Aymé, La rue sans nom chap. 2, Folio p. 33-34 :
« Il est le roi de la rue, Minche. Il est gras, riche, si considérable que l’envie ne monte même pas jusqu’à lui. Enfin, Minche a de la religion. Il ne va pas à la messe, parce que cela ferait causer, mais il croit qu’il y a un Dieu ; depuis la dernière grève des usines Té. Avant, déjà, il s’en doutait. La dernière certitude lui est venue certain après-midi, alors que des grévistes causaient chez lui autour d’une bouteille de bière qu’ils buvaient à cinq ou six. Il était derrière son zinc, assis à côté de la servante dont il jouait à caresser les genoux en regardant discuter les buveurs et il a été illuminé tout d’un coup. Les gueules mal lavées, tirées par l’angoisse, de ces hommes qui venaient chez lui entamer leurs dernières ressources, la silhouette dentelée des bouteilles alignées sur le jour déclinant, la tiédeur de cette chair ancillaire sous sa main grasse lui sont apparues dans un ordre glorieux à force d’être commode. Son visage dissimulé aux grévistes par les flacons d’ivresse s’est épanoui dans un sourire d’adoration et, comme il ne savait pas le latin, Minche s’est contenté de murmurer à la bonne en égarant sa main dans les jupes : « Tout de même, hein, si on est peinard », qui est à dire comme « Deus nobis haec otia fecit * … »
* ‘Un dieu nous a procuré ces loisirs’ (Virgile)