Proust, Sodome et Gomorrhe, éd. Pléiade (ancienne) p. 650 :
"Dans ce grand «cache-cache» qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner. Ce n'est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu'au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c'est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait l'acuité de mon regard intérieur, que tout d'un coup j'avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tous cas s'il y a des transitions entre l'oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d'étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé."
Nabokov, Retrouvailles, éd. Quarto p. 455 :
"Lev prit lentement le chemin du retour, traversa la place, passa devant la poste et la mendiante...
Soudain, il s'arrêta net. Quelque part au fond de sa mémoire, il y eut une sorte de léger remous, comme si quelque chose de très petit s'était éveillé et commençait à bouger. Le mot était encore invisible, mais son ombre, comme sortie de derrière un coin, commençait à apparaître et il eut envie de poser le pied sur cette ombre pour l'empêcher de se retirer et de disparaître à nouveau. Hélas, c'était trop tard. Tout s'évanouit, mais, à l'instant même où son cerveau relâchait ses efforts, la chose frémit à nouveau, de manière plus perceptible cette fois, et, telle une souris sortant de son trou quand la pièce est tranquille, il vit apparaître, silencieusement, mystérieusement, à pas légers, le corpuscule vivant d'un mot... «Donne ta patte, Joker.» Joker ! Comme c'était simple. Joker...» "