samedi 5 juin 2021

Cohen (poètes)

 

Cohen (Albert), Le Livre de ma mère Folio p. 137-138 :

 "Les poètes qui ont chanté la noble et enrichissante douleur ne l'ont jamais connue, âmes tièdes et petits cœurs, ne l'ont jamais connue, malgré qu'ils aillent à la ligne et qu'ils créent génialement des blancs saupoudrés de mots, petits feignants, impuissants qui font de nécessité vertu. Ils ont des sentiments courts et c'est pour ça qu'ils vont à la ligne. Faiseurs de chichis, prétentieux nains juchés sur de hauts talons et agitant le hochet de leurs rimes, si embêtants, faisant un sort à chaque mot excrété, si fiers d'avoir des tourments d'adjectifs, tout ravis dès qu'ils ont écrit quatorze lignes, vomissant devant leur table quelques mots où ils voient mille merveilles et qu'ils suçotent et vous forcent à suçoter avec eux, avisant les populations de leurs rares mots sortis, rembourrant de culot leurs maigres épaules, rusés managers de leur génie constipé, tout persuadés de l'importance de leur pouahsie. La douleur qui rabâche et qui transpire, la bouche entrouverte, ils n'en chanteraient pas la beauté s'ils l'avaient connue, et ils ne nous diraient pas que rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur, ces petits bourgeois qui n'ont rien acheté à prix de sang. Je la connais, la douleur, et je sais qu'elle n'est ni noble ni enrichissante mais qu'elle te ratatine et réduit comme tête bouillie et rapetissée de guerrier péruvien, et je sais que les poètes qui souffrent tout en cherchant des rimes et qui chantent l'honneur de souffrir, distingués nabots sur leurs échasses, n'ont jamais connu la douleur qui fait de toi un homme qui fut."


Vargas Llosa (enfants)


Vargas Llosa, La Tante Julia et le Scribouillard, trad. Bensoussan, Folio 233 : 

"Quel mal faisaient à l'humanité les innocents bambins ? N'étaient-ils pas la grâce, la pureté, la joie, la vie ? [...] il admit qu'ils pouvaient être bruyants. En effet, ils pleuraient beaucoup, à toute heure et pour n'importe quel motif, et comme ils n'avaient pas encore l'usage de leur raison, ils ne tenaient pas compte du préjudice causé par cette propension et ne pouvaient non plus être persuadés de vertus du silence. Il se rappela alors le cas de cet ouvrier qui, après d'exténuantes journées à la mine, rentrait chez lui et ne pouvait dormir à cause des pleurs frénétiques du nouveau-né qu'il finit par assassiner (?). Combien de millions de cas semblables étaient-ils recensés de par le monde ? Combien d'ouvriers, de paysans, de commerçants et d'employés qui - coût élevé de la vie, bas salaires, étroitesse de logements - vivaient dans des pièces minuscules qu'ils partageaient avec leur progéniture, étaient ainsi empêchés de jouir d'un sommeil mérité par les hurlements d'un enfant incapable de dire si ses beuglements signifiaient diarrhée ou tétée supplémentaire ?

[...] Lucho Abril Marroquin trouva qu'on pouvait leur imputer aussi bien des dégâts. A la différence de tout animal, ils tardaient trop à se débrouiller tout seuls, et combien de catastrophes découlaient de cette tare ! Ils brisaient tout, bibelot artistique ou vase de cristal, ils arrachaient les rideaux qu'en se brûlant les yeux la maîtresse de maison avait cousus, et sans le moindre embarras ils posaient leurs mains souillées de caca sur la nappe amidonnée ou la mantille de dentelle achetée avec privation et amour. Sans compter qu'ils fourraient aussi leurs doigts dans les prises de courant et provoquaient des courts-circuits ou s'électrocutaient stupidement ce qui signifiait pour la famille : petit cercueil blanc, pierre tombale, veillée funèbre, faire-part dans El Comercio, vêtements de deuil, obsèques."


¿ Qué mal hacían a la humanidad los inocentes párvulos? ¿ No eran la gracia, la pureza, la alegría, la vida ?, [...] admitió que podían ser ruidosos. En efecto, lloraban mucho, a cualquier hora y por cualquier motivo, y, como carecían de uso de razón, no tenían en cuenta el perjuicio que esa propensión causaba ni podían ser persuadidos de las virtudes del silencio. Recordó entonces el caso de ese obrero que, luego de extenuantes jornadas en el socavón, volvía al hogar y no podía dormir por el llanto frenético del recién nacido al que finalmente había ¿ asesinado ? ¿ Cuántos millones de casos parecidos se registrarían en el globo ? ¿ Cuántos obreros, campesinos, comerciantes y empleados, que — alto costo de la vida, bajos salarios, escasez de viviendas — vivían en departamentos estrechos y compartían sus cuartos con la prole, estaban impedidos de disfrutar de un merecido sueño por los alaridos de un niño incapaz de decir si sus berridos significaban diarrea o ganas de más teta ?

[...] Lucho Abril Marroquín encontró que se les podía achacar también muchos destrozos. A diferencia de cualquier animal, tardaban demasiado en valerse por sí mismos, ¡ y cuántos estragos resultaban de esa tara ! Todo lo rompían, carátula artística o florero de cristal de roca, traían abajo las cortinas que quemándose los ojos había cosido la dueña de casa, y sin el menor embarazo aposentaban sus manos embarradas de caca en el almidonado mantel o la mantilla de encaje comprada con privación y amor. Sin contar que solían meter sus dedos en los enchufes y provocar cortocircuitos o electrocutarse estúpidamente con lo que eso significaba para la familia : cajoncito blanco, nicho, velorio, aviso en “El Comercio”, ropas de luto, duelo.


 

vendredi 4 juin 2021

Maistre (créer)


Maistre, Considérations sur la France, chap VI :

"L'homme peut tout modifier dans la sphère de son activité, mais il ne crée rien : telle est sa loi, au physique comme au moral.

L'homme peut sans doute planter un pépin, élever un arbre, le perfectionner par la greffe, et le tailler en cent manières ; mais jamais il ne s'est figuré qu'il avait le pouvoir de faire un arbre.

Comment s'est-il imaginé qu'il avait celui de faire une constitution ? Serait-ce par l'expérience ? Voyons donc ce qu'elle nous apprend.

Toutes les constitutions libres, connues dans l'univers, se sont formées de deux manières. Tantôt elles ont, pour ainsi dire, germé d'une manière insensible, par la réunion d'une foule de ces circonstances que nous nommons fortuites, et quelquefois elles ont un auteur unique qui paraît comme un phénomène, et se fait obéir."


 

jeudi 3 juin 2021

Pessoa + Queneau (choses)

 

Pessoa [Alberto Caeiro], Le gardeur de troupeaux XLII Poèmes païens, Seuil p. 59 : 


Le mystère des choses, où est-il ?

Où est-il, puisqu'il ne se montre pas.

Serait-ce pour nous montrer qu’il est mystère ?

Qu’en sait le fleuve et qu’en sait l’arbre ?

Et moi, qui ne suis pas plus qu’eux, qu'est-ce que j'en sais ?

Chaque fois que je regarde les choses et pense à ce que les hommes pensent d’elles,

Je ris comme un ruisseau qui bruit frais sur une pierre.


Car l’unique sens occulte des choses,

Est qu’elles n'ont pas de sens occulte du tout.

Ce qui est plus étrange que toutes les étrangetés

et que les rêves de tous les poètes

et les pensées de tous les philosophes,

C'est que les choses soient réellement ce qu’elles semblent être

et qu’il n’y ait rien à comprendre.


Oui, voici ce que mes sens ont appris tout seuls :

les choses n’ont pas de signification : elles ont de l'existence.

Les choses sont l’unique sens occulte des choses.



O mistério das coisas, onde está ele?

Onde está ele que não aparece

Pelo menos a mostrar-nos que é mistério?

Que sabe o rio e que sabe a árvore

E eu, que não sou mais do que eles, que sei disso?

Sempre que olho para as coisas e penso no que os homens pensam delas,

Rio como um regato que soa fresco numa pedra.


Porque o único sentido oculto das coisas

É elas não terem sentido oculto nenhum,

É mais estranho do que todas as estranhezas

E do que os sonhos de todos os poetas

E os pensamentos de todos os filósofos,

Que as coisas sejam realmente o que parecem ser

E não haja nada que compreender.


Sim, eis o que os meus sentidos aprenderam sozinhos: —

As coisas não têm significação: têm existência.

As coisas são o único sentido oculto das coisas.



Queneau, Chêne et chien : Le Soleil


L’herbe : sur l’herbe je n’ai rien à dire

mais encore quels sont ces bruits

ces bruits du jour et de la nuit

Le vent : sur le vent je n’ai rien à dire


Le chêne : sur le chêne je n’ai rien à dire

mais qui donc chantonne à minuit

qui donc grignote un pied du lit

Le rat : sur le rat je n’ai rien à dire


Le sable : sur le sable je n’ai rien à dire

mais qu’est-ce qui grince ? c’est l’huis

qui donc halète ? sinon lui

Le roc : sur le roc je n’ai rien à dire


L’étoile : sur l’étoile je n’ai rien à dire

c’est un son aigre comme un fruit

c’est un murmure qu’on poursuit

La lune : sur la lune je n’ai rien à dire


Le chien : sur le chien je n’ai rien à dire

c’est un soupir et c’est un cri

c’est un spasme un charivari

La ville : sur la ville je n’ai rien à dire


Le coeur : sur le coeur je n’ai rien à dire

du silence à jamais détruit

le sourd balaye les débris

Le soleil : ô monstre, ô Gorgone, ô Méduse

ô soleil.


mardi 1 juin 2021

Nietzsche (décadence)

 

Nietzsche, Le cas Wagner § 7 (traduction H. Albert)

"Par quoi toute décadence littéraire est-elle caractérisée ? Par le fait que la vie ne réside plus dans l’ensemble. Le mot devient souverain et fait un saut hors de la phrase, la phrase grossit et obscurcit le sens de la page, la page prend vie au dépens de l’ensemble, — l’ensemble n’est plus un ensemble. Mais c’est là le signe pour tout style de décadence ; à chaque fois anarchie des atomes, désagrégation de la volonté, 'liberté de l’individu', pour parler le langage de la morale, — et pour en faire une théorie politique : 'droits égaux pour tous'. La vie, la même vitalité, la vibration et l’exubérance de la vie refoulées dans les organes les plus infimes, — le reste pauvre de vie. Partout la paralysie, la fatigue, la catalepsie, ou bien l’inimitié et le chaos : l’un et l’autre sautant toujours plus aux yeux à mesure que l’on monte vers les formes supérieures de l’organisation. L’ensemble est du reste entièrement dépourvu de vie : c’est une agglomération, une addition artificielle, un composé factice. —


Womit kennzeichnet sich jede litterarische décadence? Damit, dass das Leben nicht mehr im Ganzen wohnt. Das Wort wird souverain und springt aus dem Satz hinaus, der Satz greift über und verdunkelt den Sinn der Seite, die Seite gewinnt Leben auf Unkosten des Ganzen — das Ganze ist kein Ganzes mehr. Aber das ist das Gleichniss für jeden Stil der décadence: jedes Mal Anarchie der Atome, Disgregation des Willens, „Freiheit des Individuums“, moralisch geredet, — zu einer politischen Theorie erweitert „gleiche Rechte für Alle“. Das Leben, die gleiche Lebendigkeit, die Vibration und Exuberanz des Lebens in die kleinsten Gebilde zurückgedrängt, der Rest arm an Leben. Überall Lähmung, Mühsal, Erstarrung oder Feindschaft und Chaos: beides immer mehr in die Augen springend, in je höhere Formen der Organisation man aufsteigt. Das Ganze lebt überhaupt nicht mehr: es ist zusammengesetzt, gerechnet, künstlich, ein Artefakt. —


rappel : P. Bourget

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/06/bourget-decadence.html


lundi 31 mai 2021

Deschanel (humeur)

 

Deschanel (Émile), Physiologie des écrivains et des artistes ou Essai de critique naturelle [1864] première partie, chapitre 'La santé' :

"Nous avons eu lieu d'observer que La Rochefoucauld était valétudinaire, — et il faut ajouter que c'est le cas de la plupart des moralistes ; c'est cela même qui les dispose à moraliser : Horace souffrait de l'estomac ; Sénèque, de même ; Lucien avait la goutte, Montaigne la gravelle, Bossuet la pierre, — et la Rochefoucauld était perclus de rhumatismes, ressouvenirs de ses diverses aventures : fructus militiae ! [...] Les Grecs avaient un mot très-riche, et très-amusant à analyser, qui signifiait littéralement : une personne ayant de bons intestins, et, par suite, d'humeur facile, bienveillante, de bonne compagnie. Tout cela se disait d'un seul mot : eucolos. Proprement : qui a de bons boyaux. Partir de ce sens, bons boyaux, et arriver, sans sortir du même mot, à cette signification : aménité ! Si repoussant que cela puisse paraître, cela n'étonne point les physiologistes. Une bonne digestion nous rend bienveillants. Réciproquement la bienveillance facilite la digestion."


dimanche 30 mai 2021

Drieu (prière)

 

Drieu La Rochelle, Rêveuse Bourgeoisie, incipit : 

"Mme Ligneul descendait la côte. En dépit du fort soleil d'août, elle marchait d'un bon pas. Ses jupes ramassées dans sa main gauche, elle maniait comme une canne son ombrelle fermée ; de temps en temps, elle en donnait un coup vif sur son chapeau à fleurs pour être sûre qu'il suivait le mouvement. A mi-voix elle pestait contre corset et volants. Elle n'en était pas moins correctement habillée, mais comme une femme de quarante-cinq ans pour qui la coquetterie n'a jamais existé.

En arrivant au bas de la côte, au lieu d'aller tout de suite à la plage qui était au bout de cette petite rue à droite, bordée de boutiques enfantines, elle résolut d'entrer un instant à l'église. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et pourtant elle n'aimait pas cette église, moderne, ornée de colifichets ridicules. Mais quand on passe devant chez le Bon Dieu, il faut bien entrer lui dire bonjour.

Sa prière fut brève et cordiale : « Mon Dieu, je ne veux pas vous retenir trop longtemps, car je ne suis pas intéressante : tout va bien dans ma petite famille. Ma fille Agnès est saine et jolie ; mon bon Ernest est bien portant, travaille bien, et gagne plus d'argent que nous n'espérions. Mais ne craignez pas que je pèche par ingratitude. Je n'oublie jamais que ce sont là vos grâces exceptionnelles ; j'apprécie chaque jour l'immensité et la continuité de votre bonté. Si vous pouvez continuer, faites-le. Amen. » Elle contraignit sa vivacité pour achever son signe de croix. Et hop, à la plage."