samedi 4 février 2023

Weil (usine)

Weil (Simone), lettre : 

"Cette expérience, qui correspond par bien des côtés à ce que j'attendais, en diffère quand même par un abîme : c'est la réalité, non plus l'imagination. Elle a changé pour moi, non pas telles ou telles de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment même que j'ai de la vie. Je connaîtrai encore la joie, mais il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble, toujours impossible. […] Quand je pense que les grands chefs bolchevicks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu'aucun d'eux - Trotsky sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus - n'avaient sans doute mis le pied dans une usine et par suite n'avait la plus  faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers - la politique m'apparaît comme une sinistre rigolade."

source :   https://www.julesrenard.fr/2012/06/intermede-par-simone-weil.html?m=1


vendredi 3 février 2023

Aymé (géométrie)

Aymé, Le Vaurien, Pléiade I, p. 636 : 

"Ramassé sur mon siège, je cherche avec désespoir, de toute ma volonté, en m'aidant de mes mains crispées sur les bras du fauteuil ; de mes yeux qui interrogent la forme des choses. 

Je me souviens, enfant, d'avoir résolu un problème de géométrie avec mes mains. J'avais tenté, pendant tout un soir, de construire un raisonnement qui me découvrît la figure cherchée. Mes idées devenaient confuses. Je regardais les livres et les cahiers en désordre sur ma table, et je pétrissais distraitement la chair de mon ventre à travers l'étoffe de ma blouse d'écolier. J'étais près de renoncer. Il me vint tout à coup une confiance absurde dans ma main gauche qui se mit à modeler dans ma chair même cette figure géométrique que je poursuivais depuis des heures. Presque aussitôt, l'image m'en apparut, en lignes sensibles, parmi les livres et les cahiers. 

Cet après-midi, il me semble que mon esprit bute sur une évidence que ma main et mes yeux vont délivrer tout à l'heure."


jeudi 2 février 2023

Génie (Kingwell, Kant, Kuhn, Gould)

Kingwell, Mark, Glenn Gould   § 6 (trad. Alain Roy) :

"Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant n’oppose pas le génie au talent – cela, après tout, n’est qu’une question oiseuse –, mais le définit comme une forme particulière de talent créatif. « Le génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art », écrit Kant, voulant dire par là que le génie est l’aptitude à instaurer de nouvelles normes dans le champ esthétique, l’aptitude à réécrire le livre des règles. Le génie doit être rare car les règles ne peuvent être des règles si elles sont brisées toutes les cinq minutes. La qualité particulière des génies, c’est qu’ils peuvent dessiner une trajectoire nouvelle en montrant pourquoi l’ancienne était insuffisante. En ce sens, le génie réalise ce que Thomas Kuhn appelle un changement de paradigme. À la faveur de ce dernier, les nouvelles règles ne font pas que résoudre certains problèmes ou expliquer des anomalies que les règles antérieures ne pouvaient résoudre ou expliquer ; elles montrent aussi pourquoi elles n’y parvenaient pas."



mercredi 1 février 2023

Queneau (griserie)

Queneau, Pierrot mon ami, Pléiade p. 1198 :

 "Pierrot, tout en vidant sa bouteille de rouge, sentait son crépuscule intérieur traversé de temps à autre par des fulgurations philosophiques, telles que : "la vie vaut d'être vécue", ou bien : "l'existence a du bon" ; et, sur un autre thème : "c'est marant la vie", ou bien : "quelle drôle de chose que l'existence". Quelques fusées sentimentales (le souvenir d'Yvonne) montaient au plus haut pour retomber ensuite en pluie d'étincelles. Un projecteur poétique, enfin, balayait parfois ce ciel de son pinceau métaphorique, et Pierrot, voyant la scène qui se présentait à lui, se disait : "on se croirait au cinéma". Et il souriait à ses deux compagnons qui semblaient décidément le trouver de plus en plus sympathique."



mardi 31 janvier 2023

Céline + Queneau (fête foraine)

Céline, Voyage au bout de la nuit ; Pléiade t. 1 p. 477 : 

"On peut dire qu’on en a eu alors de la fête plein les yeux ! Et plein la tête aussi ! Bim et Boum ! Et Boum encore ! Et que je te tourne ! Et que je t’emporte ! Et que je te chahute ! Et nous voilà tous dans la mêlée, avec des lumières, du boucan, et de tout ! Et en avant pour l’adresse et l’audace et la rigolade ! Zim ! "


Queneau, Pierrot mon Ami, chap. 1 : 

déjà mis en ligne le 27 oct. 2019

https://lelectionnaire.blogspot.com/2019/10/queneau-fete-foraine-souvenirs.html

"Ils ne sortirent pas de l’Uni-Park, où ce dimanche de juin déversait, et le beau temps, et la foule, conjugués en un bouillonnement noir et gueulard qu’aspergeaient de leurs feux et de leurs musiques plus de vingt attractions. Ici l’on tourne en rond et là on choit de haut, ici l’on va très vite et là tout de travers, ici l’on se bouscule et là on se cogne, partout on se secoue les tripes et l’on rit, on tâte de la fesse et l’on palpe du nichon, on exerce son adresse et l’on mesure sa force, et l’on rit, on se déchaîne, on bouffe de la poussière."



lundi 30 janvier 2023

Queneau (poésie)

Queneau, Battre la campagne p. 28 : 


Sur un petit air de flûte


"Dans les temps bucoliques

le poète se disait doué de pouvoirs magiques

tout en se demandant avec inquiétude

où vais-je chercher toutes ces belles choses ?

suis-je une petite machine

qui rédige consciencieusement ce qui lui a été

programmé ?

heureusement qu’il y a les ratures

ce qui donne le droit de parler de littérature."


dimanche 29 janvier 2023

Mann (vie, forme)

Mann, La Montagne magique,  I, 5 : 


trad. Betz, 1924 : 


"– Ah oui, la rigidité du cadavre, dit Hans Castorp gaiement. Très bien, très bien. Et ensuite vient l’analyse générale, l’anatomie du tombeau.

– Oui, bien entendu. Vous avez d’ailleurs joliment dit cela. La chose alors s’étend. On se répand en quelque sorte. Pensez donc, toute cette eau ! Et les autres ingrédients sans vie se conservent très mal, en pourrissant, ils se décomposent en combinaisons plus simples, en combinaisons inorganiques.

– Pourriture, décomposition, dit Hans Castorp, n’est-ce pas là combustion, combinaison avec l’oxygène, autant que je sache ?

– Très juste. Oxydation.

– Et la Vie ?

– Aussi. Aussi, jeune homme. Aussi de l’oxydation. La vie est principalement une oxydation de l’albumine des cellules, c’est de là que provient cette bonne chaleur animale, que l’on a parfois en excès. Oui, vivre c’est mourir, il n’y a rien à enjoliver là dedans, – une destruction organique, comme je ne sais quel Français, en sa légèreté innée, a une fois appelé la vie. D’ailleurs, c’est l’odeur qu’elle a, la vie. Lorsque nous croyons qu’il en est autrement, c’est notre jugement qui est corrompu.

– Et lorsqu’on s’intéresse à la vie, dit Hans Castorp, on s’intéresse notamment à la mort. N’est-ce pas vrai ?

– Mon Dieu, il y a finalement entre les deux une sorte de différence. La vie, c’est que, dans la transformation de la matière, la forme subsiste.

– Pourquoi conserver la forme ? dit Hans Castorp.

– Pourquoi ? Écoutez, ce n’est pas le moins du monde humaniste, ce que vous me dites là.

– La forme, on s’en fiche."


trad Oliveira, 2016 : 


"– Ah oui, la rigidité cadavérique, dit Hans avec entrain. Très bien, très bien. Et ce qui suit, c’est l’analyse générale, l’anatomie du tombeau.

– Oui, ça va de soi. Vous l’avez d’ailleurs joliment exprimé. Ensuite, la chose prend de l’ampleur. On se dissout en s’écoulant, pour ainsi dire. Toute cette eau, pensez donc ! Et, sans vie, les autres ingrédients ne se conservent guère ; la putréfaction les décompose en combinaisons plus simples, anorganiques.

– La putréfaction, la décomposition, dit Hans, c’est de la combustion, l’union d’une substance avec l’oxygène, autant que je sache.

– Très juste : de l’oxydation.

– Et la vie ?

– Aussi, jeune homme, aussi. C’est encore de l’oxydation. La vie n’est en fait que la combustion par l’oxygène des protéines qu’il y a dans les cellules, d’où cette bonne chaleur animale qu’on a parfois en excès. Eh oui, la vie, c’est la mort, inutile d’enjoliver les choses, une destruction organique, comme l’a qualifiée je ne sais quel Français avec cette légèreté qu’il a dans le sang. La vie a du reste cette odeur. Si nous croyons qu’il en est autrement, c’est que notre jugement a été circonvenu.

– Et s’intéresser à la vie, dit Hans, c’est notamment s’intéresser à la mort. Ne le fait-on pas ?

– Bah, il reste tout de même une vague différence entre les deux. La vie, c’est le maintien de la forme dans l’évolution de la matière.

– À quoi bon conserver cette forme ?

– À quoi bon ? Écoutez, votre question est tout sauf humaniste !

– La forme, c’est du chichi !"



Ja so, die Totenstarre«, sagte Hans Castorp munter. »Sehr gut, sehr gut. Und dann kommt die Generalanalyse, die Anato- mie des Grabes.«

»Na, selbstredend. Das haben Sie übrigens schön gesagt. Dann wird die Sache weitläufig. Man fließt auseinander, sozu- sagen. Bedenken Sie all das Wasser! Und die anderen Ingre- dienzien sind ohne Leben ja wenig haltbar, sie werden durch die Fäulnis in simplere Verbindungen zerlegt, in anorganische.«

»Fäulnis, Verwesung, sagte Hans Castorp, »das ist doch V erbrennung, Verbindung mit Sauerstoff, soviel ich weiß.«

»Auffallend richtig. Oxydation.«

»Und Leben?«

»Auch. Auch, Jüngling. Auch Oxydation. Leben ist hauptsächlich auch bloß Sauerstoffbrand des Zelleneiweiß, da kommt die schöne tierische Wärme her, von der man manchmal zu viel hat. Tja, Leben ist Sterben, da gibt es nicht viel zu beschönigen, - une destruction organique, wie irgendein Franzose es in seiner angeborenen Leichtfertigkeit mal genannt hat. Es riecht auch danach, das Leben. Wenn es uns anders vorkommt, so ist unser Urteil bestochen.«

»Und wenn man sich für das Leben interessiert«, sagte Hans Castorp, »so interessiert man sich namentlich für den Tod. Tut man das nicht?«

»Na, so eine Art von Unterschied bleibt ja immerhin. Leben ist, daß im Wechsel der Materie die Form erhalten bleibt.«

»Wozu die Form erhalten«, sagte Hans Castorp.

»Wozu? Hören Sie mal, das ist aber kein bißchen huma- nistisch, was Sie da sagen.«

»Form ist ete-pe-tete.