samedi 29 avril 2023

Kundera (roman)

Kundera, L'art du roman (1986) : 

"1857 : la plus grande année du siècle. Les Fleurs du mal : la poésie lyrique découvre son terrain propre, son essence. Madame Bovary : pour la première fois, un roman est prêt à assumer les plus hautes exigences de la poésie (l’intention de « chercher par-dessus tout la beauté », l’importance de chaque mot particulier ; l’intense mélodie du texte ; l’impératif de l’originalité s’appliquant à chaque détail). À partir de 1857, l’histoire du roman sera celle du « roman devenu poésie ». Mais assumer les exigences de la poésie est tout autre chose que lyriser le roman (renoncer à son essentielle ironie, se détourner du monde extérieur, transformer le roman en confession personnelle, le surcharger d’ornements). Les plus grands parmi les « romanciers devenus poètes » sont violemment antilyriques : Flaubert, Joyce, Kafka, Gombrowicz. Roman = poésie antilyrique."



vendredi 28 avril 2023

Valéry (pensées)

Valéry, Cours de Poétique, 3 février 1945 :

"Nous avons très peu d’action sur notre pensée. Action directe, aucune. Par exemple, il nous est malheureusement impossible d’abolir pour un temps quelconque une idée comme nous fermons les yeux au monde extérieur. Nous avons le droit de nous priver de la vue des choses, en fermant les yeux ou en les bandant, mais quant aux idées, par exemple, qui peuvent nous obséder, nous gêner, nous troubler dans notre travail, et même fussent-elles très importantes, ces idées nous gênent parce qu’elles devraient avoir lieu, ne se produire qu’à telle heure ; alors là, oui, il faudrait qu’elles soient présentes. Pas du tout, c’est actuellement qu’elles me poursuivent. Je fais autre chose, je suis gêné par elles. […]

Nous ne pouvons pas directement agir dans notre pensée. Nous ne pouvons faire qu’une chose : c’est d’essayer de maintenir la question à l’ordre du jour. Essayer par voie indirecte, par conservation ; ou plutôt, c’est par réexcitation obstinée du problème et par le fait de le reprendre sous mille et mille formes différentes que nous pouvons arriver à faire jaillir notre résultat. Le résultat ne sera jamais le fruit du travail que nous effectuerons intérieurement. Le résultat ne montrera pas ce travail, il n’en sera pas l’effet direct, il sera l’effet indirect de la préparation du milieu dans lequel se passe le résultat."



jeudi 27 avril 2023

Pressburger (gestes)

Pressburger, Nouvelles triestines, trad. M. Pozzoli pp. 9-11 :

“Je fais quoi ? Je prépare d’abord le café, puis je vais au cabinet ? Ou bien je fais l’inverse ? se demanda l’ingénieur en se réveillant, à cinq heures du matin. Si je vais d’abord au cabinet, je ferai le trajet deux fois : je traverse le couloir, j’entre dans les toilettes et je m’occupe de mes besoins corporels. Ensuite il faut que je revienne, que je retraverse le couloir et que j’aille dans la cuisine. Si je prépare d’abord le café, je ne ferai le trajet jusqu’aux toilettes qu’une seule fois. Oui, je vais faire ça. C’est plus économique. Le couloir une seule fois.

[…] Qu’est-ce que je fais ? Je me prépare un café ? Non, je vais d’abord aller aux toilettes. Mais si je vais aux toilettes…” Il poursuivit ses inutiles calculs sur l’économie et la rationalité de son existence. Il opta pour les toilettes et la libération momentanée de sa vessie. Puis il se rendit dans la cuisine.

“Qu’est-ce que je dois sortir du buffet en premier ? La cafetière ou le bocal à café ? Il vaut peut-être mieux sortir d’abord le bocal, l’ouvrir… Non, le mieux est de prendre d’abord la petite cuillère dans le tiroir.”



mercredi 26 avril 2023

Hegel (art et nature)

Hegel, Esthétique, introduction, traduction Lefèvre tome 1 p. 43 : 

"[L']opposition entre la production naturelle comme création divine et l'activité humaine comme création uniquement finie recèle d'ores et déjà l'idée tout à fait erronée que Dieu n'agirait pas en l'homme et par son entremise, mais bornerait la sphère de son efficience à la seule nature. Cette fausse opinion doit être tout à fait écartée si l'on veut pénétrer jusqu'au vrai concept de l'art, et il faut même soutenir contre elle le point de vue inverse, à savoir que les oeuvres de l'esprit font davantage honneur à Dieu que les produits et les ouvrages de la nature. Car non seulement il y a du divin en l'homme, mais ce divin agit en lui sous une forme qui répond tout autrement et de façon bien supérieure à l'essence de Dieu que cela n'est le cas dans la nature. Dieu est esprit, et c'est seulement en l'homme que le médium par lequel passe le divin a la forme de l'esprit conscient se produisant lui-même activement au jour ; or, dans la nature, ce médium est le non conscient, le sensible et l'extérieur, qui sont en valeur largement inférieurs à la conscience. Dieu est donc tout aussi efficient pour ce qui est de la production artistique que des phénomènes naturels, mais le divin tel qu'il se manifeste dans l'oeuvre d'art, en tant qu'engendré par l'esprit, s'est acquis pour son existence un point de passage adéquat, tandis que l'existence dans le sensible non conscient de la nature n'est pas un mode de manifestation qui convienne au divin."


mardi 25 avril 2023

Balzac (modernisation)

Balzac, Les Illusions perdues, éd. Bouquins pp. 314 et 315 : 

"Nous arrivons à un temps où, les fortunes diminuant par leur égalisation, tout s'appauvrira : nous voudrons du linge et des livres à bon marché, comme on commence à vouloir de petits tableaux, faute d'espace pour en placer de grands. Les chemises et les livres ne dureront pas, voilà tout. La solidité des produits s'en va de toutes parts. [...] L'emplacement nécessaire aux bibliothèques sera une question de plus en plus difficile à résoudre à une époque où le rapetissement général des choses et des hommes atteint tout, jusqu'à leurs habitations. A Paris, les grands hôtels, les grands appartements seront tôt ou tard démolis ; il n'y aura bientôt plus de fortunes en harmonie avec les constructions de nos pères. Quelle honte pour notre époque de fabriquer des livres sans durée !"


dimanche 23 avril 2023

Vitoux (rôles)

Vitoux, L’Assiette du chat :

"Une observation m’a toujours amusé – ou attristé, selon mon humeur : les tournages de films, quand sont recrutées des centaines de figurants pour incarner, un ou deux jours durant, les soldats d’une armée, une foule avec ses bourgeois et ses ouvriers ou encore des  prisonniers rassemblés dans un camp, sous la surveillance de gardiens… Eh bien, à la pause, au moment des repas, ces figurants à qui ont été confiées, de façon arbitraire, des tenues d’officiers ou de simples soldats, de notables ou de prolétaires, de bagnards ou de geôliers, se regroupent spontanément entre eux. Ah ! non, un lieutenant ne va tout de même pas fraterniser avec un trouffion, un notaire avec un charpentier, un repris de justice avec un représentant de l’ordre ! À chacun sa place ! À chacun son grade, sa classe ou son statut !"


Houellebecq + Wikipedia (Lanzarote)

Houellebecq, Lanzarote, chap 6 :

"Le soleil se couchait lorsque nous abordâmes la Geria. C'est une étroite vallée qui fraie son chemin entre des pentes de cailloux et de graviers allant du violet sombre au noir. Au cours des siècles les habitants de l'île ont ramassé les cailloux, édifié des murets semi-circulaires, creusé dans le gravier des excavations protégées par les murets. À l'intérieur de chaque excavation, à l'abri du vent, ils ont planté un pied de vigne. Les graviers volcaniques sont un terrain excellent, et l'ensoleillement est bon ; le raisin qu'ils vendangent donne un muscat très parfumé. L'obstination qu'avaient demandée ces travaux était impressionnante."



(photo source Wilipédia)


Wikipedia § Lanzarote

D'Europe arrivèrent les ceps de vigne avec lesquels se fera le vin de malvasía (vin de Malvoisie), vin préféré du personnage de William Shakespeare, Falstaff ***. Cette viticulture a laissé son empreinte dans le paysage : les ceps sont protégés du vent  par plantation dans des creux et derrière des murets semi-circulaires en empilement de pierres crues, comme autant d'écailles, piquées chacune d'une tache verte, recouvrant le sol volcanique sombre. Les plants de vigne, nichés dans des cratères faits de poudre de lave, sont enfoncés à une profondeur suffisante pour que les racines atteignent le sol arable. La rosée nocturne restitue l'humidité aux ceps. Il existe aussi quelques cabanes de vigne, du nom de taro, construites en blocs irréguliers de pierre volcanique.

*** ce vin de malvoisie joue aussi un grand rôle dans le conte d'Edger Poe La Barrique d'Amontillado... 


Wikipedia § La Geria

Les zocos

Le sol où poussent les vignobles de La Geria est recouvert d'une couche de lave séchée provenant de l'éruption du Timanfaya en 1730. Des milliers de petits murets d'une seule rangée semi-circulaire ont été patiemment érigés par les viticulteurs. Ils sont formés de roches volcaniques et entourent chaque cep de vigne planté en leur centre. Ils protègent aussi la vigne du vent sec et chaud de la région. Ces murets s'appellent des zocos ou goros.

Vus du ciel, ils forment un dessin régulier faisant penser à des alvéoles. Cependant, à certains endroits, on trouve aussi des murets qui sont non pas semi-circulaires mais droits.

Chaque pied de vigne est planté à une profondeur suffisante pour que les racines atteignent le sol arable qui recouvrait la région avant l'éruption de 1730. Une légère pente conduisant au pied du ceps et la rosée procurent le peu d'humidité nécessaire à la croissance de la vigne.