samedi 21 mai 2022

Céline + Biély (sardines)

Céline, Voyage au bout de la nuit : 

"Il est difficile de regarder en conscience les gens et les choses des Tropiques à cause des couleurs qui en émanent. Elles sont en ébullition les couleurs et les choses. Une petite boîte de sardines ouverte en plein midi sur la chaussée projette tant de reflets divers qu’elle prend pour les yeux l’importance d’un accident. Faut faire attention. Il n’y a pas là-bas que les hommes d’hystériques, les choses aussi s’y mettent."


Biély, Saint-Petersbourg, trad. Nivat et Catteau, chap VI :

"— Et les objets, c’est la même chose… Le diable sait ce qu’ils sont en vérité ; eux aussi sont ambigus. Tenez, la boîte à sardines est comme toutes les boîtes à sardines : et pourtant non ! Ce n’est pas une boîte à sardines, mais…
  — Chut !
  — Une boîte à sardines au contenu terrifiant !"



Arnaud & Nicole (raison)

Arnauld et Nicole, La logique ou l'art de penser  :

"Il n'y a point d'absurdités si insupportables qui ne trouvent des approbateurs. Quiconque a dessein de piper le monde, est assuré de trouver des personnes qui seront bien aises d'être pipées ; et les plus ridicules sottises rencontrent toujours des esprits auxquels elles sont proportionnées. Après que l'on voit tant de gens infatués des folies de l'Astrologie judiciaire, et que des personnes graves traitent cette matière sérieusement, on ne doit plus s'étonner de rien. Il y a une constellation dans le ciel qu'il a plu à quelques personnes de nommer balance, et qui ressemble à une balance comme à un moulin à vent. La balance est le symbole de la justice : donc ceux qui naîtront sous cette constellation seront justes et équitables. Il y a trois autres signes dans le Zodiaque, qu'on nomme l'un Bélier, l'autre Taureau, l'autre Capricorne, et qu'on eût pu aussi bien appeler Eléphant, Crocodile, et Rhinocéros : le Bélier, le Taureau et le Capricorne sont des animaux qui ruminent : donc ceux qui prennent médecine, lorsque la lune est sous ces constellations, sont en danger de la revomir. Quelques extravagants que soient ces raisonnements, il se trouve des personnes qui les débitent, et d'autres qui s'en laissent persuader."


vendredi 20 mai 2022

Céline (avant 14)

Céline, Féerie pour une autre fois II : 

"Comme tous les gâteux un peu, je trouve plus guère d'aimable, d'enchantant que le radotage !... ainsi moi ces pyrogénies m'attendrissaient... brutales, certes ! redoutables !... mais elles m'évoquaient le passé... les batailles de fleurs d'avant-guerre... pas de la fausse dernière miniguerre !... la vraie ! la 14 ! l'avenue du Bois que c'était alors ! officiers ! purs sang, piaffants ! et quels landaus ! quelles clientes ! quelles échauffourées d'œillets ! lilas ! roses ! que le soir après la bataille vous aviez une épaisseur d'un mètre de pétales sur l'avenue ! de l'Étoile à la porte Dauphine ! vous pouviez dire : la nation riche !... officiers, jolies femmes et fleurs !... vraies roses, vraies azalées, narcisses... et toutes les clientes du « Passage »... nos clientes... Maman reconnaissait ses guipures, ses voilettes, ses tulles, ses « charlottes »... toutes ses façons « tout à la main »... de ces finesses qu'existent plus... qui d'abord les apprécierait ?... c'est pas les « hâtives » d'aujourd'hui qui vont s'éprendre de dentelles !... autre chose à pickniquer un peu !... des créatures, êtres à moteurs ! à foncer qu'elles sont ! et pteuf ! pteuf !... un coup de frein-ci ! un coup de frein-là ! foncer dans les arbres !... foncer dans les cieux !... foncer dans les caves !... foncer dans tout !... sentir plus rien... voir plus rien... gueuler... fuir plus loin... se fuir... fuir devant la mort... comme c'est elles les mortes, elles se fuient... pardi !... elles arrêtent plus, et pteuf ! pteuf ! pteuf !..."


mercredi 18 mai 2022

Diderot (critique)

Diderot, in Correspondance littéraire 15 mars 1763, O.C. t. 5 p. 296 [Bouchardon] : 

"Certainement, il y a un démon qui travaille au dedans de ces gens-là et qui leur fait produire de belles choses sans qu’ils sachent comment ni pourquoi. C’est à l’éloge du philosophe à leur apprendre ce qu’ils valent. C’est lui qui leur dira : Lorsque vous avez fait monter la fumée de ce bûcher toute droite, et que vous avez jeté en arrière la chevelure de ces Génies, comme si elle était emportée par un vent violent, savez-vous ce que vous avez fait ? C’est que vous leur avez donné effectivement toute la vitesse du vent. Ils sont immobiles sur votre toile ; l’air tranquille n’agit point sur eux ; ils agissent donc, eux, si violemment sur l’air tranquille que je conçois qu’en un clin d’œil ils se porteraient, s’ils le voulaient, aux extrémités de la terre. Vous ne pensiez à cela que confusément, monsieur Bouchardon. Sans vous en apercevoir vous vous conformiez aux lois constantes de la nature et aux observations de la physique ; votre génie faisait le reste : le philosophe vous le fait remarquer, et vous ne pouvez vous empêcher de vous complaire à sa réflexion."


Focillon (familles spirituelles)

Focillon, La Vie des formes chap. 1 :

"Il existe une sorte d’ethnographie spirituelle qui s’entrecroise à travers les « races » les mieux définies, des familles d’esprits unies par des liens secrets et qui se retrouvent avec constance par delà les temps, par delà les lieux. Peut-être chaque style et chaque état d’un style, peut-être chaque technique requièrent-ils de préférence telle nature d’homme, telle famille spirituelle [...] Et s’il nous faut chercher des liens et des rapports entre eux tous, nous verrons que, dans le cours de la vie même, ils sont bien moins définis par les circonstances que par des affinités d’esprit concernant les formes. En disant qu’à un certain ordre des formes correspond un certain ordre des esprits, nous sommes nécessairement conduits à la notion de familles spirituelles, ou plutôt de familles formelles. [...] Alors on voit se reconnaître et s’appeler les hommes de même trempe, l’amitié humaine peut intervenir dans ces relations et les favoriser, mais le jeu des affinités réceptives et des affinités électives dans le monde des formes s’exerce dans une autre région que celle de la sympathie, qui peut lui être indifféremment propice ou adverse. Ces affinités n’ont pas le moment pour cadre et pour limite. Elles se développent avec ampleur dans le temps. Chaque homme est d’abord le contemporain de lui-même et de sa génération, mais il est aussi le contemporain du groupe spirituel dont il fait partie."


mardi 17 mai 2022

Slavnikova (portrait)

Slavnikova (Olga), 'La substance', in La locomotive des sœurs Tcherepanov trad. Chr Zeytounian-Beloüs :

"Le physique de Guennadi n’avait rien d’héroïque, il était même légèrement caricatural. Fils de paysan, cinquième enfant d’une famille où le père et la mère avaient chacun une ribambelle de frères et de sœurs dotés à leur tour de nombreux enfants, Guennadi semblait fabriqué à base de matériaux recyclés. Il avait hérité de son grand-père un gros nez poreux, ses petits yeux couleur bouton de cuivre verdi appartenaient à l’oncle Nikolaï et ses cheveux secs tirant sur le roux à la tante Natalia, quant aux petits grains de beauté pareils à une poignée de lentilles qui couvraient le corps replet du colonel, ils lui venaient directement de sa mère, décédée trop tôt. Tout ce qui composait Zabeline avait déjà été porté par autrui, ces éléments étaient cousus grossièrement mais solidement, et même si le colonel n’avait rien d’un Apollon, sa santé était excellente."


dimanche 15 mai 2022

Claudel + Alain (figuier)

Claudel, Journal 1 p. 919-920 : 

"Le figuier stérile. Ce n'est pas la saison des fruits, mais Notre-Seigneur n'en a cure. La Grâce se rit de la nature et la soumet aux sommations les plus injustifiables et les plus inattendues. Elle n'attend de ce côté aucune excuse. Une demande surnaturelle exige en nous une réponse surnaturelle. La grâce ne s'adresse pas en nous à la nature mais à ce qui fait la nature."


Alain, Les Dieux : 

"Jésus avait soif et avise un figuier ; il n'y trouve point de figues ; et ce n'était pas la saison des figues. Aussitôt il le maudit et l'arbre est desséché. Cela ne passe point ; et notre exégète va chercher aussitôt de quel absurde copiste, ou de quelles lettres mal formées, est venue cette remarque que ce n'était point la saison des figues. Or, par une expérience bien des fois renouvelée, j'ai appris à ne pas changer un texte à la légère, avant d'avoir essayé sérieusement de le comprendre. Car cette difficulté me pique, et, de ce qui me pique, il m'arrive souvent de tirer une grande et importante idée, que mes molles et abstraites pensées auraient négligée sans cela. En quoi je prétends être pieux et de vraie piété ; non que je jure d'accepter l'absurde, mais parce que je m'essaie à surmonter l'absurde apparence, ce qu'évidemment je ne puis faire si d'abord je la corrige. Cette méthode s'est trouvée bonne en ce cas-ci. Car je me suis dit que, si ce n'était pas la saison des figues, ce n'est pas aussi de figuier qu'il s'agit, mais de moi-même et de mes frères les hommes. Aussitôt me voilà à chercher des hommes-figuiers, et je n'ai pas à chercher loin. Un homme disait il n’y a pas longtemps, en parlant de la guerre, que ce n'était pas alors la saison des figues, c'est-à-dire de la justice et de la vérité, mais que cette saison était maintenant venue. Et d'autres disent, plus simplement, que le bureau est fermé, et que l'infortuné devra revenir ; ou, mieux encore, que les crédits sont épuisés. À tout cela il n'y a rien à répondre, car c'est la nécessité extérieure qui commande, et, à bien regarder, l'ordre de puissance, l'ordre de César, qui toujours invoque et invoquera la nécessité contre la justice. Je ne puis présentement, je n'ai pas le temps, les circonstances sont plus fortes que moi et que vous. Attendons la saison des figues, c'est-à-dire le soleil et l'eau. Ces hommes s'excusent comme l'innocent figuier aurait pu faire. Et du coup la malédiction me traverse. N'est-ce pas toujours par les circonstances que l'on ajourne de rendre un dépôt ? Et c'est par les circonstances que le malheureux Jean Valjean essaie de se prouver à lui-même qu'il ne doit point aller se livrer à Arras, à la place de Champmathieu. Mais, dit le Seigneur, êtes-vous donc des figuiers, qui reçoivent tout du dehors, et rendent seulement les circonstances selon ce qu'ils savent faire ? Ou bien êtes-vous des hommes, qui se savent et même qui se veulent libres de distribuer les réserves de leur être seulement selon eux ? Qui donc renonce à ce privilège ? Pilate, le grand préfet, y renonce ; son esprit se lave comme le figuier."