samedi 19 septembre 2020

Queneau (Grèce)

Queneau, Le Voyage en Grèce 57-58 : 

« Lorsqu’on s’assoit sur les gradins de marbre du théâtre de Dionysos, de ce marbre tiède et doux qui semble palpiter, on voit alors s’associer la Nature à l’œuvre de l’homme, car l’on constate que les montagnes environnantes et le ciel même viennent lui donner sa signification complète et magnifier son existence, dans laquelle se sont déjà concrétisées les harmonies numérales de l’architecture. Le Grec ne s’anéantit pas dans la Nature non plus qu’il ne l’asservit ; mais en s’accordant avec elle, il garde ainsi lui-même sa propre autonomie et réalise la plénitude de son être. »


vendredi 18 septembre 2020

Zola + Aymé (nu)

 ZolaEcrits sur l'art : "Quelques bonnes toiles" GF p. 167 :

« Peut-être avez-vous de l'ambition, peut-être voulez-vous peindre le nu. Essayez alors d'être classiquement indécent, de peindre une femme qui, tout en n'étant pas une femme. se vautre sur le dos d'une telle façon, en se pâmant, en roulant les yeux, qu'elle éveille des pensées égrillardes chez les bourgeois. Vous m'entendez bien. La nature est sale, et la saleté déplaît ; ne commettez pas la faute de copier un modèle, cela dégoûterait. Soyez simplement voluptueux, dessinez une belle telle que les imbéciles la rêvent, avec toutes les rondeurs et toutes les grâces d'une poupée de coiffeur, et donnez à cette belle une ombre de chair, une peau rose comme le maillot des danseuses. Si vous évitez l'indécence âpre de la nature et si vous vous jetez en plein dans la polissonnerie du rêve, le public est capable de parler tout haut d'idéal en pensant tout bas à des choses qui ne sont rien moins qu'idéales. Là est l'habileté suprême, chatouiller les sens et faire crier à l'idéalisme. »


Aymé, Le Boeuf clandestin III Pléiade t. 2 p. 809-810 : 


«Tout en remuant son café, il regardait un tableau suspendu au mur dans un grand cadre doré. C'était une femme nue de Bouguereau, ayant servi d'étude pour une vaste composition traitant la mort de ce pauvre Orphée déchiré par les bacchantes. Il trouvait toujours un plaisir très vif dans la contemplation de cette peinture. Plaisir esthétique d'abord. C'était joli, cette bacchante au corps souple, qui brandissait une baguette, et émouvant aussi quand on pensait à la menace contenue dans ce geste gracieux. Mais ce qui aiguisait encore le plaisir, c'était de réfléchir à l'art et à l'initiation artistique qui confère à un honnête homme l'étrange privilège de pouvoir regarder en présence de sa famille l'image d'une femme nue sans être soupçonné d'une arrière-pensée obscène ou simplement égrillarde. Pourtant, lorsqu'il parvenait à abstraire ses pensées en reléguant sa sensibilité artistique, il lui fallait bien s'avouer que cette nudité était quelque chose d'assez inconvenant et, en somme, d'un peu malpropre. Alors, il éprouvait un vif sentiment de fierté à se dire qu'il était capable de n'en apercevoir que la beauté. »


jeudi 17 septembre 2020

Stendhal (peinture)

 Stendhal, Histoire de la peinture en Italie II, XXVIII) : 

« La magie des lointains, cette partie de la peinture qui attache les imaginations tendres, est peut-être la principale cause de sa supériorité sur la sculpture. Par là, elle se rapproche de la musique, elle engage l'imagination à finir ses tableaux. Son art [du Corrège] fut de peindre comme dans le lointain même les figures du premier plan. De vingt personnes qu’elles enchantent, il n’y en a peut-être même pas une qui les voie, et surtout qui s’en souvienne de la même manière. C’est de la musique, et ce n’est pas de la sculpture. On brûle d’en jouir plus distinctement, on voudrait les toucher »


mercredi 16 septembre 2020

Renard (style)

Renard, Journal 4 mai 1909 : 

« Les imparfaits du subjonctif. C'est une affaire de mesure. La beauté du style est dans sa discrétion. Il n'est pas plus ridicule de se servir de l'imparfait du subjonctif que de dire : ‘Je fus... Je fis... Nous partîmes…’ Mais il ne faut pas abuser ; le passé défini nous lasse vite. De beaux parleurs ne cessent pas de s'en servir. 

Tout lasse. L'image même, qui est d'un si grand secours, finit par fatiguer. Un style presque sans image serait supérieur, mais on n'y arrive qu'après des détours et des excès. 

C’est ce qu'ignorent les professeurs, qui commencent par vous éteindre. Il ne faudrait s'éteindre que sûr de retrouver l'éclat au moment voulu. Le beau style ne devrait pas se voir. Michelet ne fait que ça : c'est éreintant. De là, la supériorité de Voltaire ou de La Fontaine. La Bruyère est trop voulu, Molière trop négligé. Il y a des gens qui n'arrivent à la concision qu'avec une gomme à effacer : ils suppriment des mots nécessaires. On devrait écrire comme on respire. Un souffle harmonieux, avec ses lenteurs et ses rythmes précipités, toujours naturel, voilà le symbole du nouveau style. On ne doit pas au lecteur que la clarté. Il faut qu'il accepte l'originalité, l'ironie, la violence, même si elles lui déplaisent. Il n'a pas le droit de les juger. On peut dire que ça ne le regarde pas."

mardi 15 septembre 2020

Giono (squelettes)

 Giono, L'Iris de Suse Folio p. 163-164 : 

« - Je vois que mes petits bibelots vous intéressent, dit l’homme. – Il haussa la lampe. – Ceci est un renard, dit-il, un vrai, plus vrai que s’il courait la gueuse, ne vous y trompez pas ! Je n’empaille pas, jamais. Les animaux empaillés (et les gens) sont ridicules et ils se mitent comme de vulgaires bas de laine. Là au contraire, regardez ! c’est plus qu’un renard : il est réduit à sa plus simple expression : son squelette, son essence, le contraire de son accident : la chair (chair ou paille, ou crin ou coton) est toujours l’accident, le squelette est le fond de l’être. Comme dit l’autre : « La fin et l’essence des êtres resteront impénétrables. » Je l’espère bien. Comment voulez-vous qu’on fasse son compte avec des êtres pénétrés ? Regardez-le, celui-là : impénétrable. J’ai nettoyé ses os un à un, du plus gros au plus petit ; je les ai fait tremper dans cent mille vinaigres ; je les ai brossés, poncés, polis et je les ai remontés un à un du fond de l’enfer. Impénétrable désormais et imputrescible, un point c’est tout. Et c’est parfait.

« Je n’ai ici que de petits sujets, mais voici : un rat. Qu’est-ce qu’un rat ?… Eh bien ! regardez au bout de mon allumette ce petit os minuscule en forme d’on ne sait pas quoi : une crosse d’évêque, semble-t-il. C’est par cet os qu’il entendait l’âme d’un rat comme on dit : l’âme d’un violon ; un monde de sons : une Scala tout entière dans une oreille de rat.

« Un hérisson, un blaireau, une marmotte. Très curieux : l’os Bertrand, comme on dit ; l’os Bertrand singe miraculeusement les os du crâne en goutte d’huile, comme les os nobles façonnés par l’aspiration de la curiosité et de la peur. Si bien que la marmotte, malgré sa peur incoercible, est incapable de décamper ; son derrière lui-même l’entraîne, l’aspire !

« Ici une fouine, une martre, un furet et d’autres, des petits carnassiers construits avec précision comme des pièces d’horlogerie. Le sang, qu’on boit à la veine jugulaire des autres, a besoin d’une précision mathématique. Là nous sommes loin de l’essence ; nous serions même en plein accident sans l’ossature : le Deus ex machina en personne. »


lundi 14 septembre 2020

Heidegger (outil)

 Heidegger, Être et temps, éd. Gallimard : 

« À proprement parler, un outil n'est jamais seul. Il appartient à l'être de l'outil de s'insérer dans un complexe d'outils, qui lui permet d'être l'outil qu'il est. L'outil est essentiellement "quelque chose pour...". Les divers modes de ce "pour" tels que le service, l'utilité, l'applicabilité ou la maniabilité constituent un complexe d'outils. La structure "pour" contient un renvoi de quelque chose pour quelque chose [...] Conformément à son ustensilité, un outil n'existe que par son lien à un autre outil : l'écritoire, la plume, l'encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces "choses" ne commencent pas par se manifester chacune pour elle-même pour constituer ensuite une somme de réalités propres à remplir une chambre. Ce qui s'offre à nous de prime abord, bien que nous ne la saisissions pas thématiquement, c'est la chambre ; et, à son tour, la chambre ne se présente pas d'abord comme "un vide délimité par quatre murs" dans un espace géométrique, mais comme un outil d'habitation. C'est lui qui fait apparaître comme "mobilier" les objets contenus dans la chambre et c'est en lui que se distinguent les différents objets d'usage pris "individuellement". Un complexe d'outils doit déjà s'être découvert avant même qu'un de ceux-ci puisse être discerné […]. » 


Heidegger, L’Etre et le temps, trad. Martineau I, III, La Mondanéité du monde : 

« Un outil, en toute rigueur cela n’existe pas. A l’être de l’outil appartient toujours un complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il est. L’outil est essentiellement « quelque chose pour... ». Les diverses guises du « pour... » comme le service, l’utilité, l’employabilité ou la maniabilité constituent une totalité d’outils. Dans la structure du « pour... » est contenu un renvoi de quelque chose à quelque chose. Le phénomène indiqué par ce terme ne pourra être manifesté en sa genèse ontologique qu’au cours des analyses qui suivent. Provisoirement, il convient de porter phénoménalement sous le regard une multiplicité de renvois. L’outil, conformément à son ustensilité, est toujours par son appartenance à un autre outil : l’écritoire, la plume, l’encre, le papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre. Ces « choses » ne commencent pas par se montrer pour elles-mêmes, pour constituer ensuite une somme de réalité propre à remplir une chambre. Ce qui fait de prime abord encontre, sans être saisi thématiquement, c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’« intervalle de quatre murs » dans un sens spatial géométrique — mais un outil d’habitation. C’est à partir de lui que se montre l’« aménagement », et c’est en celui-ci qu’apparaît à chaque fois tel outil « singulier ». Avant tel ou tel outil, une totalité d’outils est à chaque fois déjà découverte. »


Ein Zeug »ist« strenggenommen nie. Zum Sein von Zeug gehört je immer ein Zeugganzes, darin es dieses Zeug sein kann, das es ist. Zeug ist wesenhaft »etwas, um zu... «. Die verschiede- nen Weisen des »Um-zu« wie Dienlichkeit, Beiträglichkeit, Ver- wendbarkeit, Handlichkeit konstituieren eine Zeugganzheit. In der Struktur »Um-zu« liegt eine Verweisung von etwas auf etwas. Das mit diesem Titel angezeigte Phänomen kann erst in den folgenden Analysen in seiner ontologischen Genesis sichtbar gemacht werden. Vorläufig gilt es, eine Verweisungsmannigfaltigkeit phänomenal in den Blick zu bekommen. Zeug ist seiner Zeughaftigkeit entsprechend immer aus der Zugehörigkeit zu anderem Zeug: Schreibzeug, Feder, Tinte, Papier, Unterlage, Tisch, Lampe, Möbel, Fenster, Türen, Zimmer. Diese »Dinge« zeigen sich nie zunächst für sich, um dann als Summe von Rea- lem ein Zimmer auszufüllen. Das Nächstbegegnende, obzwar nicht thematisch Erfaßte, ist das Zimmer, und dieses wiederum nicht als das »Zwischen den vier Wänden« in einem geomet- rischen räumlichen Sinne – sondern als Wohnzeug. Aus ihm heraus zeigt sich die »Einrichtung«, in dieser das jeweilige »einzelne« Zeug. Vor diesem ist je schon eine Zeugganzheit entdeckt.


dimanche 13 septembre 2020

Maistre (péché)

 Maistre (Joseph de), Les Soirées de Saint-Petersbourg, ‘Le bourreau’, édition E. de Pompery, Paris 1891 p. 94-95 :

« Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n'en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l'ignorent ; l'homme seul en a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l'état où il est réduit, il n'a pas même le triste bonheur de s'ignorer : il faut qu'il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l'humilie, puisque ses lumières qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu'à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé, et l’homme entier n'est qu'une maladie. Assemblage inconcevable de deux puissances différentes et incompatibles, centaure monstrueux, il sent qu'il est le résultat de quelque forfait inconnu, de quelque mélange détestable qui a vicié l'homme jusque dans son essence la plus intime. Toute intelligence est par sa nature même le résultat, à la fois ternaire et unique, d'une perception qui appréhende, d'une raison qui affirme, et d'une volonté qui agit. Les deux premières puissances ne sont qu'affaiblies dans l'homme ; mais la troisième est brisée, et, semblable au serpent du Tasse, elle se traîne après soi, toute honteuse de sa douloureuse impuissance. C'est dans cette troisième puissance que l'homme se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu'il veut ; il veut ce qu'il ne veut pas ; il ne veut pas ce qu'il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui n'est pas lui et qui est plus fort que lui. »