samedi 14 décembre 2019

Descartes + Flaubert (amour)


Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647, FA III pp. 741-742 : 
"Je passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent, encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait en la vue par mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est."

Flaubert, Novembre [1842] p. 472 : 
"Le type dont presque tous les hommes sont en quête n'est peut-être que le souvenir d'un amour conçu dans le ciel ou dès les premiers jours de la vie ; nous sommes en quête de tout ce qui s'y rapporte, la seconde femme qui vous plaît ressemble presque toujours à la première, il faut un grand degré de corruption ou un coeur bien vaste pour tout aimer. Voyez aussi comme ce sont éternellement les mêmes [sic] dont vous parlent les gens qui écrivent, et qu'ils décrivent cent fois sans jamais s'en lasser. J'ai connu un ami qui avait adoré, à 15 ans, une jeune mère qu'il avait vue nourrissant son enfant ; de longtemps il n'estima que les tailles de poissarde, la beauté des femmes sveltes lui était odieuse."



vendredi 13 décembre 2019

Ionesco (œuvres)


Ionesco Journal en miettes (1967), Folio pp. 209-210 :
    "De nos jours, de plus en plus, semble-t-il, la critique a un seul but : nier, détruire l'œuvre. En réduisant l'œuvre à la psychologie, l'œuvre n'est plus que matière psychologique ; réduite à son contexte social par un sociologue, l'œuvre n'est plus que matière de sociologie. Ou bien on réduit l'œuvre à des idées générales qu'elle contient et qu'elle illustre ; ou bien on veut en faire l'instrument d'un système politique, idéologique : marxisme par exemple, ou autre chose...
    En réalité, une œuvre est irréductible. Une œuvre est justement ce qu'il en reste après ou malgré la sociologie, la psychanalyse, l'économie, le système idéologico-politique, la philosophie, etc.
    Ainsi, au lieu d'éclairer l'œuvre, les critiques la laissent dans l'ombre, n'éclairant que son contexte. Ce n'est pas à quoi s'identifie une œuvre qui est important ; ce qui est important, ce qui est essentiel, c'est justement d'être autre chose, c'est en quoi elle se sépare de son contexte qu'elle est valable.
    L'erreur actuelle de la critique ne fait que répéter l'erreur de Taine. Mais ce n'est plus sur Taine que l'on s'appuie, c'est sur Marx qui à la rigueur peut être considéré comme un peu moins qu'un autre Taine. L'œuvre est le produit d'un milieu, d'une époque, d'une race, disait Taine, comme on le sait, L'œuvre est le produit d'une classe, d'une société, d'un temps, disent les marxistes, ces néo-tainistes ; beaucoup d'œuvres, et même toutes les œuvres, sont le produit de leur temps (et d'autres choses, aussi d'un hors temps, mais cela est une autre question), bien entendu, comment se fait-il que les œuvres diffèrent ? C'est l'objection que l'on a faite à Taine et que l'on peut faire aux tainistes d'aujourd'hui, aux critiques actuels. Étudier les contextes, les conditionnements, bien sûr cela a de l'intérêt ; mais le contexte est une chose, l'œuvre en est une autre. On veut noyer l'œuvre, on veut la dissoudre dans son contexte, on veut la détruire. On aurait envie de crier « à l'assassin », si on ne savait que l'œuvre est indestructibIe. Au bout d'un certain temps, les contextes n'ont plus d'importance, les contextes s'élargissent, restent les monuments de l'art qui sont indissolublement eux-mêmes et «leur contexte » en plus qu'ils sauvent du néant."

jeudi 12 décembre 2019

Valéry (création)


Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci Pléiade t. 1 p. 1157 :
« Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres humaines, est due à un oubli singulier de leur génération. On ne se souvient pas souvent qu’elles n’ont pas toujours été. Il en est provenu une sorte de coquetterie réciproque qui fait généralement taire – jusqu’à les trop bien cacher – les origines d’un ouvrage. Nous les craignons humbles ; nous allons jusqu’à redouter qu’elles soient naturelles. Et, bien que fort peu d’auteurs aient le courage de dire comment ils ont formé leur œuvre, je crois qu’il n’y en a pas beaucoup plus qui se soient risqués à le savoir. Une telle recherche commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives ; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l’apparente perfection. Elle est nécessaire pour ne pas croire que les esprits sont aussi profondément différents que leurs produits les font paraître. »

mercredi 11 décembre 2019

Saint-John Perse (Pindare)


Saint-John Perse : Lettre à Gabriel Frizeau, Pléiade p. 734 ("23 mars 1908" ; date douteuse ; lettre vraisemblablement "retouchée" pour la Pléiade)
« Je ne sais pourquoi, quand il s’agit de Pindare [...] on est toujours tenté de donner tête basse dans quelque conception moderne du grand lyrisme individuel, à base d’exultation, de jubilation et d’ivresse, qui n’a que faire avec la mesure grecque dans le lyrisme choral. [...] La poésie grecque, pour un lyrique, n’est point en elle-même un fait de solitude, mais de collectivité, quasi collégiale. Du “Lyrique” grec, nous ne pouvons oublier qu’il est un Coryphée.
Dans l’art contractuel d’un Pindare, la collaboration étroite du récitatif avec le chant, avec la danse même ou l’ambulation du chœur, l’astreint d’emblée à une triple discipline. [...] ”Ivresse pindarique” : ivresse du nombre et des clés musicales - toutes clés maniées comme des vannes, pour une irrigation sonore qui semble plus qu’une distribution verbale [...] s’il sait, ou s’il a su, ce que c’est que d’être réellement ivre, il n’écrit qu’un heure après l’avoir été […]. »

mardi 10 décembre 2019

Balzac (café)


Balzac, Traité des excitants modernes :
"Ce café tombe dans votre estomac, qui, vous le savez par Brillat-Savarin, est un sac velouté à l'intérieur et tapissé de suçoirs et de papilles ; il n'y trouve rien, il s'attaque à cette délicate et voluptueuse doublure, il devient une sorte d'aliment qui veut ses sucs ; il les tord, il les sollicite comme une pythonisse appelle son dieu, il malmène ces jolies parois comme un charretier qui brutalise de jeunes chevaux ; les plexus s'enflamment, ils flambent et font aller leurs étincelles jusqu'au cerveau. Dès lors, tout s'agite : les idées s'ébranlent comme les bataillons de la grande armée sur le terrain d'une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l'artillerie de la logique accourt avec son train et ses gargousses ; les traits d'esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d'encre, car la veille commence et finit par des torrents d'eau noire, comme la bataille par sa poudre noire".

lundi 9 décembre 2019

Balzac (orchestre)


Balzac, Lettre à Maurice Schlésinger 29 mai 1837 :
« J’étais il y a six mois, d’une ignorance hybride [sic] en fait de technologie musicale. Un livre de musique s’est toujours offert à mes regards comme un grimoire de sorcier ; un orchestre n’a jamais été pour moi qu’un rassemblement malentendu, bizarre, de bois contournés, plus ou moins garnis de boyaux tordus, de têtes plus ou moins jeunes, poudrées à la Titus, surmontées de manches de basse, ou barricadées de lunettes, ou adaptées à des cercles de cuivre, ou attachées à des tonneaux improprement nommés grosses caisses, le tout entremêlé de lumières à réflecteurs, lardé par des cahiers, et où il se fait des mouvements inexplicables, où l’on se mouchait, où l’on toussait en temps plus ou moins égaux. L’orchestre, ce monstre visible, né dans ces deux derniers siècles, dû à l’accouplement de l’homme et du bois, enfanté par l’instrumentation qui a fini par étouffer la voix, enfin cette hydre aux cent archets a compliqué mes jouissances par la vue d’un horrible travail. Et cependant il est clair que cette chiourme est indispensable à la marche majestueuse et supérieure de ce beau navire appelé un opéra. De temps en temps, pendant que je naviguais sur l’océan de l’harmonie en écoutant les sirènes de la rampe, j’entendais les mots inquiétants de finale, de rondo, de strette, de mélismes, de triolets, de cavatine, de crescendo, de solo, de récitatif, d’andante, de contralto, de baryton, et autres de forme dangereuse, creuse, éblouissante, que je croyais sérieusement inutiles, vu que mes plaisirs infinis s’expliquaient par eux-mêmes. »


dimanche 8 décembre 2019

Nabokov (monotonie)


NabokovLa Vénitienne (§ 5) trad. Barbedette, Kreise, Troubetzkoï, Nouvelles complètes, Quarto p. 204-5 : 
« Tout ce qui existe se caractérise par la monotonie. Nous prenons nos repas à des heures précises parce que les planètes, tels des trains qui ne seraient jamais en retard, partent et arrivent à des moments précis. L'homme ordinaire ne peut se représenter la vie sans un horaire aussi rigoureusement établi. En revanche, un esprit joueur et sacrilège trouvera quelque amusement en réfléchissant à la façon dont les gens vivraient si une journée durait aujourd'hui dix heures, demain quatre-vingt-cinq, et après-demain quelques minutes. […] Malheureusement, ce n'est pas ainsi que les choses se passent. L'exactitude est toujours morose, et nos calendriers, où la vie du monde est calculée d'avance, rappellent des programmes d'examen incontournables. Bien entendu, il y a quelque chose de rassurant et d'irréfléchi dans ce système d'un Frederick Taylor. En revanche, comme la monotonie du monde est parfois magnifiquement, lumineusement rompue par le livre d'un génie, une comète, un crime ou même simplement une nuit blanche ! Mais nos lois, le pouls, la digestion sont strictement liés au cours harmonieux des étoiles et toute tentative de transgresser la règle est châtiée, dans le pire des cas par la décapitation, dans le meilleur par une migraine. D'ailleurs, le monde fut sans aucun doute créé avec de bonnes intentions et personne n'est coupable de ce que l'on s'y ennuie parfois et que la musique des sphères rappelle à certains les rengaines sans fin d'un orgue de Barbarie.
C'est cette monotonie que Simpson ressentait avec une particulière acuité. Il éprouvait une sensation de terreur à l'idée qu'aujourd'hui le déjeuner suivrait le petit déjeuner et que le dîner suivrait le thé avec une régularité inébranlable. Quand il songea que toute sa vie il en serait ainsi, il eut envie de crier, de sursauter, comme sursaute un homme qui se réveille dans son cercueil. »


« The distinctive feature of everything extant is its monotony. We partake of food at predetermined hours because the planets, like trains that are never late, depart and arrive at predetermined times. The average person cannot imagine life without such a strictly established timetable. But a playful and sacrilegious mind will find much to amuse it imagining how people would exist if the day lasted ten hours today, eighty-five tomorrow, and after tomorrow a few minutes.  […] Unfortunately, however, that is not the way things are. Exactitude is always grim, and our calendars, where the world’s existence is calculated in advance, are like the schedule of some inexorable examination. Of course there is something soothing and insouciant about this regimen devised by a cosmic Frederick Taylor. Yet how splendidly, how radiantly the world’s monotony is interrupted now and then by the book of a genius, a comet, a crime, or even simply by a single sleepless night. Our laws, though - our pulse, our digestion are firmly linked to the harmonious motion of the stars, and any attempt to disturb this regularity is punished, at worst by beheading, at best by a headache. Then again, the world was unquestionably created with good intentions and it is no one’s fault if it sometimes grows boring, if the music of the spheres reminds some of us of the endless repetitions of a hurdy-gurdy.
Simpson was particularly conscious of this monotony. He found it somehow terrifying that today, too, breakfast would be followed by lunch, tea by supper, with inviolable regularity. He wanted to scream at the thought that things would continue like that all his life, he wanted to struggle like someone who has awakened in his coffin. »