mardi 5 novembre 2019

Nietzsche (pensée et écriture)


Nietzsche, Par-delà bien et mal (trad. C. Heim, O.C. t. VII, Gallimard 1971)  § 296 et dernier : 
« Hélas, mes pensées, qu'êtes-vous devenues, maintenant que vous voilà écrites et peintes ! Il n'y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes, pleines de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire — et à présent ? Déjà vous avez perdu la fleur de votre nouveauté, et quelques-unes d'entre vous, je le crains, sont en passe de devenir des vérités : elles ont déjà l'air si impérissable, si mortellement inattaquable, si ennuyeux ! Et en fut-il jamais autrement ? Qu'écrivons-nous, que peignons-nous avec nos pinceaux chinois, nous autres mandarins, éterniseurs de choses qui peuvent s'écrire, que sommes-nous capables de reproduire ? Hélas, seulement ce qui va se faner et commence à s'éventer ! Hélas, seulement des orages qui s'éloignent et s'épuisent, des sentiments ternes et tardifs ! Hélas, seulement des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre dans la main - dans notre main ! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler très longtemps, des choses exténuées et trop mûres ! Et ce n'est que pour votre après-midi, ô mes pensées écrites et peintes, que je possède des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de teintes délicates, cinquante jaunes, bruns, verts, rouges : mais nul, à vous voir, ne devinera votre éclat matinal, étincelles subites et merveilles de ma solitude, mes vieilles, mes chères - mes mauvaises pensées ! »   

trad. H. Albert (1894)
Hélas ! Qu’êtes-vous donc, vous mes pensées écrites et multicolores ! Il n’y a pas longtemps que vous étiez encore si variées, si jeunes, si malicieuses, si pleines d’aiguillons et d’assaisonnements secrets que vous me faisiez éternuer et rire. Et maintenant ! Déjà vous avez dépouillé votre nouveauté et quelques-unes d’entre vous sont, je le crains, prêtes à devenir des vérités : tant elles ont déjà l’air immortelles, douloureusement véridiques et si ennuyeuses ! En fut-il jamais autrement ? Qu’écrivons-nous, que peignons-nous donc, nous autres mandarins au pinceau chinois, nous qui immortalisons les choses qui se laissent écrire, que pouvons-nous donc peindre ? Hélas ! rien autre chose que ce qui commence déjà à se faner et à se gâter ! Hélas ! toujours des orages qui s’épuisent et se dissipent, des sentiments tardifs et jaunis ! Hélas ! des oiseaux égarés et fatigués de voler qui maintenant se laissent prendre avec les mains, — avec notre main ! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et fatiguées ! Et ce n’est que pour votre après-midi, vous mes pensées écrites et multicolores, que j’ai encore des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de tendresses variées, des centaines de couleurs jaunes, brunes, vertes et rouges : — mais personne ne sait y démêler l’aspect que vous aviez au matin, ô étincelles soudaines, merveilles de ma solitude, ô mes anciennes, mes aimées… mes méchantes pensées ! 

VO : Ach, was seid ihr doch, ihre meine geschriebenen und gemalten Gedanken! Es ist nicht lange her, da wart ihr noch so bunt, jung und boshaft, voller Stacheln und geheimer Würzen, daß ihr mich niesen und lachen machtet – und jetzt? Schon habt ihr eure Neuheit ausgezogen, und einige von euch sind, ich fürchte es, bereit, zu Wahrheiten zu werden: so unsterblich sehn sie bereits aus, so herzbrechend rechtschaffen, so langweilig! Und war es jemals anders? Welche Sachen schreiben und malen wir denn ab, wir Mandarinen mit chinesischem Pinsel, wir Verewiger der Dinge, welche sich schreiben lassen, was vermögen wir denn allein abzumalen? Ach, immer nur das, was eben welk werden will und anfängt, sich zu verriechen! Ach, immer nur abziehende und erschöpfte Gewitter und gelbe späte Gefühle! Ach, immer nur Vögel, die sich müde flogen und verflogen und sich nun mit der Hand haschen lassen – mit unserer Hand! Wir verewigen, was nicht mehr lange leben und fliegen kann, müde und mürbe Dinge allein! Und nur euer Nachmittag ist es, ihr meine geschriebenen und gemalten Gedanken, für den allein ich Farben habe, viel Farben vielleicht, viel bunte Zärtlichkeiten und fünfzig Gelbs und Brauns und Grüns und Rots: – aber niemand errät mir daraus, wie ihr in eurem Morgen aussahet, ihr plötzlichen Funken und Wunder meiner Einsamkeit, ihr meine alten geliebten – – schlimmen Gedanken