vendredi 10 décembre 2021

Amiel (matérialisme)

   Amiel, Journal intime, 17 juin 1852 :
  "Le matérialisme est la doctrine auxiliaire de toute tyrannie d'un seul, ou des masses. Ecraser l'homme spirituel, moral, général, humain si l'on peut dire, en le spécialisant ; créer des rouages de la grande machine sociale et non plus des êtres complets, leur donner pour centre la société et non la conscience, asservir l'âme aux choses, dépersonnaliser l'homme, c'est la tendance dominante à notre époque. Atomisme moral et unité sociale, substitution des lois de la matière morte (gravitation, nombre, masse), aux lois de la nature morale (persuasion, adhésion, foi) ; l'égalité, principe du médiocre, devenant dogme ; l'unité par l'uniformité (catholicisme de la démocratie mal entendue) ; le nombre devenant raison ; toujours la quantité au lieu de la qualité ; la liberté négative qui n'a aucune règle en soi, et ne rencontre de limite que dans la force, prenant partout la place de la liberté positive, qui est la possession d'une règle intérieure, d'une autorité et d'un frein moraux : C'est le dilemme posé par Vinet, socialisme et individualisme. — Je dirais plus volontiers, c'est l'antagonisme éternel entre la lettre et l'esprit, entre la forme et le fond, entre l'extérieur et l'intérieur, entre l'apparence et la réalité, qui se retrouve dans la conception de toute chose et de toute idée. Le matérialisme épaissit et pétrifie tout, rend toute chose grossière et toute vérité fausse. Il y a un matérialisme religieux, politique, etc., qui gâte tout ce qu'il touche, liberté, unité, égalité, individualité."