samedi 8 janvier 2022

Aymé (langue)

      Aymé, Le Confort intellectuel (1949) :
    "(...) aujourd'hui, on ne se soucie guère de mettre les points sur les i, ni de comprendre son interlocuteur. On peut, sur n'importe quel sujet, disputer savamment et subtilement sans rien dire d'intelligible et certes, il en a toujours été ainsi, mais maintenant, on emploie les mots à contre-sens, on les substitue les uns aux autres, on en change le contenu selon l'humeur du moment et personne n'y prête attention, tout fait ventre. La semaine dernière, j'étais à Paris à une exposition de peinture et j'ai entendu X..., l'illustre académicien et grand écrivain s'écrier devant un tableau : « Cette petite toile est une « chose inouïe ! » Et pourquoi pas ? J'ai bien entendu dire par Mme de G..., qui tient salon littéraire : « J'ai rarement vu une voix aussi prenante. » Tenez, hier soir, après dîner, je relisais un morceau des Nourritures terrestres et j'ai fait cette découverte au bas de la page 73 : « ...Hilaire qui me départissait l'an d'avant de ce que mon humeur avait... » Je ne suis pas un cuistre, je n'irai pas faire grief d'une minute d'absence à un écrivain qui se recommande justement par la pureté et l'exactitude de son style. Ce qui me paraît significatif, c'est que des dizaines et des dizaines de milliers de lecteurs fervents, au nombre desquels nos plus brillants lettrés, aient lu ce passage-là sans y relever le barbarisme, le solécisme et le faux-sens qu'il contient. Le fait est d'autant plus remarquable que Gide n'a pas manqué d'ennemis et des plus malveillants. Mais aujourd'hui, c'est bien ce que je disais, on ne se soucie guère du sens des mots, ni de leur valeur et quand on lit un livre, ce n'est plus que pour y chercher une petite musique ou un climat philosophique ou esthétique. Des foutaises, quoi. Et voilà où en sont les Français après cent cinquante ans de romantisme. Ils n'ont plus à leur service qu'une langue frelatée dont les incertitudes et les ambiguïtés ne les gênent d'ailleurs pas dans leurs radotages."

vendredi 7 janvier 2022

Berners (enfance)

   Berners (Lord), Une Enfance de château (traduction Tomczak), chap. VII :
     "Ceux qui disent que leur enfance a été le meilleur moment de leur vie doivent, semble-t-il, avoir été en proie à des malheurs perpétuels une fois devenus adultes. Car rien n’indique que la période de l’enfance soit plus heureuse qu’une autre. Les enfants n’ont d’enviable que leur exubérante vitalité. On a tendance à la confondre avec le bonheur. Le vrai bonheur, cependant, requiert de l’expérience. Les plaisirs de l’enfance sont semblables à ceux du chien à qui l’on sert son dîner ou que l’on emmène promener, une affaire de l’ordre du behaviorisme et du remuage de queue ; quant à la prétendue insouciance enfantine, je sais d’expérience que le noir souci* peut monter en croupe sur les chevaux à bascule."

* allusion à un vers d'Horace, sur le souci qui suit comme son ombre celui qui tente de le fuir

     Those who say that their childhood was the happiest period of their lives must, one suspects, have been the victims of perpetual misfortune in later years. For there is no reason to suppose that the period of childhood is inevitably happier than any other. The only thing for which children are to be envied is their exuberant vitality. This is apt to be mistaken for happiness. For true happiness, however, there must be a certain degree of experience. The ordinary pleasures of childhood are similar to those of a dog when it is given its dinner or taken out for a walk, a behaviouristic, tail-wagging business, and, as for childhood being care-free, I know from my own experience, that black care can sit behind us even on our rocking-horses.


jeudi 6 janvier 2022

Olécha (matin)

     Olécha, L’Envie, début, trad. Nivat :
   "Le matin, il chante dans les waters. Vous pouvez voir combien sa santé est florissante, combien il est heureux de vivre. L'envie de chanter naît en lui d'une manière réflexe. Ses chansons, qui n'ont ni mélodie ni parole, rien qu'un « ta-ra-ra » qu'il pousse de trente six façons différentes, peuvent s'interpréter ainsi :
    « Comme je trouve la vie belle... ta-ra ! Ta-ra !... Mon ventre est bien souple... ra-ta-ta-ta-ra-ri... Mes humeurs circulent comme il convient... ra-ta-ta-dou-ta-ta... Vas-y intestin, contracte-toi... tram-ba-ba-boum ! »
   Quand il passe à côté de moi, le matin, sortant de sa chambre (je fais semblant de dormir) et qu'il prend la porte conduisant au cœur de l'appartement, à savoir aux toilettes, mon imagination s'y transporte avec lui. J'entends son remue-ménage dans la petite cabine trop étroite pour son corps lourd. Son dos frotte contre l'intérieur de la porte qu'il vient de refermer, ses coudes se cognent contre les parois, il se déplace à tout petits pas glissants. La porte des toilettes a une petite vitre mate de forme ovale. Il allume, l'ovale s'éclaire de l'intérieur et devient magnifique, couleur d'opale, on dirait un œuf. Je vois par la pensée cet œuf pendu dans l'obscurité du couloir.
    Il fait deux cents livres. Il y a quelques jours, en descendant un escalier, il a remarqué que ses seins tressautaient au rythme de ses pas. En conséquence de quoi il a décidé d'ajouter une nouvelle série d'exercices à sa gymnastique matinale.
   Il est un spécimen tout à fait remarquable de la race des hommes."

déjà cité en partie dans mon billet :
http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/07/nabokov-olecha.html

 

mercredi 5 janvier 2022

Valéry + Bellow [+ Conrad] (civilisation)

     Valéry, Cahier B 1910 Pochothèque t. 3 p. 294 :
   "Le civilisé des villes immenses revient à l'état sauvage, c'est-à-dire isolé, parce que le mécanisme social lui permet d'oublier la nécessité de la communauté et de perdre les sentiments de lien entre les individus, autrefois réveillés incessamment par le besoin. Tout perfectionnement du mécanisme social rend inutiles des actes, des manières de sentir, des aptitudes à la vie commune."

    Bellow, Les Aventures d'Augie March (traduction Lederer) chap. IX :
    "Il n’y a pas eu de civilisations sans villes. Mais qu’en est-il des villes sans civilisations ? C’est une chose inhumaine, si tant est que cela existe, que de voir un si grand nombre de gens rassemblés qui n’engendrent rien les uns avec les autres."

There haven’t been civilizations without cities. But what about cities without civilizations? An inhuman thing, if possible, to have so many people together who beget nothing on one another. No, but it is not possible, and the dreary begets its own fire, and so this never happens.

 cf. Conrad : https://lelectionnaire.blogspot.com/2019/11/conrad-individu-et-societe.html

mardi 4 janvier 2022

Nabokov (pensées simultanées)

     Nabokov, Le Don Pléiade t. III p. 174 :
  "Ce qu'il aurait vraiment dû enseigner, c'était cette chose mystérieuse et raffinée que lui seul — parmi dix mille, cent mille, peut-être même un million d'hommes — savait enseigner : par exemple, comment penser à de multiples niveaux : vous regardez une personne et vous la voyez aussi clairement que si elle était faite de verre et que vous étiez le souffleur, tandis qu'en même temps, sans empiéter le moins du monde sur cette clarté, vous remarquez parallèlement quelque vétille telle que la ressemblance entre l'ombre du récepteur téléphonique et une immense fourmi légèrement écrasée, et (tout cela simultanément) cette convergence est rejointe par une troisième pensée — le souvenir d'une soirée ensoleillée dans une petite gare de chemin de fer russe ; soit des images n'ayant aucun rapport rationnel avec la conversation que vous poursuivez tandis que votre esprit vagabonde à l'extérieur de vos propres paroles et à l'intérieur de celles de votre interlocuteur. Ou bien : une pitié aiguë pour la boîte en fer-blanc abandonnée dans un terrain vague, pour la vignette de la série « Costumes nationaux » trouvée dans le paquet de cigarettes et piétinée dans la boue, pour le pauvre mot perdu répété par la faible créature aimante et bienveillante qui vient juste d'être réprimandée sans raison, pour toutes les scories de la vie qui, au moyen d'une distillation alchimique momentanée — «l'expérience royale» —, sont changées en quelque chose de précieux et d'éternel. Ou encore : le sentiment constant que nos jours ici ne sont que de l'argent de poche, de la petite monnaie cliquetant dans l'obscurité, et que la véritable richesse est entreposée quelque part, richesse dont la vie devrait tirer des dividendes sous forme de rêves, de larmes de bonheur, de lointaines montagnes."

    What he should be really teaching was that mysterious and refined thing which he alone — out of ten thousand, a hundred thousand, perhaps even a million men — knew how to teach : for example — multilevel thinking : you look at a person and you see him as clearly as if he were fashioned of glass and you were the glass blower, while at the same time without in the least impinging upon that clarity you notice some trifle on the side—such as the similarity of the telephone receiver’s shadow to a huge, slightly crushed ant, and (all this simultaneously) the convergence is joined by a third thought — the memory of a sunny evening at a Russian small railway station ; i.e., images having no rational connection with the conversation you are carrying on while your mind runs around the outside of your own words and along the inside of those of your interlocutor. Or : a piercing pity — for the tin box in a waste patch, for the cigarette card from the series National Costumes trampled in the mud, for the poor, stray word repeated by the kindhearted, weak, loving creature who has just been scolded for nothing — for all the trash of life which by means of a momentary alchemic distillation — the “royal experiment” — is turned into something valuable and eternal. Or else : the constant feeling that our days here are only pocket money, farthings clinking in the dark, and that somewhere is stocked the real wealth, from which life should know how to get dividends in the shape of dreams, tears of happiness, distant mountains."

 

lundi 3 janvier 2022

Drillon (enfance)

   Drillon, Cadence [2018] (incipit) :
   "Jamais je n’ai voulu être un autre plus violemment que pendant mon enfance. Tout ce qui n’était pas moi me semblait désirable et supérieur, comme un malade jalouse l’infirmière qui, penchée sur lui, sent encore le savon du matin : les êtres, plus forts, plus heureux, mais aussi les objets, les animaux, les arbres, les lieux – et jusqu’à certaines heures, qui exerçaient sur moi une puissance que je leur enviais. J’aurais voulu être le soir, pour plonger les êtres et toute la Terre dans l’angoisse et l’affliction ; le matin, pour illuminer les champs couverts de givre d’une lumière oblique. J’aurais voulu être le chat qui se lovait sur les genoux de mon père devant la cheminée, et n’avait jamais besoin de se trouver une occupation. J’aurais voulu être une rue, pour n’avoir pas à me déplacer, un cahier neuf, aux angles propres et carrés, un professeur qui savait tout, une fille, pour avoir des seins que j’aurais pu caresser jour et nuit. Au lieu de quoi je n’étais que moi-même, un petit garçon éloigné du monde comme un vieil ermite, un petit garçon désertique et impatient."

dimanche 2 janvier 2022

La Bruyère (origine)

    La Bruyère, Caractères, Sur les biens de fortune, 25, V :
   "Si vous entrez dans les cuisines, où l’on voit réduit en art et en méthode le secret de flatter votre goût et de vous faire manger au delà du nécessaire ; si vous examinez en détail tous les apprêts des viandes qui doivent composer le festin que l’on vous prépare ; si vous regardez par quelles mains elles passent, et toutes les formes différentes qu’elles prennent avant de devenir un mets exquis, et d’arriver à cette propreté et à cette élégance qui charment vos yeux, vous font hésiter sur le choix, et prendre le parti d’essayer de tout ; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés ! quel dégoût ! Si vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages, qui font les vols et les machines ; si vous considérez combien de gens entrent dans l’exécution de ces mouvements, quelle force de bras, et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous direz : « Sont-ce là les principes et les ressorts de ce spectacle si beau, si naturel, qui paraît animé et agir de soi-même ? » Vous vous récrierez : « Quels efforts ! quelle violence ! » De même n’approfondissez pas la fortune des partisans*."              * financiers

   j'ai ajouté ce texte à fin de la page de mon site 

   "Proust, l'enfer du décor" :
https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/proust-l-enfer-du-decor