samedi 30 juillet 2022

Updike (beauté)

Updike, La New-yorkaise, in Solos d’amour (trad. Hechter) :

"Sans être laide, ce n’était pas une beauté conventionnelle. Elle avait quelque chose d’asymétrique. Son visage anguleux aux pommettes hautes, semé de taches de rousseur visibles sous la poudre, et son sourire paraissaient pencher d’un côté. Ses bras, ses mains semblaient trop longs, comme s’ils avaient une articulation en trop quelque part. Il y avait dans ses gestes de brusques rétractions, des repliements, comme pour vérifier qu’elle n’avait pas égaré une partie de son corps. Elle n’arrêtait pas de rejeter en arrière ses longs cheveux lissés au fer, d’un roux sans éclat qui me rappelait la couleur des rognures de crayon, l’odeur de cèdre qui se dégage du taille-crayon quand on le vide. Elle portait une minirobe en maille beige et des collants noirs sur des hanches plus larges, des cuisses plus pleines que ce qu’auraient laissé présager son buste et sa figure osseuse, mais cela renforçait son charme en porte-à-faux quand elle se tenait debout, dans l’impitoyable lumière de la salle d’exposition."



vendredi 29 juillet 2022

Senault (imitation)

Senault, L'Homme criminel ou la corruption de la nature par le péché selon la doctrine de saint Augustin, 1644 [p. 686-687] :  

"L'amour de la peinture est encore plus inutile que celle* des fleurs, car quelque effort que fassent les peintres, ils ne sauraient égaler la nature, leurs ouvrages seront toujours moins achevés que ses productions, et leurs pinceaux pour savants qu'ils puissent être ne représenteront jamais parfaitement les roses et les lis qui croissent dans nos parterres. Cependant, nous voyons des hommes de condition qui font des cabinets de peinture, qui tirent vanité des tableaux dont les peintres ont tiré du profit, qui passent leur vie à remarquer le coloris du Bassan ou du Caravage, qui s'étudient à discerner une copie d'un original [...] On appelle cet exercice un honnête divertissement, on ne s'accuse jamais d'avoir donné tout son temps, son bien, son amour à cette occupation inutile, et on ne croit pas être coupable quand on a fait une idole de l'ouvrage d'un sculpteur ou d'un peintre." 


* amour, au singulier, mot parfois (rarement) féminin. 

jeudi 28 juillet 2022

Kleist (idées & parole)

Kleist, Sur l’élaboration progressive des idées par la parole (à Rühle von Lilienstern), in Petits écrits (Œuvres complètes, tome I), Paris, éd. Le Promeneur, 1999, p. 44 : 

"Lorsque tu veux savoir quelque chose et que tu n’y parviens pas par la méditation, je te conseille, mon cher et subtil ami, d’en parler avec le premier venu. Inutile que ce soit un esprit très perspicace, d’ailleurs je ne dis pas qu’il faut l’interroger à ce propos, non ! C’est bien plutôt à toi de parler d’abord. 

Je te vois faire de grands yeux et me répondre que, dans tes jeunes années, on t’avait conseillé de ne parler que de choses que tu avais déjà comprises. Mais, à l’époque, tu parlais sans doute avec l’intention d’enseigner des choses aux autres, or je veux, moi, que tu le fasses avec la raisonnable intention d’enseigner des choses à toi-même ; et il se pourrait alors, avec des différences selon les cas, que ces deux règles de sagesse puissent parfaitement coexister. Le Français dit : L’appétit vient en mangeant, et ce principe fondé sur l’expérience demeure vrai quand on le pastiche et qu’on dit : L’idée vient en parlant.


Wenn Du etwas wissen willst und es durch Meditation nicht finden kannst, so rathe ich Dir, mein lieber, sinnreicher Freund, mit dem nächsten Bekannten, der dir aufstößt, darüber zu sprechen. Es braucht nicht eben ein scharfdenkender Kopf zu sein, auch meine ich es nicht so, als ob du ihn darum befragen solltest, nein! Vielmehr sollst Du es ihm selber allererst erzählen.

Ich sehe Dich zwar große Augen machen, und mir antworten, man habe Dir in früheren Jahren den Rath gegeben, von nichts zu sprechen, als nur von Dingen, die Du bereits verstehst. Damals aber sprachst Du wahrscheinlich mit dem Vorwitz, Andere, – ich will, daß Du aus der verständigen Absicht sprechest: Dich zu belehren, und so könnten, für verschiedene Fälle verschieden, beide Klugheitsregeln vielleicht gut neben einander bestehen. Der Franzose sagt : l’appétit vient en mangeant, und dieser Erfahrungssatz bleibt wahr, wenn man ihn parodirt, und sagt : l’idée vient en parlant.



mercredi 27 juillet 2022

Marivaux + Stendhal (miroirs)

Marivaux, Le Spectateur français O.C. [1830] t. 9 p. 10 :

"[...] j’aperçus la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je remarquai, à mon grand étonnement, qu’elle s’y représentait à elle-même dans tous les sens où durant notre entretien j’avais vu son visage ; et il se trouvait que ses airs de physionomie que j’avais cru si naïfs n’étaient, à les bien nommer, que des tours de gibecière".


Stendhal, Le Rouge et le noir, ch. XVIII : 

"À l’autre extrémité de la salle, près de l’unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l’air irrité ; de la main droite il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir. [...] Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine : c’était l’évêque d’Agde."



mardi 26 juillet 2022

Amiel (poème)

Amiel, Journal, Juin 1869 p. 813 :



Planter un matin tout cela

Là,

Que cette idée à mon esprit

Rit.

Non, je n'ai plus à ce ragoût

Goût

Depuis longtemps a pris ma faim

Fin ;

La fatigue mine et l'ennui

Nuit ;

Dépêtre-toi de là, pataud,

Tôt.

Abandonne-moi cette crèche

Rèche,

De toi prends, il en est besoin,

Soin.

Sache à temps dire : Adieu ma chère

Chaire ;

Salut, printemps, loisir ! — Salut,

Luth !

Rendez mon âme fatiguée

Gaie,

Faites ce cœur plein comme un œuf

Neuf ;

Que seule désormais la Muse

M'use,

Et cachez-moi bien des méchants,

Champs !

[...]

Je voudrais vivre à nouveaux frais,

Frais,

Frais comme au premier jour du globe

L'aube,

Frisant d'or ton flot amer,

Mer ;

Et n'ayant plus que Dieu pour maître,

Etre.

[...]



dimanche 24 juillet 2022

Steinbeck (amour)

Steinbeck, Tendre Jeudi chap. XXXV :

"On dit quelquefois qu’un amputé garde la sensation de sa jambe et se souvient d’elle. Eh bien ! moi je me souviens de cette fille. Sans elle, je ne suis pas complet, je ne suis pas vivant. Lorsqu’elle était à mes côtés, j’étais plus vivant que jamais. À l’époque, je n’ai pas compris, mais aujourd’hui c’est fait. Je ne suis pas un idiot : je sais que, si je la conquiers, je passerai de sales moments. Bien des fois je souhaiterais ne l’avoir jamais rencontrée, mais je sais aussi que si je rate je ne serai jamais un homme complet. Je vivrai une vie grise et pleurerai mon amour perdu, chaque heure qui me reste à vivre. Je pourrais me dire : « Attendons, j’en rencontrerai de plus belles dans l’avenir », mais ce serait une erreur. Non seulement il n’y en a pas de plus belles, mais il n’y en a pas d’autres du tout. L’avenir sans elle est vide."


They say of an amputee that he remembers his leg. Well, I remember this girl. I am not whole without her. I am not alive without her. When she was with me I was more alive than I have ever been, and not only when she was pleasant either. Even when we were fighting I was whole. At the time I didn’t realize how important it was, but I do now. I am not a dope. I know that if I should win her I’ll have many horrible times. Over and over, I’ll wish I’d never seen her. But I also know that if I fail I’ll never be a whole man. I’ll live a gray half-life, and I’ll mourn for my lost girl every hour of the rest of my life. As thoughtful reptiles you will wonder, ‘Why not wait? Look further! There are better fish in the sea!But you are not involved. Let me tell you that to me not only are there no better fish, there are no other fish in the sea at all. The sea is lonely without this fish.


je souligne les passages qui ont "sauté" à la traduction, dont toutes les images marines finales qui ne sont pas anodines dans les pensées-paroles d'un ichtyologiste qui confesse ses peines à ses animaux en aquarium... La dynamique propre et le relief littéraire sont perdus. 

La riche formule :

La mer est déserte sans ce poisson.

est réduite au platissime : 

L'avenir sans elle est vide


Starobinski (Valéry)

Starobinski, Paul Valéry, essais et témoignages recueillis par Marc Eigeldinger Zeluck Paris 1945 p.  144 :

"Il s'est rêvé limpide, comme si le seul fait de rêver n'était pas déjà une atteinte à la limpidité. Le pur lui a été sujet d'ivresse, comme si le pur ne s'altérait pas dans l'ivresse. Mais l'image d'Apollon ne se conçoit peut-être qu'aux plus mortelles profondeurs d'un rêve donysiaque."


1945 : PV venait de mourir. Starobinski, 25 ans, déjà pleinement lui-même, dense, affûté, visant juste – et profond...