Tolstoï, Postface à La Sonate à Kreutzer, trad. Luneau, Livre de Poche pp. 153 sq. :
« De même qu'il y a deux façons d'indiquer son chemin au voyageur qui le cherche il y a deux règles de conduite morale pour l'homme qui cherche la vérité. L'une consiste à montrer à l'homme des objets qu'il est destiné à rencontrer, et il se dirige grâce à ces objets. L'autre consiste à donner seulement à l'homme une direction indiquée par une boussole que l'homme emporte, et sur laquelle il voit toujours une seule direction immuable et par suite ses propres déviations.
La première règle de conduite morale utilise des décrets, des règles extérieures : on signale à l'homme des actes déterminés, qu'il doit ou ne doit pas accomplir. "Observe le sabbat, fais-toi circoncire, n'absorbe pas de boissons capiteuses, ne tue pas un être vivant, donne la dîme aux pauvres, ne commets point l'adultère, fais tes ablutions et prie cinq fois par jour, fais-toi baptiser, communie, etc." Voici les points des doctrines extérieures des religions : brahmanique, bouddhique, musulmane, hébraïque, et ecclésiastique faussement appelée chrétienne.
L'autre règle montre à l'homme une perfection impossible à atteindre, à laquelle il aspire au fond de lui-même : on désigne à l'homme un idéal, et il peut toujours mesurer la distance qui l'en sépare.
"Aime ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta raison, et ton prochain comme toi-même. Soyez parfaits comme votre Père céleste." C'est là la doctrine du Christ. On peut vérifier l'accomplissement des doctrines extérieures de la religion par la concordance des actes avec les points de ces doctrines, cette concordance est possible. On peut vérifier l'accomplissement de la doctrine du Christ par la conscience du degré d'éloignement par rapport à l'idéal de perfection. (Le degré de rapprochement n'est pas visible : on ne voit que la distance qui vous sépare de la perfection.) L'homme pratiquant la loi extérieure est un homme debout dans la lumière d'une lanterne accrochée à un poteau. Il se tient dans la lumière de cette lanterne, il y voit clair, et il n'a pas besoin d'aller plus loin. L'homme qui pratique la doctrine du Christ ressemble à un homme portant une lanterne devant lui au bout d'une perche plus ou moins longue : la lumière est toujours devant lui, elle l'incite continuellement à continuer sa route, et lui révèle à chaque instant un espace nouveau qu'elle éclaire et qui fait route avec elle.
Le pharisien rend grâces à Dieu du fait qu'il remplit ses devoirs. Le jeune homme riche lui aussi a rempli tous ses devoirs depuis l'enfance et il ne voit pas ce qui peut lui manquer. [...] Mais pour celui qui pratique la doctrine chrétienne, l'accès à chaque degré de la perfection fait naître la nécessité de monter au degré suivant, d'où l'on en découvre un autre, encore plus élevé, et ainsi de suite.
Celui qui pratique la loi du Christ est perpétuellement dans la situation du publicain. Il se sent toujours imparfait ; il ne voit pas derrière lui le chemin parcouru, mais toujours devant lui le chemin qu'il lui faut encore suivre, et qu'il n'a pas encore parcouru.
Là se trouve la différence entre la doctrine du Christ et toutes les autres doctrines religieuses ; cette différence réside non dans les exigences mais dans la façon de diriger les hommes. Le Christ n'a donné aucune règle de vie ; il n'a même jamais institué le mariage, mais les gens qui ne comprennent pas la singularité de la doctrine du Christ, habitués aux doctrines extérieures et désireux de se sentir justes, de même que le pharisien se sent juste, contrairement à tout l'esprit de la doctrine du Christ, ont pris son enseignement à la lettre, et en ont fait un ensemble de règles extérieures, appelé doctrine chrétienne de l'Église, et celle-ci s'est substituée à la véritable doctrine de l'idéal du Christ.
Cet enseignement de l'Église, qui se baptise chrétien, a institué, à la place de l'enseignement de l'idéal du Christ, pour tout ce qui concerne les manifestations de la vie, des règles extérieures contraires à l'esprit de la doctrine. »