Montaigne, Essais II, XII éd. Villey p. 488 :
« C’est la seule humilité et soumission qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement, selon l'imbécillité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres […]. La première loi que Dieu donna jamais à l'homme, ce fut une loi de pure obéissance ; ce fut un commandement nu et simple où l'homme n'eut rien à connaître et à causer ; d'autant que l'obéir est le principal office d'une âme raisonnable, reconnaissant un céleste supérieur et bienfaiteur. De l'obéir et céder naît toute autre vertu, comme du cuider tout péché. Et, au rebours, la première tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa première poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il nous fit de science et de connaissance : "Eritis sicut dii, scientes bonum et malum". Et les Sirènes, pour piper Ulysse, en Homère, et l'attirer en leurs dangereux et ruineux lacs*, lui offrent en don la science. La peste de l'homme, c'est l'opinion de savoir. Voilà pourquoi l'ignorance nous est tant recommandée par notre religion comme pièce propre à la créance et à l'obéissance. »
* lacs = lacets, pièges