samedi 11 mai 2024

Gide (Corneille)

Gide, Dostoïevsky (Conférences du Vieux-Colombier, 3) p. 135-136 : 

"Le héros français, tel que nous le peint Corneille, projette devant lui un modèle idéal, qui est lui-même encore, mais lui-même tel qu’il se souhaite, tel qu’il s’efforce d’être, – non point tel qu’il est naturellement, tel qu’il serait s’il s’abandonnait à lui-même. La lutte intime que nous peint Corneille, c’est celle qui se livre entre l’être idéal, l’être modèle et l’être naturel que le héros s’efforce de renier. Somme toute, nous ne sommes pas très loin ici, me semble-t-il, de ce que M. Jules de Gaultier appellera le bovarysme – nom qu’il donne, d’après l’héroïne de Flaubert, à cette tendance qu’ont certains à doubler leur vie d’une vie imaginaire, à cesser d’être qui l’on est, pour devenir qui l’on croit être, qui l’on veut être."


vendredi 10 mai 2024

Jean-Paul Richter et Jean-Jacques Rousseau (sentiments)

Jean-Paul Richter, Werke I, 3, 263 cité (et traduit ?) par A. Montandon in L'Imaginaire du livre chez Jean-Paul : 

"II avait anticipé non seulement les vérités, mais aussi les sentiments. Tous les magnifiques états de l'humanité, tous les mouvements dans lesquels l'amour, l'amitié et la nature élèvent le cœur, tout cela il l'avait parcouru dans les poésies avant de le faire dans la vie, d'abord comme acteur et écrivain de théâtre, avant de le faire comme homme, d'abord dans la journée ensoleillée de l'imagination avant de le faire dans la journée maussade de la réalité ; c'est pour cela que lorsqu'ils apparurent vivants dans sa poitrine, il a pu en toute lucidité les saisir, les gouverner, les tuer et les empailler pour la glacière des souvenirs futurs."


Richter s'est donné le prénom de "Jean-Paul" en hommage à Jean-Jacques Rousseau ; cf. : 

Rousseau, Confessions livre 1 :

"Je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi: c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans; nous nous mîmes à les lire après souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux: allons nous coucher; je suis plus enfant que toi.

En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses, que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti. Ces émotions confuses, que j'éprouvai coup sur coup, n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir."

jeudi 9 mai 2024

Ilf et Petrov (musique)

Ilf & Petrov, Le Veau d’or I, II trad. Préchac p. 34-35 : 

"Dans la rue principale, des essieux d'attelage écartelés transportaient un long rail bleu. Cela faisait un tel bruit, un tel chant dans la grand-rue, qu'on eût dit que le voiturier vêtu d'un suroît de pêcheur ne transportait pas un rail, mais une note de musique unique et assourdissante. 

Le soleil s'introduisait dans le magasin de fournitures scolaires. On pouvait y voir des globes terrestres, des crânes, un carton représentant le foie joyeusement colorié d'un alcoolique. Surmontant le tout, deux squelettes s'étreignaient affectueusement.[…] Venaient ensuite, à la file, trois magasins d'instruments à vent, de mandolines et de balalaïkas. Trônant sur des gradins garnis de calicot rouge, les cuivres jetaient sur tout l'étalage des lueurs perverses. Le plus beau de tous était l'hélicon-basse. Il était si puissant, se chauffait au soleil avec tant de langueur, lové en forme d'anneau, que sa place aurait dû être au jardin zoologique de la capitale, quelque part entre l'éléphant et le boa. Les parents, les jours de fête, l'auraient montré aux enfants en leur disant : «Et voici, mon petit, le pavillon de l'hélicon. Maintenant il dort. Mais dès qu'il se réveillera, il se mettra à trompeter.» Et les enfants auraient regardé l'étonnant instrument avec de grands yeux émerveillés."


mercredi 8 mai 2024

Janin (ordre)

Janin (Jules), Histoire de la littérature dramatique tome 1, VI :

"Je m'accommoderais volontiers, je le jure, d'un tyran comme Louis XIV, entouré des plus rares chefs-d'œuvre qui aient honoré la langue française et l'esprit humain. En ce temps-là, c'était un honneur rare et charmant d'être lu par tant de juges excellents dans tous les genres de controverses, entre Port-Royal des Champs et l'hôtel de Rambouillet, Le style était non pas tout l'homme, au moins était-ce quelque chose de l'homme ; on se préoccupait tout autant de l'oraison funèbre du grand Condé que de la bataille de Rocroy ; une satire de Despréaux était une fête publique, une comédie de Molière était un événement ; une lettre de Mme de Sévigné courait le monde ; il y avait honneur et gloire, en ce temps-là, d'être un poëte, ou tout simplement un critique."  


mardi 7 mai 2024

Janin (désordre)

Janin (Jules), Histoire de la littérature dramatique tome 1, VI :

"Il m'est impossible d'accorder mes sympathies à ces fièvres lentes, à ces fièvres cachées, à ce malaise universel qui n'est pas la paix, qui n'est pas la guerre, à ces ténèbres qui ne sont pas la nuit ni le jour. Je suis avant tout l'homme des époques sérieusement tranquilles, profondément apaisées, où l'on peut s'occuper à loisir de la belle prose accorte et sonore, des beaux vers écrits avec le feu de la passion, des drames bien faits, des vaillantes comédies, des brillantes exigences de l'esprit quand il produit ses œuvres les plus délicates. Voilà ce que j'aime, et, avec ces amours de ma vie, un peu de liberté, un peu d'espace et de soleil... Je hais de toutes les forces de mon instinct le drame brutal de la violence, du désordre et des multitudes déchaînées. A quoi nous mènent ces changements qui déshonorent l'histoire ? Ils hébètent un grand peuple, ils le troublent, ils le dégradent, ils le perdent, ils l'habituent à courber la tête, ils l'arrachent aux choses qu'il aime le plus, à la poésie, à la philosophie, aux beaux-arts, à toutes les grandeurs de l'intelligence…"


lundi 6 mai 2024

Mallarmé (Huysmans)

Mallarmé, lettre à Huysmans à propos de À Rebours [1884] : 

"Non ! c'est cela, rien n'y manque, parfums, musique, liqueurs et les livres vieux ou presque futurs ; et ces fleurs ! vision absolue de tout ce que peut, à un individu placé devant la jouissance barbare ou moderne, ouvrir de paradis la sensation seule. L'admirable en tout ceci, et la force de votre œuvre (qu'on criera d'imagination démente, etc.) c'est qu'il n'y a pas un atome de fantaisie : vous êtes arrivé, dans cette dégustation affinée de toute essence, à vous montrer plus strictement documentaire qu'aucun, et à n'user que de faits, ou de rapports, réels, existant au même point que les grossiers ; subtils et voulant l'œil d'un prince, voilà tout [...] On ira là même et pas plus loin et pas autrement ; s'arrêtant au point constaté par vous. Ainsi, votre ouvrage prend, à l'esprit, un aspect effrayant ; posant quelque chose de définitif."


dimanche 5 mai 2024

Manent (non-figuration)

Manent, Cours familier de philosophie politique (2004) :

"Le désir, l’exigence d’immédiateté tend à dominer tous les aspects de la vie démocratique moderne. Il serait intéressant d’étudier sous cet angle l’art moderne. Je ne suis nullement un spécialiste, et je vais dire des choses très sommaires, mais il me semble que son évolution, ou le principe de son évolution, est aussi celui de la suppression des formes et des médiations.

Prenons la peinture, dont le destin a déterminé celui de l’art moderne en général : l’égalisation des genres, l’abandon de la perspective, le rejet des conventions de la représentation, tout cela pointe vers une expérience qui se veut pure, simple et absolue, l’expérience que l’homme fait de lui-même en tant que créateur. Expérience détachée du reste de la vie politique et sociale, religieuse et intellectuelle, expérience qui se veut à la fois élémentaire et totale, expérience que fait l’être humain de son humanité.

C’est pourquoi l’art moderne est essentiellement non-figuratif. Paradoxalement, c’est pour être plus purement humain. L’art figuratif, l’art de l’imitation et de la ressemblance, entre en réseau et en résonnance avec les autres expériences, politiques, sociales et morales, communique avec elles, se confond pour partie avec elles, et pour autant ne peut pas provoquer une expérience « pure » ou purement et simplement humaine. On comprend que l’art non-figuratif paraisse à beaucoup conduire au «non-art» ou à des expressions qui relèvent de l’ «imposture». Sa logique est en effet de supprimer de plus en plus tout ce qui manifeste un travail d’élaboration raffiné – les signes d’un tel travail sont une sorte de «figuration» – d’aller vers l’art «brut», c’est à dire vers la proclamation arbitraire et la présentation immédiate comme une œuvre d’art d’une chose non élaborée.

On pourrait dire que, de toutes parts, dans tous les domaines de sa vie, l’homme contemporain cherche une expérience immédiate de lui-même et de l’humanité."