samedi 11 janvier 2020

Chateaubriand + Proust (théâtre)


Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe I, 2, chap. 3 : 
« On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine.
Le rideau était levé, la pièce commencée : on jouait Le Père de famille. J'aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l'arrivée du public : j'étais seulement étonné qu'ils parlassent si haut de leurs affaires et qu'on les écoutât en silence. Mon ébahissement redoubla lorsque d'autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se prit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j'eusse rien compris à tout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j'aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l'art de Sophocle et de Molière. »

Proust, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs : 
« […] Ce rideau une fois levé — quand sur la scène une table à écrire et une cheminée assez ordinaires, d’ailleurs, signifièrent que les personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus pour réciter comme j’en avais vu une fois en soirée, mais des hommes en train de vivre chez eux un jour de leur vie dans laquelle je pénétrais par effraction sans qu’ils pussent me voir — mon plaisir continua de durer ; il fut interrompu par une courte inquiétude : juste comme je dressais l’oreille avant que commençât la pièce, deux hommes entrèrent par la scène, bien en colère, puisqu’ils parlaient assez fort pour que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit café on est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus qui se collettent ; mais dans le même instant étonné de voir que le public les entendait sans protester, submergé qu’il était par un unanime silence sur lequel vint bientôt clapoter un rire ici, un autre là, je compris que ces insolents étaient les acteurs et que la petite pièce, dite lever de rideau, venait de commencer. »



vendredi 10 janvier 2020

Churchill (peinture)


Churchill, La Peinture, mon passe-temps (traduction mixte Muller-Strauss et MP) : 
[texte loué par Gombrich]
« Il serait intéressant qu’une une autorité compétente procède à une étude soigneuse du rôle joué par la mémoire dans la peinture. Nous regardons intensément l’objet, puis la palette, et troisièmement la toile. La toile reçoit un message délivré habituellement quelques secondes auparavant par l’objet de la nature. Mais en route ce message est passé par un "bureau de poste" : il a été transmis en code - transcrit de lumière en peinture. C'est donc un cryptogramme qui parvient à la toile et qui, une fois là, doit attendre d'être placé dans une connexion correcte avec tout ce qu'il y a d'autre sur le tableau avant de pouvoir être décrypté, avant que son sens apparaisse et avant qu'il soit lui-même retranscrit de matière colorée en lumière. Mais cette fois la lumière n'est plus celle de la nature, c'est celle de l'art. Or tout ce processus est porté sur les ailes - ou tiré par les roues - de la mémoire. Dans la plupart des cas, pense-t-on, ce sont les ailes éthérées et rapides comme un papillon voletant de fleur en fleur. Mais tout le trafic lourd et à longue distance doit se faire sur roues. »

« It would be interesting if some real authority investigated carefully the part which memory plays in painting. We look at the object with an intent regard, then at the palette, and thirdly at the canvas. The canvas receives a message dispatched usually a few seconds before from the natural object. But it has come through a post office en route. It has been transmitted in code. It has been turned from light into paint. It reaches the canvas a cryptogram. Not until it has been placed in its correct relation to everything else that is on the canvas can it be deciphered, is its meaning apparent, is it translated once again from mere pigment into light. And the light this time is not of Nature but of Art. The whole of this considerable process is carried through on the wings or the wheels of memory. In most cases we think it is the wings — airy and quick like a butterfly from flower to flower. But all heavy traffic and all that has to go a long journey must travel on wheels. »



jeudi 9 janvier 2020

Delacroix (art et mémoire)


Delacroix, Journal 28 avril 1854, éd. Plon  p. 417 : 
« En réfléchissant sur la fraîcheur des souvenirs, sur la couleur enchantée qu'ils revêtent dans un passé lointain, j'admirais ce travail involontaire de l'âme qui écarte et supprime, dans le ressouvenir de moments agréables, tout ce qui en diminuait le charme, au moment où on les traversait. Je comparais cette espèce d'idéalisation, car c'en est une, à l'effet des beaux ouvrages de l'imagination. Le grand artiste concentre l'intérêt en supprimant les détails inutiles ou repoussants, ou sots ; sa main puissante dispose et établit, ajoute ou supprime, et en use ainsi sur des objets qui sont siens ; il se meut dans son domaine et vous y donne une fête à son gré ; dans l'ouvrage d'un artiste médiocre, on sent qu'il n'a été maître de rien ; il n'exerce aucune action sur un entassement de matériaux empruntés. Quel ordre établirait-il dans ce travail où tout le domine ? Il ne peut qu'inventer timidement et que copier servilement ; or, au lieu de faire comme l'imagination qui supprime les côtés repoussants, il leur donne un rang égal et quelquefois supérieur par la servilité avec laquelle il copie. Tout est donc confusion et insipidité dans son ouvrage. Que s'il s'y mêle quelque degré d'intérêt et même de charme, à raison du degré d'inspiration personnelle qu'il lui sera donné de mêler à sa compilation, je le comparerai à la vie comme elle est, et à ce mélange de lueurs agréables et de dégoûts qui la composent. De même que dans la composition bigarrée de mon demi-artiste où le mal étouffe le bien, nous ne sentons qu'à peine, dans le courant de la vie, ces instants passagers de bonheur, tant ils sont gâtés par les ennuis de tous les moments. »

mercredi 8 janvier 2020

Melville (paysage)


Melville, Contes de la véranda, 2° page (trad. Pléiade) :   
« Qu'une maison située dans un pareil pays n'eût pas de véranda pour la commodité de ceux qui pourraient désirer se repaître de la vue, et cela en prenant leur temps et leurs aises, semblait une lacune comparable à l'absence de bancs dans une galerie de tableaux. Que sont en effet les salles de marbre de ces collines calcaires, sinon des galeries de tableaux - des galeries tapissées, mois après mois, de peintures qui, dans leur perpétuel déclin, renouvellent perpétuellement leur fraîcheur ? La beauté est comme la piété : on ne saurait la saisir en courant ; il y faut de la tranquillité, de la constance, avec en outre, aujourd'hui, un confortable fauteuil. Car si jadis, au temps où il était de mode de révérer, et non de s'abandonner à l'indolence, les dévots de la Nature avaient coutume d'adorer debout - tout comme faisaient, dans les cathédrales d'alors, les adorateurs d'une Puissance plus haute -, à présent, en notre temps de foi chancelante et de faibles genoux, nous avons la véranda et le banc d'église. »
  
Piazza tales
Now, for a house, so situated in such a country, to have no piazza for the convenience of those who might desire to feast upon a view, and take their time and ease about it, seemed as much of an omission as if a picture gallery should have no bench; for what but picture galleries are the marble halls of these same limestone hills? -- galleries hung, month after month anew, with pictures ever fading into pictures ever fresh. And beauty is like piety -- you cannot run and read it; tranquillity and constancy, with, nowadays, an easy chair, are needed. For though, of old, when reverence was in vogue and indolence was not, the devotees of Nature doubtless used to stand and adore -- just as, in the cathedrals of those ages, the worshipers of a higher Power did -- yet, in these times of failing faith and feeble knees, we have the piazza and the pew.   
  

mardi 7 janvier 2020

Döblin (restaurant)


Döblin, Berlin Alexanderplatz trad. nouv. Folio p. 412-413 : 
« Salle n° 60 conseil des prud'hommes, cafétéria ; une pièce assez petite avec un comptoir, un distributeur de café ; sur l'ardoise il est écrit «Menu du jour : velouté de riz, paupiettes de bœuf, un mark». Un homme jeune, gros, lunettes d'écaille, est assis sur une chaise et dévore le menu du jour. On le regarde et l'on constate : il a une assiette fumante avec des paupiettes, de la sauce et des pommes de terre devant lui et il s'affaire à tout engloutir méthodiquement. Ses yeux vont et viennent par-dessus son assiette, pourtant on ne lui dérobe rien, nul n'est assis à proximité, il est tout seul à sa table, mais néanmoins préoccupé, découpe, écrase sa pâtée puis l'enfourne dans sa bouche, vite, une bouchée, une autre, une encore, et tandis qu'il besogne ainsi, dedans, dehors, dedans, dehors, tandis qu'il tranche, broie et briffe, déguste, goûte et déglutit, ses yeux observent, ses yeux inspectent le reste toujours plus modeste sur son assiette, le surveillent de droite et de gauche comme deux chiens méchants et apprécient sa superficie. Encore une, dedans, dehors. Point, maintenant terminé, maintenant il se lève, gras et flagada, il n'a pas laissé la plus petite miette, maintenant il peut aussi payer. Il glisse la main dans sa poche poitrine et fait claquer sa langue : « Ça f'ra combien, mademoiselle ? » Puis le gros gaillard sort, souffle, desserre sa ceinture d'un cran pour que le ventre puisse respirer. Le voilà avec trois bonnes livres dans l'estomac, rien que des denrées alimentaires. Maintenant c'est parti dans son ventre, maintenant le ventre a de quoi s'occuper, vu ce que le gars vient de s'envoyer. Les intestins branlent et secouent, ça se tord et se tortille comme asticots, les glandes font ce qu'elles peuvent, elles giclent leur jus là-dedans, giclent comme lances de pompiers, d'en haut un jet de salive accompagne le tout, le gars déglutit, ça glisse dans les intestins, au niveau des reins c'est la ruée, comme aux grandes galeries pendant la semaine du blanc, et tout doux, tout doux, voyez-moi ça, des petites gouttent tombent déjà dans la vessie, gouttelette après gouttelette. Attends, mon garçon, attends, sur tous les sommets ce n'est bientôt* tu retourneras toi aussi vers la porte où il est écrit : Messieurs. C'est la marche du monde**. »

* la phrase est bizarre ; il n’y a pas de « sommets » dans l’original ; le traducteur a dû vouloir indiquer plus nettement l’allusion aux deux derniers vers du poème de Goethe :

** titre d'un poème de Uhland

« Zimmer Nr. 60 Arbeitsgericht, Erfrischungsraum; eine ziemlich kleine Stube mit Ausschank, Expreßkaffeekocher; an der Tafel steht 'Mittagstisch: legierte Reissuppe, Rindsrouladen (lauter r) 1 Mark'. Ein junger, dicker Herr mit einer Hornbrille sitzt auf einem Stuhl und verzehrt den Mittagstisch. Man sieht ihn an und stellt fest: er hat einen dampfenden Teller mit Roulade, Soße und Kartoffel vor sich zu stehen und ist dabei, alles hintereinander zu verschlingen. Seine Augen wandern hin und her über den Teller, dabei nimmt ihm keiner was weg, sitzt keiner in der Nähe, er sitzt ganz allein an seinem Tisch, aber doch in Sorge, zerschneidet, drückt an seinem Futter und schiebt es sich in den Mund, rasch, eins, eins, eins, eins, und während er arbeitet, eins rin, eins raus, eins rin, eins raus, während er schneidet, quetscht und schlingt, schnüffelt, schmeckt und schluckt, betrachten seine Augen, beobachten seine Augen den immer kleineren Rest auf dem Teller, bewachen ihn rundherum wie zwei bissige Hunde und taxieren seinen Umfang. Noch eins rin, eins raus. Punkt, jetzt ist fertig, jetzt steht er auf, schlapp und dick, der Kerl hat alles glatt aufgefressen, jetzt kann er auch zahlen. Er faßt in die Brusttasche und schmatzt: 'Fräulein, was machts?' Dann geht der dicke Kerl raus, schnauft, macht sich hinten den Hosenbund locker, damit der Bauch gut Platz hat. Dem liegen gut drei Pfund im Magen, lauter Eßwaren. Jetzt gehts damit los in seinem Bauch, die Arbeit, jetzt hat der Bauch damit zu schaffen, was der Kerl reingeschmissen hat. Die Därme wackeln und schaukeln, das windet sich und schlingt wie Regenwürmer, die Drüsen tun, was sie tun können, sie spritzen ihren Saft in das Zeug hinein, spritzen wie die Feuerwehr, von oben fließt Speichel nach, der Kerl schluckt, es fließt in die Därme ein, auf die Nieren erfolgt der Ansturm, wie im Warenhaus bei der Weißen Woche, und sachte, sachte, sieh mal an, fallen schon Tröpfchen in die Harnblase, Tröpfchen nach Tröpfchen. Warte, mein Junge, warte, balde gehst du denselben Gang hier zurück an die Tür, wo dransteht: Für Herren. Das ist der Lauf der Welt. »

lundi 6 janvier 2020

Gouhier (création)


Gouhier, L'essence du théâtre p. 220 :
"Une grave confusion du langage philosophique ramène l'idée de création à celle de cause, et la vide de son contenu en la coupant de celle de personne. Il n'est pas nécessaire d'être une personne pour être cause. [...] La causalité est la production d'un effet et il ne peut y avoir plus dans l'effet que dans la cause ; la création est l'invention d'une œuvre et il n'y a aucun rapport quantitatif entre le créateur et son œuvre. L'action de l'eau sur le calcaire [fait des stalactites]. Le génie de Rodin est un principe d'un autre ordre.  […] Celui qui crée semble être plutôt source que cause ; s'il n'y a point d'effet sans cause, il n'y a point de création sans source ; mais, tandis que le premier postulat conduit à la science, le second vise des faits qui échappent à toute science : le mystère de la personne et le mystère des sources."

dimanche 5 janvier 2020

Freud (fiction)


Freud, Notre rapport à la mort (1915) : 
« Nous ne pouvons donc pas ne pas chercher dans le monde de la fiction, la littérature, dans le théâtre, un substitut aux pertes inhérentes à la vie. C’est là que nous trouvons encore des hommes qui s’entendent à mourir et, qui plus est, réussissent même à en tuer un autre. Là seulement se trouve accomplie la condition à laquelle nous pourrions nous réconcilier avec la mort, à savoir : conserver encore, à l’arrière-plan de toutes les vicissitudes de la vie, une vie à l’abri de toute atteinte. Il est en effet trop triste qu’il puisse aller de la vie comme du jeu d’échecs, où un coup mal joué peut nous contraindre à donner la partie pour perdue, à cette différence près qu’il n’y a pour nous aucune possibilité d’engager une seconde partie, une revanche. Dans le domaine de la fiction, nous trouvons cette pluralité de vies dont nous avons besoin. Nous mourons en identification avec tel héros, mais pourtant nous lui survivons et sommes prêts à mourir une seconde fois, toujours sans dommage, avec un autre héros. »

Es kann dann nicht anders kommen, als daß wir in der Welt der Fiktion, in der Literatur, im Theater Ersatz suchen für die Einbuße des Lebens. Dort finden wir noch Menschen, die zu sterben verstehen, ja, die es auch zustande bringen, einen anderen zu töten. Dort allein erfüllt sich uns auch die Bedingung, unter welcher wir uns mit dem Tode versöhnen könnten, wenn wir nämlich hinter allen Wechselfällen des Lebens noch ein unantastbares Leben übrigbehielten. Es ist doch zu traurig, daß es im Leben zugehen kann wie im Schachspiel, wo ein falscher Zug uns zwingen kann, die Partie verloren zu geben, mit dem Unterschiede aber, daß wir keine zweite, keine Revanchepartie beginnen können. Auf dem Gebiete der Fiktion finden wir jene Mehrheit von Leben, deren wir bedürfen. Wir sterben in der Identifizierung mit dem einen Helden, überleben ihn aber doch und sind bereit, ebenso ungeschädigt ein zweites Mal mit einem anderen Helden zu sterben.