Nabokov, La Vénitienne (§ 5) trad. Barbedette, Kreise, Troubetzkoï, Nouvelles complètes, Quarto p. 204-5 :
« Tout ce qui existe se caractérise par la monotonie. Nous prenons nos repas à des heures précises parce que les planètes, tels des trains qui ne seraient jamais en retard, partent et arrivent à des moments précis. L'homme ordinaire ne peut se représenter la vie sans un horaire aussi rigoureusement établi. En revanche, un esprit joueur et sacrilège trouvera quelque amusement en réfléchissant à la façon dont les gens vivraient si une journée durait aujourd'hui dix heures, demain quatre-vingt-cinq, et après-demain quelques minutes. […] Malheureusement, ce n'est pas ainsi que les choses se passent. L'exactitude est toujours morose, et nos calendriers, où la vie du monde est calculée d'avance, rappellent des programmes d'examen incontournables. Bien entendu, il y a quelque chose de rassurant et d'irréfléchi dans ce système d'un Frederick Taylor. En revanche, comme la monotonie du monde est parfois magnifiquement, lumineusement rompue par le livre d'un génie, une comète, un crime ou même simplement une nuit blanche ! Mais nos lois, le pouls, la digestion sont strictement liés au cours harmonieux des étoiles et toute tentative de transgresser la règle est châtiée, dans le pire des cas par la décapitation, dans le meilleur par une migraine. D'ailleurs, le monde fut sans aucun doute créé avec de bonnes intentions et personne n'est coupable de ce que l'on s'y ennuie parfois et que la musique des sphères rappelle à certains les rengaines sans fin d'un orgue de Barbarie.
C'est cette monotonie que Simpson ressentait avec une particulière acuité. Il éprouvait une sensation de terreur à l'idée qu'aujourd'hui le déjeuner suivrait le petit déjeuner et que le dîner suivrait le thé avec une régularité inébranlable. Quand il songea que toute sa vie il en serait ainsi, il eut envie de crier, de sursauter, comme sursaute un homme qui se réveille dans son cercueil. »
« The distinctive feature of everything extant is its monotony. We partake of food at predetermined hours because the planets, like trains that are never late, depart and arrive at predetermined times. The average person cannot imagine life without such a strictly established timetable. But a playful and sacrilegious mind will find much to amuse it imagining how people would exist if the day lasted ten hours today, eighty-five tomorrow, and after tomorrow a few minutes. […] Unfortunately, however, that is not the way things are. Exactitude is always grim, and our calendars, where the world’s existence is calculated in advance, are like the schedule of some inexorable examination. Of course there is something soothing and insouciant about this regimen devised by a cosmic Frederick Taylor. Yet how splendidly, how radiantly the world’s monotony is interrupted now and then by the book of a genius, a comet, a crime, or even simply by a single sleepless night. Our laws, though - our pulse, our digestion are firmly linked to the harmonious motion of the stars, and any attempt to disturb this regularity is punished, at worst by beheading, at best by a headache. Then again, the world was unquestionably created with good intentions and it is no one’s fault if it sometimes grows boring, if the music of the spheres reminds some of us of the endless repetitions of a hurdy-gurdy.
Simpson was particularly conscious of this monotony. He found it somehow terrifying that today, too, breakfast would be followed by lunch, tea by supper, with inviolable regularity. He wanted to scream at the thought that things would continue like that all his life, he wanted to struggle like someone who has awakened in his coffin. »