vendredi 13 août 2021

Gusdorf (pensée et technique)

Gusdorf, De l’histoire des sciences à l’histoire de la pensée p. 287-288 : 

"La pensée se convertit en 'philosophie expérimentale', la physique se constitue sur la base de l'observation rigoureuse et du raisonnement mathématique. Le primat de la science exacte se fait sentir jusque dans la perspective esthétique, et la religion doit elle même se laisser reporter à l'intérieur du territoire de la simple raison. Le régime d'intelligibilité qui s'annonce avec l'âge classique, au XVIIe siècle, sera le cadre le plus général de la culture moderne ; les péripéties pourront parfois corriger l'allure, introduire de nouvelles valeurs, mais sans parvenir à modifier vraiment le cadre général de la civilisation mécanicienne. Le fait essentiel sera sans doute l'importance croissante de l'élément technique. La technique intervient comme une activité où la science devient opérative par personne interposée. Mais par une sorte de captation d'influence, l'application devient plus importante que les principes ; elle finit par constituer une fin en soi. On peut assister ainsi, à partir du XVIIIe siècle, à la progressive mise en honneur du rapport au monde technique ; la raison, la science, la philosophie lui sont inféodées.

L'attitude opérative a permis la colonisation de la planète par une conquête méthodique. Au cours des siècles, le nouveau milieu suscité par la technique s'est peu à peu substitué au milieu naturel, dans le développement de la civilisation technicienne qui triomphe aujourd'hui."

Hadot (Plotin)

Hadot, Exercices spirituels, in E.P.H.E. 1974 p. 60-61 :

"Une expression plotinienne symbolise bien cette finalité des exercices spirituels, cette quête de la réalisation de soi : sculpter sa propre statue [Enn., I, 6, 9, 7.]. Elle est d’ailleurs souvent mal comprise, car on s’imagine facilement que cette expression correspond à une sorte d’esthétisme moral ; elle signifierait : prendre une pose, choisir une attitude, se composer un personnage. En fait il n’en est rien. Pour les Anciens, en effet, la sculpture était un art qui ‘enlève’ par opposition à la peinture qui est un art qui ‘ajoute’ : la statue préexiste dans le bloc de marbre et il suffit d’enlever le superflu pour la faire apparaître. Cette représentation est commune à toutes les écoles philosophiques : l’homme est malheureux parce qu’il est l’esclave des passions, c’est-à-dire qu’il désire des choses qui peuvent lui échapper, parce qu’elles lui sont extérieures, étrangères, surperflues. Le bonheur consiste donc dans l’indépendance, la liberté, l’autonomie, c’est-à-dire dans le retour à l’essentiel, à ce qui est véritablement ‘nous-mêmes’ et à ce qui dépend de nous."

 

mercredi 11 août 2021

Goncourt (VerMeer)

Goncourt, Journal 1891 : 

"Un maître diantrement original que Van der Meer. On pourrait dire de sa LAITIÈRE, que c’est l’idéal cherché par Chardin. Même peinture laiteuse, même touche aux petits damiers de couleur fondus dans la masse, même égrenure beurrée, même empâtement rugueux sur les accessoires, même picotement de bleus, de rouges francs dans les chairs, même gris de perle dans les fonds. 

Et chose invraisemblable, ce maître de Chardin, bien certainement inconnu de notre maître français, dans un tableau d’une tout autre manière : une rue de Delft aux maisons de brique, — semble le précurseur de Decamps."


Cioran (Valéry)

CioranValéry face à ses idoles, in Exercices d'admiration : 

"Il a érigé en théorie et proposé comme modèle son inaptitude à être poète naturellement, il s’est accroché à une technique pour dissimuler ses lacunes congénitales, il a mis – forfait inexpiable – la poétique au-dessus de la poésie. On peut légitimement penser que toutes ses thèses eussent été bien différentes, s’il avait été capable de produire une œuvre moins élaborée. Il a prôné le difficile par impuissance : toutes ses exigences sont celles d’un artiste et non d’un poète. Ce qui chez Poe n’était que jeu, est chez Valéry dogme, dogme littéraire, c’est-à-dire fiction acceptée. En bon technicien, il a essayé de réhabiliter le procédé et le métier aux dépens du don. De toute théorie, en art s’entend, il s’est attaché à dégager la conclusion la moins poétique, et c’est à elle qu’il se cramponnait, séduit qu’il était jusqu’à l’obnubilation par le faire, par l’invention dépourvue de fatalité, d’inéluctable, de destin."

 

mardi 10 août 2021

Welsh (incipit)

Welsh, Trainspotting, incipit trad. Éric Lindor Fall : 

[dans la mesure du possible, lire la VO, écrite dans un "anglais" singulier...]

"Sick Boy avait ses fuites. Il tremblait, je restais assis. Je m’obstinais à regarder la télé, je me forçais à ne pas voir ce crétin. Il me tirait sur le fil. J’essayais de me concentrer sur la vidéo de Jean-Claude Van Damme.

Comme ça se fait dans ce genre de film, on avait commencé par l’obligatoire début dramatique. Puis, à la phase suivante, le film avait fait un peu de tension en présentant le méchant méchant et en essayant de recoller les morceaux d’une histoire qui ne cassait rien. Et maintenant, de n’importe quand à tout de suite, Jean-Claude est prêt pour sa petite partie de gymnastique.

— Rents, a gargouillé Sick Boy en secouant la tête, fauk jaille chez Mère Supérieure.

J’ai fait ahan.

 À moi, il ne fallait rien, sinon que cette tache vire de mon espace. Vas-y seul, laisse-nous seul avec Jean-Claude. Mais d’un autre côté, j’allais être malade pas tard et si la moule allait aux courses et en revenait chargé, il nous forcerait à lécher par terre. On l’appelle Sick Boy, pas seulement parce que le manque est sa maladie chronique mais parce qu’il est vraiment malade. Né comme ça.

— Bordel, putain de bordel, on y va, merde, qu’il aboie.

— Attends, merde, quoi. Je veux voir Jean-Claude lui masser le trou à cette grande gueule. Si on part maintenant, j’aurai rien vu. Et je serai trop moisi quand on reviendra. Ce sera dans des jours, d’ailleurs. Ça veut dire que je vais me manger une amende sur la location d’une vidéo que j’aurai à peine croisée du regard.

— Putain, mec, fauk j’y aille, mec, putain !

Il crie, il se lève, il va à la fenêtre, il s’y appuie, il respire lourdement, on dirait une bête cernée de chiens. Et il n’y a rien dans son regard sinon qu’il en veut.

J’ai éteint la télé d’un coup de zapette.

— Putain, c’est du gâchis, là ! gueule-je après ce con, ce foutu con qui m’énerve. C’est un pur putain de gâchis, voilà ce que c’est. »



The sweat wis lashing oafay Sick Boy ; he wis trembling. Ah wis jist sitting thair, focusing oan the telly, tryin no tae notice the cunt. He wis bringing me doon. Ah tried tae keep ma attention oan the Jean–Claude Van Damme video.

As happens in such movies, they started oaf wi an obligatory dramatic opening. Then the next phase ay the picture involved building up the tension through introducing the dastardly villain and sticking the weak plot thegither. Any minute now though, auld Jean–Claude's ready tae git doon tae some serious swedgin. – Rents. Ah've goat tae see Mother Superior, Sick Boy gasped, shaking his heid.

Aw, ah sais. Ah wanted the radge tae jist fuck off ootay ma visage, tae go oan his ain, n jist leave us wi Jean–Claude. Oan the other hand, ah'd be gitting sick tae before long, and if that cunt went n scored, he'd haud oot oan us. They call urn Sick Boy, no because he's eywis sick wi junk withdrawal, but because he's just one sick cunt.

– Let's fuckin go, he snapped desperately.

– Haud oan a second. Ah wanted tae see Jean–Claude smash up this arrogant fucker. If we went now, ah wouldnae git tae watch it. Ah'd be too fucked by the time we goat back, and in any case it wid probably be a few days later. That meant ah'd git hit fir fuckin back charges fi the shoap oan a video ah hudnae even goat a deck at.

– Ah've goat tae fuckin move man! he shouts, standing up. He moves ower tae the windae and rests against it, breathing heavily, looking like a hunted animal. There's nothing in his eyes but need.

Ah switched the box oaf at the handset. – Fuckin waste. That's aw it is, a fuckin waste, ah snarled at the cunt, the fuckin irritating bastard.


lundi 9 août 2021

Tesson (procréation)

Tesson (Sylvain), Dans les Forêts de Sibérie, 8 juin : 

"Avec sa femme, ils ont recouru aux offices d’un chamane spécialiste de la fécondité et aimeraient à présent séjourner dans les temples tibétains où le pouvoir des bodhisattvas pourrait fertiliser leurs entrailles. Je n’ose le consoler en lui disant que la termitière humaine est pleine à craquer. Que Claude Lévi-Strauss désignait comme des 'vers à farine' les milliards d’humains entassés sur une sphère trop étroite et constatait que nous étions en train de nous intoxiquer. Que le vieux maître, inquiet de voir la pression démographique mettre la Terre sous tension, « s’interdisait toute prédiction sur l’avenir », lui qui était né dans un monde six fois moins peuplé. Que Montherlant place ces paroles dans la bouche du souverain de La Reine morte, lorsqu’il découvre la grossesse de sa fille : « Cela ne finira donc jamais ! » Que lancer un nourrisson dans la fosse aux lions n’est peut-être pas la plus sage des choses à faire. Et que le désir de paternité se combat aisément par l’entretien d’un petit fonds de pessimisme."


dimanche 8 août 2021

Gadda (accord)

Gadda, Un "concert" de cent vingt professeurs in L'Adalgisa, croquis milanais (Seuil) :

"Des archets folichons, électrisés par le zeste de colophane, chatouillaient à peine l’aine auguste des contrebasses, ce à quoi celles-ci répondaient par de copieux, consciencieux borborygmes, comme si elles avaient à l’intérieur un purgatif. Ou comme si elles s’éveillaient d’un long sommeil. De même, parmi trilles et ventriloquies, les quolibets et les pirouettes des bois : la cavatine droite et langoureuse d’un violon solitaire, fuite d’un poulain en amour quand il en a plein les roupettes d’attendre son baronet. Ces éclats de musique évoquaient pour Elsa les forces stridentes et dissociées de sa vie : ou sans doute de la vie avec un grand V, la vie de tout un chacun. Dans la forge désespérée, chaque forgeron entêté battait son bout de fer, chacun pour son compte, comme un maniaque, un frénétique, avec la même sourde, obtuse obstination d’un supporter de Binda et de Guerra. Et la forge, d’un coup, devenait gargote, taverne. Les batteurs se muaient en buveurs. C’était la taverne de l’instant : où se buvait l’instant. La vieille éternité, en ricanant, les laissait faire bombance avec du vin mouillé d’eau. Mais non, mais non ! tous ces gens chauffaient leurs actes dans un but, un unique esprit les poussait vers les actes probants nécessaires, une commune entéléchie, une âme. Elle, elle seule, s’était trouvée arrachée à l’espérance commune, extirpée la croyance : comme lasse la feuille le vent dans l’orageuse chevelure du hêtre."


Archetti pazzerelloni, elettrizzati da quel po’ di colofonia, vellicavano appena l’augusto inguine dei contrabbassi, che questi contraccambiavano con lauti, coscienziosi barborigmi, quasi ci avessero dentro un purgante. O risvegli da un tardo sonno. Così, fra ventrilòqui e trilli, il ribòbolo e le piroette dei legni : la cavata diritta e languida d’un solitario violino, fuga di polledro in amore quando s’è rotto i corbelli d’aspettare il baronetto. Parevano, quei frantumi di musica, a Elsa, le dissociate, stridule forze della sua vita: o forse della vita col v maiuscolo, della vita di tutti. Nella disperata officina batteva ogni intestardito fabbro il suo ferro, ognuno a suo conto, come un manìaco, come un frenetico, con la sorda, ottusa pertinacia d’un partitante di Binda, o di Guerra. E l’officina, a un tratto, diveniva popina, taverna. I battitori si tramutavano in bevitori. Era la taverna dell’attimo : bevevano l’attimo. La vecchia eternità, ghignando, li lasciava gozzovigliare con un litruccio annacquato. Ma no, no ! quella gente affocava i suoi atti verso un fine, un unico spirito la sospingeva agli atti necessarî e probandi, una comune entelechìa, un’anima. Lei, lei sola, era stata strappata via dalla comune speranza, divelta dal credere : come stanca foglia il vento dalla chioma tempestosa del faggio.