Caillois, Le fleuve Alphée :
"Depuis que j’ai su lire, je n’ai fait que lire, et n’eût été mon incessante et enfantine curiosité des choses et l’impossibilité pour mon attention de n’être pas la proie du premier objet rencontré, je n’aurais vécu que par l’entremise des livres. Je m’aperçus très lentement que par l’usage qu’ils font et qu’ils poussent à faire des mots, ils tendent à remplacer la perception spontanée de la réalité. Véritablement, ils m’avaient attiré d’emblée dans ce que j’ai appelé la parenthèse. "
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).
samedi 12 février 2022
Caillois (lecture)
jeudi 10 février 2022
Balzac (pianistes)
Balzac, Le cousin Pons :
"Ce pianiste, comme tous les pianistes, était un Allemand, Allemand comme le grand Listz [sic] et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt, Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Meyer, Allemand comme Doelher, Allemand comme Thalberg, comme Dreschok, comme Hiller, comme Léopold Mayer, comme Crammer, comme Zimmerman et Kalkbrenner, comme Herz, Woëtz, Karr, Wolff, Pixis, Clara Wieck, et particulièrement tous les Allemands."
mercredi 9 février 2022
Nabokov (Pnine et les objets)
j'ai commenté certains aspects de ce passage dans un billet :
http://lecalmeblog.blogspot.com/2019/10/nabokov-pnine-et-la-machine-remonter-le.html
Nabokov, Pnine 1, I, traduction Couturier, Pléiade p. 8 :
"Son existence n'était qu'un long combat contre des objets déments qui tombaient en morceaux, ou l'assaillaient, ou refusaient de fonctionner, ou s'égaraient vicieusement dès l'instant où ils pénétraient dans la sphère de son existence. Il était inhabile des deux mains à un degré rare ; mais parce qu'il était capable en un clin d'oeil de fabriquer un harmonica à une seule note avec une cosse de petits pois, de faire dix ricochets avec un seul caillou plat sur la surface d'une mare, un lapin (avec en prime un œil qui cligne) en ombres chinoises avec ses articulations, et d'exécuter un certain nombre de ces tours insipides dont les Russes ont le secret, il se croyait doué d'une adresse manuelle et mécanique considérable. Il était gaga des gadgets et en usait avec un plaisir émerveillé et superstitieux. Les appareils électriques l'enchantaient. Les plastiques lui coupaient le souffle. Il avait une admiration profonde pour la fermeture Éclair. Mais la pendule électrique branchée sur le secteur tourneboulait ses matins lorsqu'une tempête nocturne avait paralysé en pleine nuit la centrale électrique voisine. La monture de ses lunettes se brisait en son milieu, lui laissant entre les doigts deux pièces identiques qu'il tentait vaguement de réunir, dans l'espoir, peut-être, que quelque prodige organique de restauration vienne à son secours. La fermeture Eclair sur laquelle un gentleman doit pouvoir compter le plus se détraquait dans sa main perplexe en un moment cauchemardesque de hâte et de désespoir. "
traduction Chrestien, Folio p. 20-21 :
"Son existence n’était qu’un long combat livré à des objets déments qui se désagrégeaient ou se ruaient sur lui, ou se refusaient de fonctionner, ou malignement encore, disparaissaient dès qu'ils pénétraient dans la sphère de son existence. Inapte des deux mains à un degré rare, il ne s'en croyait pas moins remarquablement doué d'adresse et de talent mécanique parce qu'il savait improviser sur-le-champ une flûte avec une cosse de pois, parce qu'il réussissait dix ricochets au moyen d'un seul caillou plat sur la surface d'une mare, qu'il faisait avec ses doigts un lapin en ombres chinoises (œil compris) et qu'il connaissait plusieurs autres de ces trucs insipides que tous les Russes ont dans leur sac à malices. Il raffolait des accessoires mécaniques, avec une sorte de délectation éblouie, religieuse. Les appareils électriques l'enchantaient. Les plastiques lui coupaient le souffle. Il avait une admiration profonde pour la fermeture éclair. Mais la pendule électrique branchée sur le secteur saccageait ses matins lorsque la tempête nocturne avait paralysé la centrale électrique voisine. Mais la monture de ses lunettes se brisait entre les yeux, l'abandonnait, deux pièces égales dans les doigts, qu'il tentait, vainement, de réunir, dans l'espoir qu'un miracle organique allait le tirer d'embarras. Mais cette fermeture éclair sur laquelle un gentleman doit pouvoir compter le plus, lui restait entre le pouce et l'index dans un moment atroce de hâte et de désespoir."
His life was a constant war with insensate objects that fell apart, or attacked him, or refused to function, or viciously got themselves lost as soon as they entered the sphere of his existence. He was inept with his hands to a rare degree; but because he could manufacture in a twinkle a one-note mouth organ out of a pea pod, make a flat pebble skip ten times on the surface of a pond, shadowgraph with his knuckles a rabbit (complete with blinking eye), and perform a number of other tame tricks that Russians have up their sleeves, he believed himself endowed with considerable manual and mechanical skill. On gadgets he doted with a kind of dazed, superstitious delight. Electric devices enchanted him. Plastics swept him off his feet. He had a deep admiration for the zipper. But the devoutly plugged-in clock would make nonsense of his mornings after a storm in the middle of the night had paralyzed the local power station. The frame of his spectacles would snap in mid-bridge, leaving him with two identical pieces, which he would vaguely attempt to unite, in the hope, perhaps, of some organic marvel of restoration coming[…] to the rescue. The zipper a gentleman depends on most would come loose in his puzzled hand at some nightmare moment of haste and despair.
Nouveauté
... sur mon site, quelques pages de remarques sur un passage narratif, anodin en apparence, de Paul Valéry :
https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/val%C3%A9ry-la-visite-%C3%A0-meredith
Nietzsche (romantisme)
Nietzsche, Le Gai savoir (traduction H. Albert, 1901) § 370 :
La volonté d'éterniser a [...] besoin d'une interprétation double. Elle peut provenir d'une part de la reconnaissance et de l'amour : - un art qui a cette origine sera toujours un art d'apothéose, dithyrambique peut-être avec Rubens, divinement moqueur avec Hafiz, clair et bienveillant avec Goethe, répandant sur toutes choses un rayon homérique de lumière et de gloire (dans ce cas je parle d'art apollinien). Mais elle peut être aussi cette volonté tyrannique d'un être qui souffre cruellement, qui lutte et qui est torturé, d'un être qui voudrait donner à ce qui lui est le plus personnel, le plus particulier, le plus proche, donner à la véritable idiosyncrasie de sa souffrance, le cachet d'une loi et d'une contrainte obligatoires, et qui se venge en quelque sorte de toutes choses en leur imprimant en caractères de feu, son image, l'image de sa torture. Ce dernier cas est le pessimisme romantique dans sa forme la plus expressive, soit comme philosophie schopenhauerienne de la volonté, soit comme musique wagnérienne.
Der Wille zum Verewigen bedarf [...] einer zwiefachen Interpretation. Er kann einmal aus Dankbarkeit und Liebe kommen: — eine Kunst dieses Ursprungs wird immer eine Apotheosenkunst sein, dithyrambisch vielleicht mit Rubens, selig-spöttisch mit Hafis, hell und gütig mit Goethe, und einen homerischen Licht- und Glorienschein über alle Dinge breitend. Er kann aber auch jener tyrannische Wille eines Schwerleidenden, Kämpfenden, Torturirten sein, welcher das Persönlichste, Einzelnste, Engste, die eigentliche Idiosynkrasie seines Leidens noch zum verbindlichen Gesetz und Zwang stempeln möchte und der an allen Dingen gleichsam Rache nimmt, dadurch, dass er ihnen sein Bild, das Bild seiner Tortur, aufdrückt, einzwängt, einbrennt. Letzteres ist der romantische Pessimismus in seiner ausdrucksvollsten Form, sei es als Schopenhauer’sche Willens-Philosophie, sei es als Wagner’sche Musik.
lundi 7 février 2022
Sève (double polarité musicale)
Sève (B.), L'altération musicale, II IV :
"L’emprise dérègle, parce qu’elle libère une énergie ; elle règle, parce qu’elle lui donne un objet et par là la canalise. Construisons ces deux forces, voyons-les agir, pour découvrir peut-être qu’elles n’en font qu’une. Les Grecs pensaient cette opposition comme celle de l’aulos et de la cithare. C’est aussi bien l’opposition entre Apollon et Marsyas, ou encore entre Apollon et Dionysos, celle entre les modes musicaux grecs, celle entre la cithare réglementaire et la cithare munie d’une corde de trop, celle entre les femmes et les guerriers, celle entre la lascivité et le courage, celle entre les classes patriciennes et les basses classes. Opposition organologique, religieuse, théorique, sexuelle, sociale : autant dire que c’est l’opposition qui importe, la tension structurelle qu’elle révèle, et non son contenu. C’est dire également que cette opposition est aussi ancienne que la réflexion sur la musique, que la pratique de la musique. Mais cette opposition cache une parenté profonde, les forces de règlement et de dérèglement vont nous apparaître comme deux faces d’un même dynamisme, d’une même altération."
Biély (3 passages)
Biély, lettre à Blok citée par Nivat (postface de Petersbourg) [A. Blok et A. Biély, Correspondance. Moscou, 1940] :
"Dans deux semaines j’irai hurler toutes les injures devant les portes de la riche racaille bourgeoise : 'faites l’aumône, au nom du Christ, à Andréi Biély. Je hurlerai avec orgueil, car je suis écrivain de par la grâce de Dieu et la société me doit au moins du pain et un vêtement'."
Biély, Petersbourg, trad. Nivat-Catteau chap. IV :
"Derrière la poupe brillait un sillage vert qui, en heurtant le quai, prenait des reflets d’ambre. Il repartait de la rive, et mourait sur le sillage suivant, qui courait à sa rencontre. Et cet entrecroisement de vert et d’ambre semblait foisonner de serpents annelés. Une barque pénétra dans ce foisonnement. Les serpents se disloquèrent en filets de diamants. Ces filets entrelacés à une cannetille* d’argent dansèrent sur la surface des eaux en dessinant des étoiles. L’agitation des eaux s’apaisa ; les étoiles s’éteignirent. Sur la rive se leva un bâtiment vert aux colonnes blanches, comme un fragment vivant de la Renaissance."
* TLFi : Fil de métal très fin et tortillé, utilisé en broderie, pour la composition de fleurs artificielles
Biély, Petersbourg, trad. Nivat-Catteau chap. VI :
"La rue roulait à leur rencontre des masses noires d’hommes : des milliers de chapeaux melons déferlaient ; déferlaient aussi les hauts-de-forme luisants ; ici et là moutonnait la tache blanche d’une plume d’autruche.
De partout surgissaient des nez.
Nez en bec d’aigle, nez querelleurs de coq, nez camards de canard, nez en trompette de poulette, etc., etc. Nez verdâtres, nez verts, nez rouges. Déferlement absurde, hâtif, énorme."
dimanche 6 février 2022
Dukas (musique et expressivité)
Dukas, La Revue hebdomadaire, mai 1901 :
"Mozart, et c'est en quoi il apparaîtrait, parmi les compositeurs, comme un prodige unique, si Bach n'existait pas, n'est jamais sorti de l'expression musicale ; tout ce qu'il éprouvait se transformait naturellement en musique sans que jamais on ressente, à l'entendre, l'impression qu'il ait cherché, d'un sentiment quelconque, une traduction pour l'énoncé de laquelle il ait dû faire subir à sa musique la plus légère déformation ; ce n'est que depuis Beethoven que la musique a pris en général cet aspect de traduction de l'ordre psychologique dans l'ordre musical; on pourrait même affirmer que la majeure partie du plaisir que l'auditeur d'aujourd'hui prend à la musique, lui est fournie par l'impression de la lutte que le compositeur doit engager pour parvenir à exprimer musicalement des phénomènes intérieurs de plus en plus compliqués. De là ces heurts, ces explosions soudaines, ces déchirements, et toutes ces étranges beautés que l'on se plaît à considérer comme les caractéristiques de l'art d'à présent. Envisagés au point de vue de la musique absolue, ils ne peuvent apparaître que comme des signes évidents de dégénérescence.
[...] L'euphonie de Mozart, sa grâce ailée, ce que son art contient de cadencé et de périodique, voilà qui, j'en ai peur, est à jamais aboli pour nous. Nous pouvons nous réfugier dans l’œuvre de Mozart comme dans un Eden oublié. Il ne semble pas que nous puissions nous y établir à demeure ; le refuge est pourtant délicieux. On conçoit que, lassés des outrances et des excès de l’art d’à présent, choqués de ses éclats souvent cruels, de son apparat parfois grossier et de cette atmosphère de tremblement de terre qu’il fait flotter autour de lui, d’aucuns viennent y rêver et regretter... Mais que sert le regret ? Rien n’y fera : la musique ne saurait plus être un langage en soi. Nous traduisons, sans doute parce que nous ne sommes plus assez musiciens et peut-être aussi parce que Wagner et d’autres ont passé."