samedi 9 novembre 2019

Calet (le corps - 2 textes)


Calet, Le Mérinos 

p. 78 : 
« Les gens de la maison comparaient leur concierge à un pot à tabac. Petite et grosse, elle en rappelait les lignes, sans cou ni taille, tout d'une coulée. Ils la prétendaient malpropre et ils avaient la tendance de supposer qu'elle ne guérirait pas d'une jaunisse.
Qu'elle fût malpropre, dégueulasse il fallait l'admettre. Mais le jaune, le fond n'était autre qu'un beau reste de soleil de Pau qui suintait encore sur sa figure.
Elle produisait le drôle d'effet des entreprises inachevées. Il semblait bien qu'on eût renoncé à pousser jusqu'au bout au moment de sa formation dans l'idée que le jeu n'en vaut pas la chandelle. La quantité, certes, s’y trouvait, mais à pied d'oeuvre, empilée, en vrac… »

p. 180 :
« Devant un aussi tristement moche modèle, le pinceau tombe des doigts de l'artiste peintre ; il lance blouse et béret de velours en l'air, dans un mouvement de colère envers le Créateur.
Visiblement, le Créateur s'était acharné sur elle, à moins qu'il n'ait voulu tenter un essai. Certains, à mi-voix, parlaient de sabotage.
Pour remédier aux malfaçons, on devrait construire un atelier de révision, à proximité de mon bureau des désirs. Le Créateur peut se tromper. »


vendredi 8 novembre 2019

Goncourt (repas)


Goncourt, Journal, 20 juillet 1857, éd. Cabanès p. 432-3 : 
« Une seule chose peut donner l'idée du ruminant et des quatre estomacs que lui donne l'histoire naturelle, c'est la province. La vie y tourne autour de la table. Les souvenirs de famille sont des souvenirs de galas. La cuisine y est l'âme de la maison ; et dans un coin, les aïeules parlent d'une voix cassée des pêches qui étaient plus belles de leur temps, et des écrevisses dont un cent, en leur jeune temps, emplissait une hotte. Le toumebroche est comme le pouls ronflant de la vie provinciale. L'appétit y est une institution, le repas, une cérémonie bienheureuse, la digestion une solennité. La table en province est à la famille ce qu'est l'oreiller conjugal au ménage : le lien, et le rapatriement, et la patrie. Ce n'est plus un meuble, et c'est presque un autel. L'estomac prend en province quelque chose d'auguste et de sacro-saint ; comme un outil d'extase journalière. Le ventre n'est plus le ventre, mais quelque chose en soi d'où se répand en tout le corps une joie animale et saine, une plénitude et une paix, un contentement des autres et de soi, une douce paresse de tête et de cœur, et le plus tranquille acheminement de l'homme vers une belle apoplexie. »

jeudi 7 novembre 2019

Montaigne (soumission)


Montaigne, Essais II, XII éd. Villey p. 488 :  
« C’est la seule humilité et soumission qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement, selon l'imbécillité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres […]. La première loi que Dieu donna jamais à l'homme, ce fut une loi de pure obéissance ; ce fut un commandement nu et simple où l'homme n'eut rien à connaître et à causer ; d'autant que l'obéir est le principal office d'une âme raisonnable, reconnaissant un céleste supérieur et bienfaiteur. De l'obéir et céder naît toute autre vertu, comme du cuider tout péché. Et, au rebours, la première tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa première poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il nous fit de science et de connaissance : "Eritis sicut dii, scientes bonum et malum". Et les Sirènes, pour piper Ulysse, en Homère, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux lacs*, lui offrent en don la science. La peste de l'homme, c'est l'opinion de savoir. Voilà pourquoi l'ignorance nous est tant recommandée par notre religion comme pièce propre à la créance et à l'obéissance. »

* lacs = lacets, pièges

mercredi 6 novembre 2019

Tolstoï (religion)


Tolstoï, Postface à La Sonate à Kreutzer, trad. Luneau, Livre de Poche pp. 153 sq. : 
« De même qu'il y a deux façons d'indiquer son chemin au voyageur qui le cherche il y a deux règles de conduite morale pour l'homme qui cherche la vérité. L'une consiste à montrer à l'homme des objets qu'il est destiné à rencontrer, et il se dirige grâce à ces objets. L'autre consiste à donner seulement à l'homme une direction indiquée par une boussole que l'homme emporte, et sur laquelle il voit toujours une seule direction immuable et par suite ses propres déviations.
La première règle de conduite morale utilise des décrets, des règles extérieures : on signale à l'homme des actes déterminés, qu'il doit ou ne doit pas accomplir. "Observe le sabbat, fais-toi circoncire, n'absorbe pas de boissons capiteuses, ne tue pas un être vivant, donne la dîme aux pauvres, ne commets point l'adultère, fais tes ablutions et prie cinq fois par jour, fais-toi baptiser, communie, etc." Voici les points des doctrines extérieures des religions : brahmanique, bouddhique, musulmane, hébraïque, et ecclésiastique faussement appelée chrétienne.
L'autre règle montre à l'homme une perfection impossible à atteindre, à laquelle il aspire au fond de lui-même : on désigne à l'homme un idéal, et il peut toujours mesurer la distance qui l'en sépare. 
"Aime ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta raison, et ton prochain comme toi-même. Soyez parfaits comme votre Père céleste." C'est là la doctrine du Christ. On peut vérifier l'accomplissement des doctrines extérieures de la religion par la concordance des actes avec les points de ces doctrines, cette concordance est possible. On peut vérifier l'accomplissement de la doctrine du Christ par la conscience du degré d'éloignement par rapport à l'idéal de perfection. (Le degré de rapprochement n'est pas visible : on ne voit que la distance qui vous sépare de la perfection.) L'homme pratiquant la loi extérieure est un homme debout dans la lumière d'une lanterne accrochée à un poteau. Il se tient dans la lumière de cette lanterne, il y voit clair, et il n'a pas besoin d'aller plus loin. L'homme qui pratique la doctrine du Christ ressemble à un homme portant une lanterne devant lui au bout d'une perche plus ou moins longue : la lumière est toujours devant lui, elle l'incite continuellement à continuer sa route, et lui révèle à chaque instant un espace nouveau qu'elle éclaire et qui fait route avec elle.
Le pharisien rend grâces à Dieu du fait qu'il remplit ses devoirs. Le jeune homme riche lui aussi a rempli tous ses devoirs depuis l'enfance et il ne voit pas ce qui peut lui manquer. [...] Mais pour celui qui pratique la doctrine chrétienne, l'accès à chaque degré de la perfection fait naître la nécessité de monter au degré suivant, d'où l'on en découvre un autre, encore plus élevé, et ainsi de suite.
Celui qui pratique la loi du Christ est perpétuellement dans la situation du publicain. Il se sent toujours imparfait ; il ne voit pas derrière lui le chemin parcouru, mais toujours devant lui le chemin qu'il lui faut encore suivre, et qu'il n'a pas encore parcouru.
Là se trouve la différence entre la doctrine du Christ et toutes les autres doctrines religieuses ; cette différence réside non dans les exigences mais dans la façon de diriger les hommes. Le Christ n'a donné aucune règle de vie ; il n'a même jamais institué le mariage, mais les gens qui ne comprennent pas la singularité de la doctrine du Christ, habitués aux doctrines extérieures et désireux de se sentir justes, de même que le pharisien se sent juste, contrairement à tout l'esprit de la doctrine du Christ, ont pris son enseignement à la lettre, et en ont fait un ensemble de règles extérieures, appelé doctrine chrétienne de l'Église, et celle-ci s'est substituée à la véritable doctrine de l'idéal du Christ.
Cet enseignement de l'Église, qui se baptise chrétien, a institué, à la place de l'enseignement de l'idéal du Christ, pour tout ce qui concerne les manifestations de la vie, des règles extérieures contraires à l'esprit de la doctrine. »

mardi 5 novembre 2019

Nietzsche (pensée et écriture)


Nietzsche, Par-delà bien et mal (trad. C. Heim, O.C. t. VII, Gallimard 1971)  § 296 et dernier : 
« Hélas, mes pensées, qu'êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n'y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire — et à présent ? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté, et quelques-unes d'entre vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités : elles ont déjà l'air si impérissable, si mortellement inattaquable, si ennuyeux ! Et en fut-il jamais autrement ? Qu'écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s'écrire, que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s'éventer ! Hélas, seulement des orages qui s'éloignent et s'épuisent, des sentiments ternes et tardifs ! Hélas, seulement des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre dans la main - dans notre main ! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler très longtemps, des choses exténuées et trop mûres ! Et ce n'est que pour votre après-midi, ô mes pensées écrites et peintes, que je possède des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de teintes délicates, cinquante jaunes, bruns, verts, rouges : mais nul, à vous voir, ne devinera votre éclat matinal, étincelles subites et merveilles de ma solitude, mes vieilles, mes chères - mes mauvaises pensées ! »   

trad. H. Albert (1894)
Hélas ! Qu’êtes-vous donc, vous mes pensées écrites et multicolores ! Il n’y a pas longtemps que vous étiez encore si variées, si jeunes, si malicieuses, si pleines d’aiguillons et d’assaisonnements secrets que vous me faisiez éternuer et rire. Et maintenant ! Déjà vous avez dépouillé votre nouveauté et quelques-unes d’entre vous sont, je le crains, prêtes à devenir des vérités : tant elles ont déjà l’air immortelles, douloureusement véridiques et si ennuyeuses ! En fut-il jamais autrement ? Qu’écrivons-nous, que peignons-nous donc, nous autres mandarins au pinceau chinois, nous qui immortalisons les choses qui se laissent écrire, que pouvons-nous donc peindre ? Hélas ! rien autre chose que ce qui commence déjà à se faner et à se gâter ! Hélas ! toujours des orages qui s’épuisent et se dissipent, des sentiments tardifs et jaunis ! Hélas ! des oiseaux égarés et fatigués de voler qui maintenant se laissent prendre avec les mains, — avec notre main ! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et fatiguées ! Et ce n’est que pour votre après-midi, vous mes pensées écrites et multicolores, que j’ai encore des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de tendresses variées, des centaines de couleurs jaunes, brunes, vertes et rouges : — mais personne ne sait y démêler l’aspect que vous aviez au matin, ô étincelles soudaines, merveilles de ma solitude, ô mes anciennes, mes aimées… mes méchantes pensées ! 

VO : Ach, was seid ihr doch, ihre meine geschriebenen und gemalten Gedanken! Es ist nicht lange her, da wart ihr noch so bunt, jung und boshaft, voller Stacheln und geheimer Würzen, daß ihr mich niesen und lachen machtet – und jetzt? Schon habt ihr eure Neuheit ausgezogen, und einige von euch sind, ich fürchte es, bereit, zu Wahrheiten zu werden: so unsterblich sehn sie bereits aus, so herzbrechend rechtschaffen, so langweilig! Und war es jemals anders? Welche Sachen schreiben und malen wir denn ab, wir Mandarinen mit chinesischem Pinsel, wir Verewiger der Dinge, welche sich schreiben lassen, was vermögen wir denn allein abzumalen? Ach, immer nur das, was eben welk werden will und anfängt, sich zu verriechen! Ach, immer nur abziehende und erschöpfte Gewitter und gelbe späte Gefühle! Ach, immer nur Vögel, die sich müde flogen und verflogen und sich nun mit der Hand haschen lassen – mit unserer Hand! Wir verewigen, was nicht mehr lange leben und fliegen kann, müde und mürbe Dinge allein! Und nur euer Nachmittag ist es, ihr meine geschriebenen und gemalten Gedanken, für den allein ich Farben habe, viel Farben vielleicht, viel bunte Zärtlichkeiten und fünfzig Gelbs und Brauns und Grüns und Rots: – aber niemand errät mir daraus, wie ihr in eurem Morgen aussahet, ihr plötzlichen Funken und Wunder meiner Einsamkeit, ihr meine alten geliebten – – schlimmen Gedanken

lundi 4 novembre 2019

Audiberti (2 textes)


Audiberti, Le Maître de Milan, coll. L’Imaginaire-Gallimard p. 78 :
« Tout est mêlé à tout. Tu prends tel comprimé, tu dors dix-huit heures. Tel autre, tu te mets à fleurir en intelligence. Qu'est-ce qu'elle devient, la personne, la personnalité, dans le permanent, mutuel ressac où elle baigne, où elle danse, forces chimiques, énergiques, illogiques qui la pénètrent, la modifient, la détroussent, se la renvoient ?
Cependant, nos pères, nos pères y compris celui que nous sommes, chacun est à lui-même son père le plus proche, nous et nos pères nous avons beaucoup misé, nous avons presque tout misé sur l'indépendance de la personne humaine individuelle en train de batifoler dans un monde chatoyant, giboyeux. »

Audiberti, Le Maître de Milan, coll. L’Imaginaire-Gallimard p. 36 :
« À l'arbalète, à la carabine ou au harpon elle brillait dans le tir. Elle ordonnait tout son corps, y compris son arme et son bras, dans une fixité vibrante qui ramenait la cible ou la proie et le monde tout entier dans une étroite et compacte relation avec elle, Bianca, et ceci, qui ne durait que le temps de sortir de la durée, était comme le premier temps, mais aussi le dernier, d'un drame dont le second temps, pour ainsi dire de pure vérification, était la flèche ou la balle ou la pointe dans la cible ou dans la proie. »


dimanche 3 novembre 2019

Biély (foule)


Biély, Pétersbourg, [trad. Nivat et Catteau] chap. 6, § La perspective Nevski : 
« Les épaules formaient une masse visqueuse qui s’écoulait lentement ; l’épaule d’Alexandre Ivanovitch se colla à la masse et, pour ainsi dire, s’y englua. Il suivit son épaule capricieuse, se conformant ainsi aux lois de l’indivisibilité du corps. Et il se retrouva projeté sur la perspective Nevski, grain de caviar perdu dans la masse noire qui s’écoulait lentement.
Caviar…
Les corps happés par la perspective Nevski se fondent en un grand corps ; chacun devient un grain dans la masse du caviar tartiné sur les trottoirs. La pensée individuelle de Doudkine s’englua dans l’activité cérébrale de l’énorme mille-pattes qui parcourait la perspective.
Ils descendirent du trottoir et se perdirent dans la contemplation silencieuse du myriapode ; la masse visqueuse rampait : elle progressait en rampant et en se traînant sur ses petites pattes agiles ; la masse était formée d’anneaux articulés et chaque anneau était un tronc humain.
Point d’hommes sur la perspective Nevski ! Mais un myriapode rampant et hurlant.
L’espace humide déversait une cacophonie de voix, une cacophonie de mots ; et tous ces mots, après s’être emmêlés, s’assemblaient en une phrase.
Cette phrase paraissait absurde ; elle s’élevait au-dessus de la perspective Nevski et stagnait, nuage noir d’ineptie.
Courroucée par ces inepties de temps à autre, la Néva s’enflait, hurlait et se débattait entre ses quais de granit massif.
Le myriapode rampant est terrifiant ! Des siècles durant, il devra parcourir la perspective Nevski. Plus haut, au-dessus de la perspective, défilent les saisons ; leur cycle est perpétuel changement, mais en bas rien ne change. Chaque saison a son terme fixé. Mais il n’est point de terme au myriapode humain ; ses anneaux se renouvellent, mais lui ne change pas ; sa tête reste cachée derrière la gare ; sa queue se perd dans la Morskaïa, mais les anneaux articulés, eux, sans répit, s’étirent au long de la perspective.
C’est un vrai scolopendre ! »