mercredi 27 novembre 2019

Conrad (individu et société)


Conrad, Un avant-poste du progrès [traduction Aubry-Coustillas] Pléiade p. 725-726 : 
« Si peu sensibles qu’ils fussent aux subtiles influences du milieu, ils ressentirent vivement leur solitude en se retrouvant brusquement sans secours pour affronter l’immensité sauvage, une immensité rendue plus étrange, plus incompréhensible par les aperçus mystérieux de la vie puissante qu’elle renfermait. C’étaient deux de ces êtres parfaitement insignifiants et incapables, dont l'existence n'est rendue possible que par la savante organisation des masses civilisées. Peu de gens comprennent que leur vie, l'essence même de leur caractère, leurs capacités et leurs audaces ne sont que l'expression de leur foi en la sécurité de leur milieu. Le courage, le sang-froid, l'assurance, les émotions et les principes, toute pensée, grande ou insignifiante, sont l'apanage non pas de l'individu mais de la masse — de la masse qui croit aveuglément à la force irrésistible de ses institutions et de ses mœurs, à la puissance de sa police et de ses propres convictions. Mais le contact avec la sauvagerie pure et simple, avec la nature primitive et l'homme primitif, jette dans le cœur un trouble subit et profond. Au sentiment d'être seul de son espèce, à la claire perception de la solitude de ses propres pensées, de ses propres sensations, à la négation de l'habituel, qui est rassurant, viennent s'ajouter l'affirmation de l'inhabituel, qui est redoutable, l'idée de choses vagues, irrépressibles et repoussantes, dont l'importune et troublante présence excite l'imagination et met à l'épreuve les nerfs civilisés du sot aussi bien que du sage. »

« And now, dull as they were to the subtle influences of surroundings, they felt themselves very much alone, when suddenly left unassisted to face the wilderness ; a wilderness rendered more strange, more incomprehensible by the mysterious glimpses of the vigorous life it contained. They were two perfectly insignificant and incapable individuals, whose existence is only rendered possible through the high organization of civilized crowds. Few men realize that their life, the very essence of their character, their capabilities and their audacities, are only the expression of their belief in the safety of their surroundings. The courage, the composure, the confidence; the emotions and principles; every great and every insignificant thought belongs not to the individual but to the crowd: to the crowd that believes blindly in the irresistible force of its institutions and of its morals, in the power of its police and of its opinion. But the contact with pure unmitigated savagery, with primitive nature and primitive man, brings sudden and profound trouble into the heart. To the sentiment of being alone of one's kind, to the clear perception of the loneliness of one's thoughts, of one's sensations — to the negation of the habitual, which is safe, there is added the affirmation of the unusual, which is dangerous; a suggestion of things vague, uncontrollable, and repulsive, whose discomposing intrusion excites the imagination and tries the civilized nerves of the foolish and the wise alike. »