samedi 23 novembre 2019

Aymé (épiphanie du mastroquet)


Aymé, La rue sans nom chap. 2, Folio p. 33-34 : 
« Il est le roi de la rue, Minche. Il est gras, riche, si considérable que l’envie ne monte même pas jusqu’à lui. Enfin, Minche a de la religion. Il ne va pas à la messe, parce que cela ferait causer, mais il croit qu’il y a un Dieu ; depuis la dernière grève des usines Té. Avant, déjà, il s’en doutait. La dernière certitude lui est venue certain après-midi, alors que des grévistes causaient chez lui autour d’une bouteille de bière qu’ils buvaient à cinq ou six. Il était derrière son zinc, assis à côté de la servante dont il jouait à caresser les genoux en regardant discuter les buveurs et il a été illuminé tout d’un coup. Les gueules mal lavées, tirées par l’angoisse, de ces hommes qui venaient chez lui entamer leurs dernières ressources, la silhouette dentelée des bouteilles alignées sur le jour déclinant, la tiédeur de cette chair ancillaire sous sa main grasse lui sont apparues dans un ordre glorieux à force d’être commode. Son visage dissimulé aux grévistes par les flacons d’ivresse s’est épanoui dans un sourire d’adoration et, comme il ne savait pas le latin, Minche s’est contenté de murmurer à la bonne en égarant sa main dans les jupes : « Tout de même, hein, si on est peinard », qui est à dire comme « Deus nobis haec otia fecit * … »

* ‘Un dieu nous a procuré ces loisirs’ (Virgile)

vendredi 22 novembre 2019

Kierkegaard (clergé)


Kierkegaard, Journal 1839 [trad. ?] : 
« La loi de l'éloignement de Dieu (et cette histoire est celle de la chrétienté) est la suivante : tout ce qui confirme l'apparence éloigne de Dieu. Quand il n'y avait pas d'églises et que les rares chrétiens se rassemblaient comme des fugitifs et des persécutés dans les catacombes, Dieu était plus proche de la réalité. Puis on construisit des églises, nombreuses, immenses, magnifiques : Dieu s'éloigna dans la même mesure. Car la proximité de Dieu est à l'inverse du phénomène, et cet accroissement (des églises nombreuses, des églises magnifiques) va dans le sens de l'apparence, à l'égard de laquelle Dieu se comporte de façon inverse. 
Quand il n'y avait pas de prêtres et que les chrétiens étaient tous frères, Dieu était plus proche de la réalité que lorsqu'il y eut des prêtres, beaucoup de prêtres, un clergé imposant. Car les prêtres témoignent d'un accroissement dans le sens de l'apparence, et Dieu se comporte à l'inverse du phénomène. 
Peu à peu, la chrétienté est ainsi parvenue à être presque le plus grand éloignement possible de Dieu, et cela, sous prétexte que le christianisme est perfectible et que l'on va de l'avant. Et telle est l'histoire de la chrétienté : elle consiste à s'éloigner de Dieu en fortifiant l'apparence, ou encore, elle consiste (de même qu'en certaines circonstances on parle d'écarter quelqu'un avec élégance), à écarter Dieu toujours plus en construisant des églises et de magnifiques édifices, en établissant un monstrueux monument doctrinal et un immense clergé. (...) Non, non , non ! Si tu veux vraiment et sérieusement rapprocher Dieu, donne le coup de grâce, envoie au diable toute cette compagnie de menteurs que sont les prêtres et les professeurs (…). »

jeudi 21 novembre 2019

Queneau (repas)


Queneau, Le Chiendent chap. 5, Folio p. 266 : 
« Un certain temps s'écoule, tout empreint de silence. Parallèle au potage, la durée s'écoule ; parallèle et si proche, qu'il semble que les convives la boivent plutôt que le liquide nutritif et fumant que transportent les cuillers de ruolz. Les assiettes se vident et le potage devient passé. Les bruits variés accompagnant ce devenir demanderaient une description attentive, car de grands événements s'annoncent dans ce concert de glouglous et de gargouillements. Si l'un tire sur son bouillon du bout des lèvres, l'autre l'engloutit férocement. Pour le refroidir, les uns soufflent et d'autres en font des cascades. On lappe et l'on clapote. Ici, c'est un chuintement et là une dissonance.(1) De cette musique, naît peu à peu une harmonie élémentaire ; bientôt de bouche en oreilles, les paroles vont voler et, passant de l'animal au social et de la gloutonnerie au bavardage, chacune des personnes énumérées plus haut commence à s’apercevoir de nouveau de la présence de quatorze autres. Car, à gamelle vide, nez qui se lève.
Pour manger la choupe, les coudes se haussent, les bouches s'ouvrent ; au bout de ce temps, ce geste devient une habitude et, mise à part la satisfaction purement gastronomique, un plaisir en lui-même. »

(1) ce passage présente un rythme similaire à celui du texte de Queneau déjà publié, sur la fête foraine : "Ici l’on tourne en rond et là on choit de haut... "

... bizarre de rencontrer Astérix en 1933... : Queneau, Le Chiendent Folio p. 426 : « Dans la forêt, au milieu de cette même clairière où toute l'armée gauloise s'était fait couyonner de la façon narrée plus haut, on avait préparé un vigoureux festin, composé d'un sanglier rôti et de châtaignes bouillies, le tout arrosé d' hydromel."

mercredi 20 novembre 2019

Caillois (art et magie)


Caillois, L’alternative [à propos de Novalis et Breton] : 
« Art et magie sont complémentaires, par conséquent irréductibles. Il ne saurait y avoir entre eux que des rapports accessoires. Il faut choisir entre la liberté d’esprit que permet le détachement esthétique et que d’ailleurs il suppose, et le formalisme rigoureux et immuable qu’implique la croyance à la magie. On ne peut apprécier esthétiquement une œuvre magique qu’à condition de cesser de croire à la force qu’elle est censée véhiculer : sans quoi, c’est l’évidence même, on ne s’intéresse pas d’abord à sa beauté, mais à sa qualification liturgique.
La valeur plastique du masque, de l’idole, du dessin, du tatouage, de l’objet, n’entre en ligne de compte que dans la mesure où ils sont désaffectés de leur destination magique primitive. Il n’y a pas d’art magique. »

mardi 19 novembre 2019

Nabokov (ville)


Nabokov, Le Don [trad. Girard-Alladaye] Pléiade p. 345-346 :
« Un paillasson replié maintenait la porte grande ouverte tandis que le concierge battait énergiquement un autre paillasson en le frappant contre le tronc d'un innocent tilleul : qu'ai-je fait pour mériter ça ? L'asphalte était encore dans l'ombre des maisons, une ombre d'un bleu profond. Les premiers excréments frais d'un chien luisaient sur le trottoir. Un corbillard noir qui était garé devant un atelier de réparations la veille franchit prudemment une barrière et vira dans la rue vide, et à l'intérieur, derrière la vitre et parmi les roses blanches artificielles, au lieu d'un cercueil se trouvait une bicyclette : à qui appartenait-elle ? pourquoi était-elle là ? La laiterie était déjà ouverte, mais le paresseux marchand de tabac dormait encore. Le soleil jouait sur divers objets du côté droit de la rue, comme une pie repérant les petites choses étincelantes ; et au bout de la rue, là où elle était traversée par le large ravin du chemin de fer, un nuage de vapeur de locomotive apparut subitement à droite du pont, se désintégra contre les côtes de fer de ce dernier, surgit immédiatement de l'autre côté, toujours aussi blanc, et s'échappa au loin en paquets ondoyants par les interstices entre les arbres. Traversant ensuite le pont, Fiodor se délecta, comme d'habitude, de la merveilleuse poésie des talus de chemin de fer, par leur nature libre et variée : une végétation d'acacias et de saules, des herbes sauvages, des abeilles, des papillons — tout cela vivait dans l'isolement et l'indifférence, dans l'âpre voisinage de la poussière de charbon qui brasillait en contrebas entre les cinq coulées de rails et dans un bienheureux éloignement des coulisses de la ville, là-haut, et des murs lépreux de vieilles maisons chauffant leurs dos tatoués au soleil du matin. » 

« A turned-back doormat held the door in a wide-open position while the janitor energetically beat the dust out of another mat by slapping it against the trunk of an innocent lime tree : what have I done to deserve this ? The asphalt was still in the dark blue shadow of the houses. On the sidewalk gleamed the first, fresh excrements of a dog. A black hearse, which yesterday had been standing outside a repair shop, rolled cautiously out of a gate and turned down the empty street, and inside it, behind the glass and among artificial white roses, in place of a coffin, lay a bicycle : whose ? why ? The dairy was already open, but the lazy tobacconist was still asleep. The sun played on various objects along the right side of the street, like a magpie picking out the tiny things that glittered ; and at the end of it, where it was crossed by the wide ravine of a railroad, a cloud of locomotive steam suddenly appeared from the right of the bridge, disintegrated against its iron ribs, then immediately loomed white again on the other side and wavily streamed away through the gaps in the trees. Crossing the bridge after this, Fyodor, as usual, was gladdened by the wonderful poetry of railroad banks, by their free and diversified nature: a growth of locusts and sallows, wild grass, bees, butterflies—all this lived in isolation and unconcern in the harsh vicinity of coal dust glistening below between the five streams of rails, and in blissful « estrangement from the city coulisses above, from the peeled walls of old houses toasting their tattooed backs in the morning sunshine. »

lundi 18 novembre 2019

Bourdelle / Couchoud


Musée Bourdelle à Paris. 
Dans la collection personnelle de Bourdelle, un masque japonais, accompagné d'une lettre d'envoi de P.L. Couchoud (sans date) :      

Cher Grand Bourdelle,      
Un artiste japonais dont le petit corps jaune est dissous depuis longtemps dans les cryptomérias et qui pendant sa vie n'a même pas soupçonné l'existence de la France, a taillé ce masque de détresse pour qu'un jour, de l'autre côté de la terre, vous compreniez son sentiment et acheviez sa pensée. Mystérieuse étincelle qui, après avoir traversé les temps et les espaces a pu encore se réenflammer ! Cet objet était parti à votre adresse. Je ne vous le donne pas, je vous le livre simplement. Je remplis le rôle utile et modeste de facteur [...].       

Bourdelle fit une aquarelle à partir du masque, et envoya les deux à Couchoud, qui lui renvoya le masque avec ces simples mots :     
Les choses appartiennent à ceux qui les comprennent. 

Fante (shopping)


[ce n’est pas parce que l’actualité est pleine de publicité pour un film ‘inspiré’ du roman que je vais m’empêcher d’en citer un beau passage]

Fante, Mon Chien Stupide chap. 5 [trad. Matthieussent] : 
"Ainsi ma journée a commencé, suite de tâches exaltantes dans la vie romantique, excitante et puissamment créatrice de l’écrivain. D’abord la liste des courses. Vroom ! je fonce sur la route de la côte dans ma Porsche, sept miles jusqu’au supermarché de Mayfair. Hiii ! je freine et me gare dans le parking, saute de ma voiture, enroule mon écharpe blanche deux fois autour de mon cou, et bam ! je franchis les portes automatiques. Paf ! La laitue, les pommes de terre, les cardes, les carottes, Zim ! Le rôti, les côtelettes, le bacon, le fromage. Bam ! Le gâteau, les céréales, le pain. Boum ! Le détergent, la cire, les serviettes en papier.
Retour à la voiture, vroom vroom sur la route, il file comme l’éclair le long des déferlantes aussi crémeuses que le détergent aux enzymes, l’auteur insouciant et sauvage qui emplit ses jours d’une exquise sensualité. Mais le vent qui fouettait mon visage m’a ramené à la seule et unique réalité, et j’ai failli sangloter au souvenir impitoyable de Rome, un capuccino posé sur la petite table de la Piazza Navona, une fille aux cheveux noirs de jais assise à côté de moi, qui mange du melon d’eau et crache les pépins en riant vers les pigeons."

And so my day began, a thrill a minute in the romantic, exciting, creatively fulfilling life of a writer. First, the grocery list. Varoom! and I roar down the coast highway in my Porsche, seven miles to the Mayfair Market. Scree! I brake to a stop in the parking lot, leap from the car, give my white scarf a couple of twirls and zap! I enter the automatic doors. Pow ! The lettuce, potatoes, chard, carrots. Swoosh ! The roast, chops, bacon, cheese ! Wham ! The cake, the cereal, the bread. Zonk ! The detergent, the floor wax, the paper towels.
Back to the car again varoom varoom up the highway, roaring past a surf creamy as enzyme detergent, the wild carefree author, filling his days with exquisite sensuality. But the wind in my face brought back the only reality and I choked over an ever-returning memory of Rome, a cup of cappucino at a little table on the Piazza Navonne, a raven-haired girl at my side, eating watermelon and laughing as she spat the seeds to the pigeons. »


dimanche 17 novembre 2019

De Gaulle (harmonie)


De Gaulle, La Discorde chez l'Ennemi p. 15 : 
« Dans le jardin à la française, aucun arbre ne cherche à étouffer les autres de son ombre, les parterres s'accommodent d'être géométriquement dessinés, le bassin n'ambitionne pas de cascades, les statues ne prétendent point s'imposer seules à l'admiration. Une noble mélancolie s'en dégage parfois. Peut-être vient-elle du sentiment que chaque élément, isolé, eût pu briller davantage. Mais c'eût été au dommage de l'ensemble, et le promeneur se félicite de la règle qui imprime au jardin sa magnifique harmonie. »