebe, Roheit, Eifer oder Strenge zusammenhängt, vier ganz verschiedene Wesenheiten bezeichnet, erschienen ihm alle moralischen Geschehnisse in ihrer Bedeutung als die abhängige Funktion anderer. Es entstand auf diese Weise ein unendliches System von Zusammenhängen, in dem es unabhängige Bedeutungen, wie sie das gewöhnliche Leben in einer groben ersten Annäherung den Handlungen und Eigenschaften zuschreibt, überhaupt nicht mehr gab.


mercredi 22 décembre 2021

Sainte-Beuve (corps de l'écrivain)

   Sainte-Beuve, Lundis, 2 septembre 1850 : Balzac [mort en août] :
   "M. de Balzac avait le corps d’un athlète et le feu d’un artiste épris de la gloire ; il ne lui fallut pas moins pour suffire à sa tâche immense. Ce n’est que de nos jours qu’on a vu de ces organisations énergiques et herculéennes se mettre, en quelque sorte, en demeure de tirer d’elles-mêmes tout ce qu’elles pourraient produire, et tenir durant vingt ans la rude gageure. Quand on lit Racine, Voltaire, Montesquieu, on n’a pas trop l’idée de se demander s’ils étaient ou non robustes de corps et puissants d’organisation physique. Buffon était un athlète, mais son style ne le dit pas. Les écrivains de ces âges plus ou moins classiques n’écrivaient qu’avec leur pensée, avec la partie supérieure et tout intellectuelle, avec l’essence de leur être. Aujourd’hui, par suite de l’immense travail que l’écrivain s’impose et que la société lui impose à courte échéance, par suite de la nécessité où il est de frapper vite et fort, il n’a pas le temps d’être si platonique ni si délicat. La personne de l’écrivain, son organisation tout entière s’engage et s’accuse elle-même jusque dans ses œuvres ; il ne les écrit pas seulement avec sa pure pensée, mais avec son sang et ses muscles. La physiologie et l’hygiène d’un écrivain sont devenues un des chapitres indispensables dans l’analyse qu’on fait de son talent."


 

mardi 21 décembre 2021

Rousseau (subjectivité)

   Rousseau, Lettre au Maréchal de Luxembourg, 20 janvier 1763 :
"Les diverses impressions que ce pays a faites sur moi à différents âges, me font conclure que nos relations se rapportent toujours plus à nous qu’aux choses, et que, comme nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est, il faudrait savoir comment était affecté l’auteur d’un voyage en l’écrivant, pour juger de combien ses peintures sont au-deçà ou au-delà du vrai. Sur ce principe, ne vous étonnez pas de voir devenir aride et froid sous ma plume un pays jadis si verdoyant, si vivant, si riant à mon gré : vous sentirez trop aisément dans ma lettre en quel temps de ma vie, et en quelle saison de l’année elle a été écrite."

cf.
http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/11/du-percu-au-concu-et-retour.html

dimanche 19 décembre 2021

Bataille (informe)

   Bataille, "Articles", in Œuvres complètes, t. I, Paris, 1970, p. 217 :
  "Informe n'est pas seulement un adjectif ayant tel sens, mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La philosophie entière n'a pas d'autre but : il s'agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre, affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat."

Stasiuk (diesel)

   Stasiuk, Mon Bourricot trad. Ch. Zaremba :
  "J’aime ce bruit, même quand il me réveille. Ce cliquetis dur, métallique. Comme si là-dedans, il n’y avait ni compression ni détente, comme s’il n’y avait pas ce prodige de l’explosion contrôlée qui écarte des surfaces métalliques, les éloigne et les rapproche deux mille fois par minute. Comme si les pistons cognaient comme des sauvages contre les valves et la culasse, dépourvus de la médiation éthérée d’un mélange en feu. Ce bruit, à l’aube. Comme une hyperbatteuse. Et dès que ça tourne un peu mieux, que ça s’est graissé à l’intérieur et a chauffé, le bruit s’atténue. Les gars donnent alors un ou deux coups d’accélérateur, et on entend ce gargouillis souterrain, tectonique. Comme si une bête chtonienne se réveillait. Se dressait sur ses pattes, secouait de son échine la terre, le sable, les éboulis, et se mettait en route. Irrésistiblement. Voilà ce qu’est le diesel. On ne saurait le comparer à la légèreté frivole du moteur à essence."

vendredi 17 décembre 2021

Batteux (imitation)

   Batteux, Les Beaux-arts réduits à un même principe [1747] II, 5 :
  "Quelque soigneusement que soit imitée la nature, l'art s'échappe toujours, & avertit le coeur, que ce qu'on lui présente n'est qu'un fantôme, qu'une apparence ; et qu'ainsi il ne peut lui apporter rien de réel. C'est ce qui revêt d'agrément dans les arts les objets qui étoient désagréables dans la nature. Dans la nature ils nous faisoient craindre notre destruction, ils nous causoient une émotion accompagnée de la vue d'un danger réel : & comme l'émotion nous plaît par elle-même, et que la réalité du danger nous déplaît, il s'agissoit de séparer ces deux parties de la même impression. C'est à quoi l'art a réussi : en nous présentant l'objet qui nous effraye, et en se laissant voir en même-tems lui-même, pour nous rassurer & nous donner, par ce moyen, le plaisir de l'émotion, sans aucun mêlange desagréable. Et s'il arrive par un heureux effort de l'art, qu'il soit pris un moment pour la nature elle-même, qu'il peigne par exemple un serpent, assez bien pour nous causer les allarmes d'un danger véritable ; cette terreur est aussitôt suivie d'un retour gracieux, où l'ame jouit de sa délivrance comme d'un bonheur réel. Ainsi l'imitation est toujours la source de l'agrément."
 


Romains + Céline (Paris vu d'en haut)

   Romains, J., Mort de quelqu'un [1908-1910, publié en 1923], chap 1, Livre de poche p. 7-9 :
   "Il pénétra dans le [Panthéon], et, renseigné par le gardien, il s'engagea dans la spirale de l'escalier. [...] Debout sur la dernière plate-forme, [...] l'aspect de Paris le déconcerta. [...] Il cherchait au loin son quartier et l'emplacement de sa maison. Après avoir longuement hésité, il découvrit une sorte de petite falaise blanche devant quoi moutonnait de la brume. « C'est dans ce pâté-là ! » Alors, il se sentit très ému. Il avait une espèce de gêne et de regret. Son cœur battit comme celui de quelqu'un qui a manqué une fête. « Dire que j'habite là-bas ! et que j'ai ça tout le temps autour de moi ! » Il était moins heureux de le savoir enfin que mélancolique de l'avoir ignoré."

   Céline, Voyage au bout de la nuit [1932] :
  "Pour voir le soleil, faut monter au moins jusqu’au Sacré-Cœur, à cause des fumées. De là alors, c’est un beau point de vue ; on se rend bien compte que dans le fond de la plaine, c’était nous, et les maisons où on demeurait. Mais quand on les cherche en détail, on les retrouve pas, même la sienne, tellement que c’est laid et pareillement laid tout ce qu’on voit."


jeudi 16 décembre 2021

Hesse (vacuité)

   Hesse, Siddartha I, § 'Chez les Samanas', traduction J. Delage (Livre de poche) :
   "Un but, un seul, se présentait aux yeux de Siddharta : vider son cœur de tout son contenu, ne plus avoir d'inspiration, de désirs, de rêves, de joies, de souffrances, plus rien. Il voulait mourir à lui-même, ne plus être soi, chercher la paix dans le vide de l'âme, ouvrir la porte au miracle qu'il attendait. "Quand le moi sous toutes ses formes sera vaincu et mort, se disait-il, quand toutes les passions et toutes les tentations qui viennent du cœur se seront tues, alors se produira le grand prodige, le réveil de l'Être intérieur et mystérieux qui vit en moi et qui ne sera plus moi."

Ein Ziel stand vor Siddhartha, ein einziges: leer werden, leer von Durst, leer von Wunsch, leer von Traum, leer von Freude und Leid. Von sich selbst wegsterben, nicht mehr Ich sein, entleerten Herzens Ruhe zu finden, im entselbsteten Denken dem Wunder offen zu stehen, das war sein Ziel. Wenn alles Ich überwunden und gestorben war, wenn jede Sucht und jeder Trieb im Herzen schwieg, dann musste das Letzte erwachen, das Innerste im Wesen, das nicht mehr Ich ist, das große Geheimnis.


mercredi 15 décembre 2021

Camus (Grèce)

    Camus, La Chute p. 103
   "Dans l’archipel grec [...]. Sans cesse, de nouvelles îles apparaissaient sur le cercle de l’horizon. Leur échine sans arbres traçait la limite du ciel, leur rivage rocheux tranchait nettement sur la mer. Aucune confusion ; dans la lumière précise, tout était repère. Et d’une île à l’autre, sans trêve, sur notre petit bateau, qui se traînait pourtant, j’avais l’impression de bondir, nuit et jour, à la crête des courtes vagues fraîches, dans une course pleine d’écume et de rires. Depuis ce temps, la Grèce elle-même dérive quelque part en moi, au bord de ma mémoire, inlassablement… [...] Avant de nous présenter dans les îles grecques, il faudrait nous laver longuemement. L'air y est chaste, la mer et la jouissance claires."

mardi 14 décembre 2021

Céline + Godard (plurivocalisme)

  Godard (Henri), À travers Céline, la littérature (chap. 'La création à l'œuvre') :
   "On entend parfois dans le parler d’un individu – sa voix – les traces des divers milieux auxquels il a été mêlé dans sa vie. De ce 'plurivocalisme', Céline fait un moyen de création. Si le faire entendre à l’écrit est, comme on l’a soutenu, une des vocations du roman, il accomplit celle-ci comme personne. La variété de ses expériences et son sens de la langue se conjuguent pour faire passer dans le texte à très peu d’intervalle des échos de toutes les voix qu’il a entendues, dont certaines ont été un moment la sienne. Dans la prose segmentée à l’extrême de la seconde moitié de son œuvre, une oreille attentive ne cesse de percevoir, parfois par la seule modulation d’un mot au suivant, un très large spectre de ces voix au milieu desquelles nous vivons sans les entendre."

lundi 13 décembre 2021

Proust (attention)

   Proust, Le Temps retrouvé :
   Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c'était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l'observation n'en profitait pas. Comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m'échappait, car ce qui m'intéressait, c'était non ce qu'ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu'elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c'était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu'il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n'était que quand je l'apercevais que mon esprit – jusque-là sommeillant, même derrière l'activité apparente de ma conversation dont l'animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel – se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu'il poursuivait alors – par exemple l'identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps – était situé à mi-profondeur, au-delà de l'apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m'échappait parce que je n'avais pas la faculté de m'arrêter à lui, comme un chirurgien qui, sous le poli d'un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais.

 

dimanche 12 décembre 2021

Molière (Femmes savantes)

Molière, Les Femmes savantes, Acte 3 sc. 2 :

            Armande.
Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie, ou juste, ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
Contre eux nous préparons de mortelles sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les proscriptions de tous ces mots divers,
Dont nous voulons purger et la prose et les vers.
            Philaminte.
Mais le plus beau projet de notre académie,
Une entreprise noble, et dont je suis ravie,
Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté
Chez tous les beaux esprits de la postérité,
C’est le retranchement de ces syllabes sales,
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales ;
Ces jouets éternels des sots de tous les temps ;
Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants ;
Ces sources d’un amas d’équivoques infames,
Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.
            Trissotin.
Voilà certainement d’admirables projets !
            Bélise.
Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.
            Trissotin.
Ils ne sauraient manquer d’être tous beaux et sages.
            Armande.
Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages ;
Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis :
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire.


vendredi 10 décembre 2021

Rilke (fenêtres)

 

 Rilke, Poèmes français, Fenêtres 1924-1925 (extrait) :


N’es-tu pas notre géométrie,
fenêtre, très simple forme
qui sans effort circonscris
notre vie énorme ?

Celle qu’on aime n’est jamais plus belle
que lorsqu’on la voit apparaître
encadrée de toi ; c’est, ô fenêtre,
que tu la rends presque éternelle.

Tous les hasards sont abolis. L’être
se tient au milieu de l’amour,
avec ce peu d’espace autour
dont on est maître.
 


Fenêtre, toi, ô mesure d’attente,
tant de fois remplie,
quand une vie se verse et s’impatiente
vers une autre vie.

Toi qui sépares et qui attires,
changeante comme la mer, –
glace, soudain, où notre figure se mire
mêlée à ce qu’on voit à travers ;

échantillon d’une liberté compromise
par la présence du sort ;
prise par laquelle parmi nous s’égalise
le grand trop du dehors.

 

Amiel (matérialisme)

   Amiel, Journal intime, 17 juin 1852 :
  "Le matérialisme est la doctrine auxiliaire de toute tyrannie d'un seul, ou des masses. Ecraser l'homme spirituel, moral, général, humain si l'on peut dire, en le spécialisant ; créer des rouages de la grande machine sociale et non plus des êtres complets, leur donner pour centre la société et non la conscience, asservir l'âme aux choses, dépersonnaliser l'homme, c'est la tendance dominante à notre époque. Atomisme moral et unité sociale, substitution des lois de la matière morte (gravitation, nombre, masse), aux lois de la nature morale (persuasion, adhésion, foi) ; l'égalité, principe du médiocre, devenant dogme ; l'unité par l'uniformité (catholicisme de la démocratie mal entendue) ; le nombre devenant raison ; toujours la quantité au lieu de la qualité ; la liberté négative qui n'a aucune règle en soi, et ne rencontre de limite que dans la force, prenant partout la place de la liberté positive, qui est la possession d'une règle intérieure, d'une autorité et d'un frein moraux : C'est le dilemme posé par Vinet, socialisme et individualisme. — Je dirais plus volontiers, c'est l'antagonisme éternel entre la lettre et l'esprit, entre la forme et le fond, entre l'extérieur et l'intérieur, entre l'apparence et la réalité, qui se retrouve dans la conception de toute chose et de toute idée. Le matérialisme épaissit et pétrifie tout, rend toute chose grossière et toute vérité fausse. Il y a un matérialisme religieux, politique, etc., qui gâte tout ce qu'il touche, liberté, unité, égalité, individualité."

 

jeudi 9 décembre 2021

Huysmans (décadence)

   Huysmans, Là-bas [1891] GF p. 130 :
   "[…] Tout cela est désormais fini ; la bourgeoisie a remplacé la noblesse sombrée dans le gâtisme ou dans l’ordure ; c’est à elle que nous devons l’immonde éclosion des sociétés de gymnastique et de ribote, les cercles de paris mutuels et de courses. Aujourd’hui, le négociant n’a plus qu’un but, exploiter l’ouvrier, fabriquer de la camelote, tromper sur la qualité de la marchandise, frauder sur le poids des denrées qu’il vend.
   Quant au peuple, on lui a enlevé l’indispensable crainte du vieil enfer et, du même coup, on lui a notifié qu’il ne devait plus, après sa mort, espérer une compensation quelconque à ses souffrances et à ses maux. Alors il bousille un travail mal payé et il boit. De temps en temps, lorsqu’il s’est ingurgité des liquides trop véhéments, il se soulève et alors on l’assomme, car une fois lâché, il se révèle comme une stupide et cruelle brute ! […]"
 

mercredi 8 décembre 2021

Clair (décadence)

    Clair (Jean), Journal atrabilaire :
   "[...] Comment rabouter les voix qu'on trouve aujourd'hui remplies de componction et d'emphase d'un Claudel, d'un Malraux, d'un De Gaulle, mais dont les périodes amples et tenues impressionnaient, et les voix faussées des freluquets qui paraissent sur les plateaux "culturels", avec leur syntaxe désarticulée et leur vocabulaire approximatif ? Où sont ces visages puissants, dessinés, comme autant de têtes inoubliables des gens qui firent le théâtre et le film des années 50 comparés au vague, à l'indécision, à la fadeur et à la mollesse infantile des traits des nouvelles vedettes ?
Moins de deux générations semblent avoir suffi à mettre à bas un édifice que l'on croyait solide, édifié qu'il était depuis des siècles. A notre tour nous campons dans nos ruines, et ne sommes plus là que pour accueillir le touriste, en ce lieu que Paris est déjà, divisé entre le parc d'attractions et la maison de retraite."

mardi 7 décembre 2021

Léautaud (style)

    Léautaud, Le petit Ami, éd. L’Imaginaire p. 211 :

   "[…] bien finis pour moi, les chinoiseries de l’écriture et les recommencements, comme il y a encore deux ans, quinze fois de la même page. Les grandes machines de style, avec le perpétuel ronron de leurs phrases, m’ont à jamais dégoûté de la forme. Pauvres livres, si harmonieux, si l’on veut, et si assommants !  Dans les livres que j’aime, il n’y a pas de rhétorique, il y a même bien des imperfections, mais celui qui les a écrits valait tous les Flaubert du monde. Ah ! la beauté, l’intérêt pénétrant, souvent, de certaines de ses phrases mal faites, mais laissées dans leur vérité, mais pas truquées par l’art ! Mais, voilà ! Il faut savoir lire, avoir beaucoup lu, et comparé, et pesé la duperie de ce mot : l’art, qu’affectionnent les imbéciles. Alors, on revient de bien des admirations, et tous ces soi-disant grands livres ne tiennent pas une minute."

lundi 6 décembre 2021

Tchékhov (steppe)

   Tchékhov, La Steppe [1888]  trad. Parayre et Denis, Folio p.104 :
  "Quand nous regardons longuement le ciel immense, nos idées et notre âme se fondent dans la conscience de notre solitude. Nous nous sentons irréparablement seuls, et tout ce que nous tenions auparavant pour familier et cher s’éloigne indéfiniment et perd toute valeur. Les étoiles, qui nous regardent du haut du ciel depuis des milliers d’années, le ciel incompréhensible lui-même et la brume, indifférents à la brièveté de l’existence humaine, lorsqu’on reste en tête à tête avec eux et qu’on essaie d’en comprendre le sens, accablent l’âme de leur silence ; on se prend à songer à la solitude qui attend chacun de nous dans la tombe, et la vie nous apparaît dans son essence, désespérée, effrayante…"


dimanche 5 décembre 2021

Bartelt (soupe)

    Bartelt, Les Bottes rouges chap. 16 :
   "La façon de tenir la cuillère, de la porter à la bouche, de l'introduire plus ou moins profondément, de la serrer plus ou moins entre les lèvres, d'en renverser le contenu ou bien de l'aspirer, la vitesse ou la lenteur avec laquelle l'assiettée est consommée, la position du corps, celle des paupières, ce à quoi aussi pendant ce temps s'occupe la main libre, crispée sur la serviette, immobile sur la nappe, jouant avec de la mie de pain, tout participe de l'expression intime de la personne. Une bonne mangeuse de soupe, élégante sans trop de raffinement, décidée sans trop de précipitation, se révèle presque toujours être d'excellente compagnie à l'heure du déduit.
Je crois sincèrement qu'avant d'engager une relation durable, il est impératif d'avoir partagé la soupe. L'amour y trouve plus facilement sa vérité que dans le ronronnement menteur de la versification."

samedi 4 décembre 2021

Houellebecq + Foucault (homme)

    Foucault, Les Mots et les choses, fin :
   "L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine.
   Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l'instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, – alors on peut bien parier que l'homme s'effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable."

   Houellebecq, Les Particules élémentaires, fin :
   "Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique. Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage, hommage qui, lui aussi, finira par s’effacer et se perdre dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l’homme."

   Buvik (Per) article :  Inauthenticité et ironie : À propos des Particules élémentaires :
   "... Les Particules élémentaires, où l’on trouve également un dialogue subtil avec Foucault à propos de « la fin de l’homme », dialogue qui n’abolit pas, pour autant, toute ambiguïté quant à savoir si la vision finale du roman est à considérer comme utopique ou dystopique.
   À la fin de La Possibilité d’une Île, - la mort de l’homme et sa disparition dans la mer -, Michel Houellebecq semble aussi s’être inspiré de Michel Foucault : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine […] on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable »



jeudi 2 décembre 2021

Gombrowicz (forme)

     Gombrowicz, Ferdydurke IV :
   "Toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n’est-elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu’une partie seulement du réel ? Le reste est silence. Enfin est-ce nous qui créons la forme ou est-ce elle qui nous crée ? Nous avons l’impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construits par notre construction. Ce que vous avez écrit vous dicte la suite, l’œuvre ne naît pas de vous, vous vouliez écrire une chose et vous en avez écrit une autre tout à fait différente. Les parties ont un penchant pour le tout, chacune d’elles vise le tout en cachette, tend à s’arrondir, cherche des compléments, désire un ensemble à son image et à sa ressemblance. Dans l’océan déchaîné des phénomènes, notre esprit isole une partie, par exemple une oreille ou un pied, et dès le début de l’œuvre cette oreille ou ce pied vient sous notre plume et nous ne pouvons plus nous en débarrasser, nous continuons en fonction de cette partie, c’est elle qui nous dicte les autres éléments. Nous nous enroulons autour d’une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et notre fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. L’impossibilité absolue de créer la totalité caractérise l’âme humaine. "



mercredi 1 décembre 2021

Chalamov (froid)

 Chalamov, Récits de la Kolyma, éd. Verdier p.36 :

"On ne montrait pas le thermomètre aux travailleurs : c’était d’ailleurs parfaitement inutile : il fallait sortir quelle que fût la température. En outre, les anciens se passaient de thermomètre : s’il y a du brouillard, il fait quarante degrés au-dessous de zéro ; si on respire sans trop de peine, mais que l’air s’exhale avec bruit, cela veut dire qu’il fait moins quarante-cinq ; si la respiration est bruyante et s’accompagne d’un essoufflement visible, il fait moins cinquante. Au-dessous de moins cinquante, un crachat gèle au vol. Cela faisait déjà deux semaines que les crachats gelaient au vol."



Aymé (montagne)

  Aymé, Uranus chap. X :
   "Voyez comme la vie est mal faite. Je suis né dans la montagne, je ne me sens bien que dans la montagne. C’est tout de même une chose qui compte de se sentir d’accord avec le sol où on est accroché. J’y pense souvent et pour me dire que c’est peut-être là l’essentiel. Mais dans mon village, j’ai eu le tort d’être un bon écolier consciencieux. Le maître m’a poussé dans l’engrenage des écoles et un beau jour, la machine à fabriquer des ingénieurs m’a déposé dans un bête de pays que je n’aime pas, où je regrette mes montagnes et un autre genre d’existence."
 

mardi 30 novembre 2021

Boudard + Galey (Aragon)

Aragon vu par 


Boudard (Alphonse), L’Éducation d’Alphonse : 

"Aragon, lui, en tout cas ne donne pas dans le genre loquedu. Je m’attendais presque à le voir arriver à vélo, avec les pinces au bas du false… col roulé et pourquoi pas une gapette sur la tronche. Erreur de pronostic, il entre et ça me paraît une sorte de banquier, de notable richissime. Bada Eden… un manteau droit… un col, il me semble, dur… une cravate en soie à rayures. Rien du travailleur tel que le Parti le célèbre. Aucune fantaisie vestimentaire non plus."

sur le chapeau "Eden" :

https://jaimelesmots.com/le-homburg-le-eden-ou-le-chapeau-du-parrain/


Galey (Matthieu), Journal 1953-1973, p. 282 (29-XI-1963) : [déjà mis en ligne le 31 déc. 2019]

"Au Masque et la Plume : Aragon. Il est venu réciter des passages de son prochain livre, Le Fou d'Elsa. Beau, avec le profil net, les cheveux bien blancs ; le complet croisé bleu sombre : un P-DG. Il dit quelques mots : précieux, un tantinet poseur. Puis il s'installe et se met à déclamer - oui, déclamer ! - pire que Malraux (plus Comédie-Française), enflant la voix au rythme des vers, victorhuguesque, ridicule. Les vieilles dames un peu réticentes - un communiste ! - ne tardent pas à se pâmer, reconnaissant un des leurs : un poète du XIX°. Evtouchenko lui a tourné la tête... Kanters chuchote : 'On se croirait chez Mme de Bargeton !' 

Seule dans une loge, Elsa, l'œil mi-clos, hume cet encens. Tandis que Bastide, bras croisés, tête basse, adopte l'attitude d'un croyant à l'élévation. Cabotin ou sincère ?"

 

dimanche 28 novembre 2021

Comte (Ferraz)

Ferraz (Marin), Étude sur la philosophie en France au XIX° siècle (Le socialisme, le naturalisme et le positivisme), 2° éd., 1877 : 

"Étranger, comme la plupart des socialistes, aux études métaphysiques et très versé dans les études scientifiques, Auguste Comte s'est fait une philosophie en rapport avec ses habitudes d'esprit : la science y règne seule, et la métaphysique n'y brille que par son absence. On peut la définir la philosophie du relatif. Pour Comte, en effet, il n'y a qu'une seule maxime absolue, c'est qu'il n'y a rien d'absolu. Cela signifie que nous pouvons connaître les faits dans leurs rapports avec d'autres faits, c'est-à-dire avec leurs antécédents constants, avec leurs conséquents invariables, en un mot, avec leurs lois ; mais que les causes qui les engendrent, les substances auxquelles ils adhèrent, les fins où ils tendent, nous échappent complètement, car qui dit cause, substance ou fin, dit quelque chose d'absolu et d'inconditionnel. C'est là le principe fondamental du système, principe qui est affirmé partout, sans être démontré nulle part, et qui constitue, à vrai dire, le positivisme tout entier."


sur Ferraz cf. :

https://www.babelio.com/auteur/Marin-Ferraz/356571



Bouvier (amour)

Bouvier, Le Poisson-scorpion, Folio p. 91-92 : 

"Pourquoi dans toutes nos langues occidentales dit-on "tomber amoureux" ? Monter serait plus juste. L'amour est ascensionnel comme la prière. Ascensionnel et éperdu. Chez les insectes isoptères, tout individu sexué reçoit aussitôt sa paire d'ailes. Je la revoyais une nuit à mes côtés sur la jetée du port de ma ville natale. L'été, le silence, l'approche de l'aube. Je la connaissais d'une semaine (Kant, Hermann Hesse, tennis). Je la trouvais superbe. Nous marchions du même pas, sans aucun bruit. Je reconnaîtrais sans peine l'endroit où j'ai senti comme une aveuglante déchirure dans le noir, où j'ai eu les poumons dévorés de bonheur. La vie d'un coup, acérée, musicale, intelligible."


[la parenthèse, elliptique, à la Nabokov...]



samedi 27 novembre 2021

Balzac (création)

Balzac, Les Illusions perdues : 

"Buffon l'a dit, le génie, c'est la patience. La patience est en effet ce qui, chez l'homme, ressemble le plus au procédé que la nature emploie dans ses créations. Qu'est-ce que l'Art, monsieur ? c'est la nature concentrée. On ne peut pas être grand homme à bon marché [...]. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies. La Société repousse les talents incomplets comme la Nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. Qui veut s’élever au-dessus des hommes doit se préparer à une lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout."


[je concède que c'est un texte assez confus, bousculé ; mais je l'ai mis en ligne pour la "nature concentrée"]


vendredi 26 novembre 2021

Valéry (temps)

Valéry, Rhumbs, in Tel Quel II, Pochothèque t. 3 p. 461 : 

"L’idée que le temps est de l’argent est le comble de la vilenie. Le temps est de la maturation, de la classification, de l’ordre, de la perfection.

Le temps construit un vin et la valeur d’un vin, — de ces vins qui se modifient lentement, et qui doivent se boire à tel âge, comme une femme de tel type a un âge qu’il faut attendre, ou ne pas laisser passer, pour l’aimer.

Les mêmes grandes nations qui n’ont pas le sens exquis de la complexité des vins, des équilibres intimes de leurs qualités, des années qu’il faut et qu’il suffit qu’ils aient, — ont adopté et imposé au monde cette inhumaine « équation du temps ».

— Elles n’ont pas, non plus, le sens des femmes, et des nuances de femmes."


jeudi 25 novembre 2021

Pessoa (moi cosmique)

Pessoa, Le Livre de l'intranquillité (édition intégrale Belfond 2004, par R. Zenith) :

"J'ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j'ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer. J'ai souffert en moi-même, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord sonore de l'océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu'ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n'a jamais dit - c'est de tout cela que s'est formée la conscience sensible avec laquelle j'ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l'autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ce qui n'a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là - tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s'en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d'un mouvement grandiose l'accompagnement grâce auquel je dormais tout cela."


mercredi 24 novembre 2021

Baudelaire (paradis perdu 3)

Baudelaire, à Poulet-Malassis, 23 avril 1860 : 

"Qu’est-ce que l’enfant aime si passionnément dans sa mère, dans sa bonne, dans sa sœur aimée ? Est-ce simplement l’être qui le nourrit, le peigne, le lave et le berce ? C’est aussi la caresse et la volupté sensuelle. Pour l’enfant, cette caresse s’exprime à l’insu de la femme, par toutes les grâces de la femme. Il aime donc sa mère, sa sœur, sa nourrice, pour le chatouillement agréable du satin et de la fourrure, pour le parfum de la gorge et des cheveux, pour le cliquetis des bijoux, pour le jeu des rubans, etc…, pour tout ce mundus muliebris, commençant à la chemise et s’exprimant même par le mobilier, où la femme met l’empreinte de son sexe."


rappel : 

Huysmans, À rebours

"... seul, en effet, le XVIIIe siècle a su envelopper la femme d'une atmosphère vicieuse, contournant les meubles selon la forme de ses charmes, imitant les contractions de ses plaisirs ; les volutes de ses spasmes, avec les ondulations, les tortillements du bois et du cuivre... "



lundi 22 novembre 2021

Céline (cancer)

Céline, Féerie pour une autre fois 1 Folio p. 165 : 

"[…] Le cancer gagne !… le nombre des victimes croît et croît… six, sept personnes en meurent sur dix !… et pas que des vieillards remarquez !… plein de nourrissons, plein de communiantes… Ce que la nature est taquine ! Elle vous en veut pour quelque chose, elle vous chatouille deux trois atomes, vous voilà tout puzzelizé, vous vous retrouvez plus !… une double rate vous pousse, une triple !… un oeil dans le fond de l’estomac !… toute votre sempiternellerie flanche, rompt !… la nature vous mascarade… internement… deux porcs-épics vous naissent en plèvre, s’installent, vous grignotent le diaphragme… la fantasmagorie triomphe !… toute une moitié de votre figure saigne, disloque, tuméfie… votre sourire fige en bourrelets puants… la nature marre ! […]"



Bouvier (ruines)

Bouvier, L’Usage du monde, chap. Shahrah : 

"À l’exception de la volée monumentale qui mène à la terrasse, des murs d’aplomb d’un escalier couverts de bas-reliefs, et des deux immenses salles hypostyles dont il est difficile aujourd’hui de se figurer l’aspect, c’est un chantier de pierres énormes, mis à sac voici vingt-quatre siècles. À côté de colonnes brisées par la chaleur de l’incendie, on trouve ces têtes de taureaux colossales qui attendent encore leurs oreilles – elles devaient être sculptées séparément, puis rapportées. Ce voisinage de l’ébauché et du démoli donne aux ruines une sorte d’amertume ambiguë : le malheur d’être détruit avant d’avoir véritablement vécu."


dimanche 21 novembre 2021

Giraudoux + Proust (pluie)

Giraudoux, Provinciales 1909 : 

"Ce n’est pas une armée de vers à soie qui ronge les feuilles ; ce n’est pas que le sol soit couvert d’escargots et de hannetons et que le rouleau à vapeur les écrase ; ce ne sont pas les acheteurs assemblés du Petit Parisien qui s’amusent à froisser leur journal, puis le déchirent : c’est la pluie."


Proust, Du Côté de chez Swann, 1913 : 

"Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie."


[même procédé sur un autre thème :]


Proust Du Côté de chez Swann, 1913 : 

"Quelques coquelicots perdus, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! »"


samedi 20 novembre 2021

Balzac + Flaubert (bottes)

Balzac, Les Illusions perdues : 

"La paire de bottes n’était pas de ces demi-bottes en usage aujourd’hui,[…] c’était, comme la mode ordonnait alors de les porter, une paire de bottes entières, très élégantes, et à glands, qui reluisaient sur des pantalons collants presque toujours de couleur claire, et où se reflétaient les objets comme dans un miroir."


Flaubert, Madame Bovary : 

"Ainsi sa chemise de batiste à manchettes plissées bouffait au hasard du vent, dans l'ouverture de son gilet, qui était de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait aux chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient si vernies, que l'herbe s'y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille mis de côté."



jeudi 18 novembre 2021

Stasiuk (église)

Stasiuk, Contes de Galicie ("Le lieu") :

"Je me dis que le type avait dû sans le vouloir photographier l’espace où se trouvait l’iconostase, maintenant vidée de ses formes, que la lumière continuait de remplir comme toujours avant le coucher du soleil. Les après-midi d’automne, quand le temps était beau, le soleil se trouvait face à l’entrée. Pousser le portail suffisait pour que la lumière se déverse à l’intérieur. Une vague éblouissante roulait à travers la nef sentant le bois putréfié, balayait rapidement les murs à la polychromie écaillée pour éclater sur l’iconostase. Durant ces quelques minutes, l’or terni des reliefs et les couleurs pâlissantes des icônes retrouvaient leur éclat surnaturel d’origine, celui que l’imagination et la mélancolie des artistes paysans avaient façonné. Cela ne durait pas. Le soleil se cachait derrière la colline herbue, et l’église retrouvait la semi-obscurité. Le visage de saint Dimitri s’assombrissait, redevenait humain, et le corps nu d’Adam reprenait la teinte gris-marron de l’argile."


Baudelaire (paradis perdu 2)

Baudelaire, lettres à sa mère :

décembre 1857 : 

"Vous m'avez invité à venir vous voir, en me faisant comprendre que l'absence de M. Emon me permettait le séjour de Honfleur, comme si M. Emon avait qualité pour me fermer ou pour m'ouvrir la porte de ma mère [...]" 

mai 1861 : 

"Ma chère mère, Si tu possèdes vraiment le génie maternel et si tu n'es pas encore lasse, viens à Paris, viens me voir, et même chercher. Moi, pour mille raisons terribles, je ne puis pas aller à Honfleur chercher ce que je voudrais tant, un peu de courage et de caresses. À la fin de mars, je t'écrivais : Nous reverrons-nous jamais ! J'étais dans une de ces crises où on voit la terrible vérité. Je donnerais je ne sais quoi pour passer quelques jours auprès de toi, toi, le seul être à qui ma vie est suspendue, huit jours, trois jours, quelques heures. [...]"


mercredi 17 novembre 2021

Perec (choses)

Perec, Les Choses (incipit) : 

"L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mènerait à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvraient partiellement. Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. À gauche, dans une sorte d’alcôve, un gros divan de cuir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s’entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d’une petite table basse [...]"


mardi 16 novembre 2021

Lévi-Strauss (influences)

Lévi-Strauss, Race et culture (1971) : 

"Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité. Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité."


lundi 15 novembre 2021

Baudelaire (paradis perdu)

Baudelaire, Les Fleurs du mal (Tableaux parisiens) XCIX :

Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,

Notre blanche maison, petite mais tranquille ;

Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus

Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,

Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,

Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,

Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux,

Contempler nos dîners longs et silencieux,

Répandant largement ses beaux reflets de cierge

Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.


[poème commenté, ou plutôt 'déployé' par Jean Starobinski, in La Beauté du monde p. 442-452] 

dimanche 14 novembre 2021

Starobinski (Diderot)

Starobinski, Diderot dans l’espace des peintres [1984] [Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1991, pp. 12-13 ; rééd. de son introd. au volume du catalogue de l’expo. Diderot et l’Art de Boucher à David – Les Salons : 1759-1781 (Paris, RMN, 1984, p. 21)]


"La dispersion de soi au gré de la manière des différents artistes est une grande ivresse ; mais d’en rendre compte, sous la forme d’une longue lettre ou d’une série de lettres à l’ami Grimm, oblige à rassembler et à faire converger vers le destinataire toutes ses expériences successives. La fonction de l’ami qui attend la copie n’est pas seulement de susciter l’explication (la multiplication) de soi, elle appelle aussi, à l’inverse, la mise en forme du jugement, la stabilisation des concepts, l’énoncé clair où les impressions se fixent et se déterminent. Ces bruits de voix qui avaient toujours existé autour de la peinture, voici qu’avec Diderot ils deviennent pleinement audibles ; ils s’avivent, laissant sur la page une trace durable. En les orchestrant librement, dans leur polyphonie, Diderot annexe la critique d’art à la littérature ; c’est comme s’il l’avait créée."

 

samedi 13 novembre 2021

Nabokov + Camus (ratures)

Nabokov , La vraie Vie de Sebastian Knight chap. IV, traduction Davet (1962) revue par Y. Couturier (2010) Pléiade t. 2 p. 417 :

"Parmi des documents juridiques, je trouvai un bout de papier sur lequel il avait commencé d'écrire une histoire — il n'y avait qu'une unique phrase s'arrêtant court, mais qui me donna l'occasion d'observer la façon étrange qu'avait Sébastian — en plein travail d'écriture — de ne pas biffer les mots qu'il venait de remplacer par d'autres ; si bien que, par exemple, la phrase sur laquelle j'étais tombé se déroulait comme suit : « Comme il avait le sommeil Ayant le sommeil profond, Roger Rogerson, le vieux Rogerson acheta le vieux Rogers acheta, craignant tellement Ayant le sommeil profond, le vieux Rogers craignait tellement de manquer le lendemain. Il avait le sommeil profond. Il craignait mortellement de manquer l'événement du lendemain la splendeur un des premiers trains la splendeur aussi ce qu'il fit fut d'acheter et de rapporter chez lui un d'acheter ce soir-là et de rapporter chez lui non pas un mais huit réveils de différentes tailles avec un tic-tac vigoureux neuf huit onze réveils de différentes tailles faisant tic-tac lesquels réveils neuf réveils comme un chat a neuf qu'il plaça qui fit ressembler sa chambre plutôt à

Je regrettai que ça s'arrêtât là."


I found a slip of paper on which he had begun to write a story—there was only one sentence, stopping short but it gave me the opportunity of observing the queer way Sebastian had—in the process of writing—of not striking out the words which he had replaced by others, so that, for instance, the phrase I encountered ran thus: “As he a heavy A heavy sleeper, Roger Rogerson, old Rogerson bought old Rogers bought, so afraid Being a heavy sleeper, old Rogers was so afraid of missing to-morrows. He was a heavy sleeper. He was mortally afraid of missing to-morrow’s event glory early train glory so what he did was to buy and bring home in a to buy that evening and bring home not one but eight alarm clocks of different sizes and vigour of ticking nine eight eleven alarm clocks of different sizes ticking which alarm clocks nine alarm clocks as a cat has nine which he placed which made his bedroom look rather like a

I was sorry it stopped here.


Camus, La Peste chap. 2 : 

"Il comprit seulement que l’œuvre en question avait déjà beaucoup de pages, mais que la peine que son auteur prenait pour l’amener à la perfection lui était très douloureuse. « Des soirées, des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple conjonction. » Ici, Grand s’arrêta et prit le docteur par un bouton de son manteau. Les mots sortaient en trébuchant de sa bouche mal garnie.

– Comprenez bien, docteur. À la rigueur, c’est assez facile de choisir entre mais et et. C’est déjà plus difficile d’opter entre et et puis. La difficulté grandit avec puis et ensuite. Mais assurément, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de savoir s’il faut mettre et ou s’il ne faut pas. […]

La voix de Grand s’éleva sourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » […] – Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire : « Chapeau bas ! »



jeudi 11 novembre 2021

Jacob (Max) (poésie)

Jacob (Max), lettre à Marcel Béalu, 13 avril 1937 :

"C'est ce toi même que veut le public. C'est un anthropophage ; comme Dieu veut ton toi-même et non ce qui l'obstrue, le public veut ton toi et non le souvenir des autres poètes. 

Il ne veut pas, le public qui sacre les vrais poètes, il ne veut pas des petites secousses communes, il veut ce cri propre de tes propres entrailles. 

Il veut une perle d'un orient unique et cette perle est en toi. 

Il s'agit d'émotion, et c'est l'essentiel, mais d'une émotion plus profonde que celle du voisin. Celle qui vient non de tes sens et de tes nerfs mais de la rencontre enfin de ton humanité à toi ."


 

Fontenelle (tragédie)

Fontenelle, Réflexions sur la poétique (1699), cité par Hume in Sur la tragédie, in Essais esthétiques, éd. R. Bouveresse GF p. 113-114 : 

"Le plaisir et la peine, dit-il, qui sont en eux-mêmes deux sentiments si différents, ne sont pas tellement différents dans leur cause. De l'exemple du chatouillement, il ressort que, lorsque l'intensité du plaisir est poussée un peu trop loin, celui-ci devient peine, et que l'intensité de la peine, un peu tempérée, la transforme en plaisir. De là vient qu'il puisse exister une chose telle qu'une peine douce et agréable : c'est une peine affaiblie et diminuée. Le cœur aime naturellement à être affecté et ému. Les objets mélancoliques lui conviennent, et même les objets désastreux et tristes, pourvu qu'ils soient adoucis par certains détails. Il est certain qu'au théâtre, la représentation est presque semblable dans ses effets à la réalité ; toujours est-il qu'elle n'a pas complètement cette conséquence. De quelque façon que nous soyons pris par le spectacle, quelle que soit l'emprise que les sens et l'imagination puissent avoir sur la raison, une certaine conscience de l'irréalité du spectacle que nous percevons accompagne toujours l'ensemble de ce que nous voyons. Cette idée, bien que faible et déguisée, suffit à atténuer la peine que nous éprouvons à la vue des malheurs de ceux que nous aimons, et à réduire cette affliction à un point tel qu'elle la transforme en plaisir. Nous pleurons l'infortune d'un héros auquel nous sommes attachés. Au même instant nous nous réconfortons nous-mêmes à l'idée que ceci n'est qu'une fiction. C'est précisément ce mélange de sentiments qui nous procure un tourment agréable, en même temps que des larmes qui font nos délices."