samedi 17 juillet 2021

Kundera (retour)

Kundera, L’Ignorance : 

"Le gigantesque balai insensible qui transforme, défigure, efface des paysages est au travail depuis des millénaires, mais ses mouvements, jadis lents, à peine perceptibles, se sont tellement accélérés que je me demande : L’Odyssée, aujourd’hui, serait-elle concevable ? L’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque ? Le matin, quand il se réveille sur la rive d’Ithaque, Ulysse aurait-il pu entendre en extase la musique du Grand Retour si le vieil olivier avait été abattu et s’il n’avait rien pu reconnaître autour de lui ?"



vendredi 16 juillet 2021

Philippe Ch. -L. (nature)

Philippe Ch.-L., Croquignole (L'imaginaire) 

p. 68-9 :

"Au bout de quelques pas, il y eut la naïveté. 

La campagne devint une personne, une femme si l'on veut, dont, l'un après l'autre, on soulève les voiles, et découvrant à tout coup de quoi admirer davantage. La Terre était innocente et joyeuse, d'une joie sacrée, d'une joie qui parlait, comme lorsque, ayant passé un long temps loin de nous, l'ami revient et nous fait ses confidences. — C'est toi, Croquignole ; c'est toi, Félicien ; c'est toi, Claude Buy qui ne parles guère. Je suis heureuse de vous revoir.

Le monde entier était un peu votre frère. Les rues s'étendaient d'abord au-devant du voyageur, puis, un peu plus loin, dans un détour, se cachaient, pour lui doser le bonheur, pour lui ménager une surprise." 

p. 74-75 

"Vous avez cru jusqu'ici que les tables étaient des tables immobiles, des objets, et que les chaises étaient là pour vous servir. Tais-toi ! Le monde est animé. Je vous dis que les tables vont s'agrandir, je vous dis que les chaises même ont retrouvé leur sève, et que tout éclate, que le printemps passe à travers les murs. Et les arbres que vous aviez crus morts !"


 

jeudi 15 juillet 2021

Péguy (muflerie)


Péguy, Deuxième élégie, in Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard (Pléiade), 1988, p. 960 : 

"Une humanité est venue, un monde de barbares, de brutes et de mufles ; plus qu’une pambéotie, plus que la pambéotie redoutable constatée : une panmuflerie sans limites ; un règne de barbares, de brutes et de mufles ; une matière esclave, sans personnalité, sans dignité, sans ligne ; un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui, inquiet, vide, se demande déjà si c’est bien amusant."


mercredi 14 juillet 2021

Hokusaï (perfectionnement)

 

Hokusaï, Préface de Cent Vues du Mont Fuji, 1835

"Depuis l'âge de six ans, j'avais la manie de dessiner la forme des objets. Vers l'âge de cinquante ans, j'avais publié une infinité de dessins, mais tout ce que j'ai produit avant l'âge de soixante-dix ans ne vaut pas la peine d'être compté. C'est à l'âge de soixante-treize ans que j'ai compris à peu près la structure de la nature vraie, des animaux, des herbes, des arbres, des oiseaux, des poissons et des insectes. 

Par conséquent, à l'âge de quatre-vingts ans, j'aurai fait encore plus de progrès ; à quatre-vingt-dix ans, je pénétrerai le mystère des choses ; à cent ans je serai décidément parvenu à un degré de merveille, et quand j'aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. 

Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens parole. 

Écrit à l'âge de soixante-quinze ans par moi, autrefois Hokusai, aujourd'hui Gadyôrôjin, le vieillard fou de dessin."


mardi 13 juillet 2021

Hildegard von Bingen (vision)


Hildegarde von Bingen, Scivias [Connais les voies] début : 

« Et voici que, dans la 43ème année du cours de ma vie temporelle, alors que, dans une grande crainte et une tremblante attention, j'étais attachée à une céleste vision, j'ai vu une très grande clarté, dans laquelle se fit entendre une voix venant du ciel et disant : « Fragile être humain, cendre de cendre et pourriture de pourriture, dis et écris ce que tu vois et entends... Écris cela, non pas en te fondant sur toi-même, ni en te fondant sur un autre humain, mais en te fondant sur la volonté de celui qui sait, qui voit et qui dispose toutes choses dans les secrets de ses mystères. Et à nouveau, j'entendis une voix du ciel qui me disait : « Proclame donc ces merveilles, écris les choses que tu as ainsi apprises et dis-les. Et il arriva, en l'année 1141 de l'Incarnation de Jésus Christ, Fils de Dieu, alors que j'étais âgée de 42 ans et 7 mois, qu'une lumière de feu d'un éclat extraordinaire, venant du ciel ouvert, traversa tout mon cerveau et enflamma tout mon cœur et toute ma poitrine, comme le fait la flamme, non pas celle qui brûle, mais celle qui réchauffe, tout comme le soleil réchauffe un objet sur lequel il pose ses rayons. Et voici que, tout à coup, je pouvais savourer la connaissance du contenu des Livres, c'est à-dire du Psautier, des Évangiles et des autres livres, aussi bien de l'Ancien Testament que du Nouveau, et cela sans connaître la traduction des mots de leur texte, ni la division en syllabes, sans avoir non plus la connaissance des cas ou des temps. » 



(source Wikipédia)

lundi 12 juillet 2021

Ramuz (chemin)

 

Ramuz, Posés les uns à côté des autres [1943], XIV, éd. Zoé p. 202-203 :

"Lorsqu'on quitte le village [...] on s'élève tout de suite contre l'avancement de la montagne par des lacets : c'est un chemin pour le bétail. Il n'est pas large. Il est large juste ce qu'il faut pour laisser passer un mulet avec sa charge, c'est-à-dire son bât et des choses dessus, qui débordent à droite et à gauche, ou une fille assise de côté : un mètre cinquante, guère davantage, étant là comme une corde qu'on aurait déroulée d'en haut brasse à brasse, et ses divers segments sont restés disposés en zig-zags les uns au-dessus des autres, de sorte qu'on tourne, on tourne tout le temps. On va dans une direction, puis dans la direction opposée ; il y a au-dessus de vous des choses contre le ciel qui se déplacent tout le temps de la même façon, et tantôt sont derrière vous, tantôt sont devant, un peu de neige, des rochers. Dans pas beaucoup d'arbres et maigres, des mélèzes, quelquefois un gros sapin, quelquefois, là où le roc est à nu, plus rien ; et le chemin a été taillé dans le roc, et il y a du côté du vide une barrière à cause des bêtes. Ainsi on s'élève rapidement, ainsi on voit tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, le village qui rapidement s'enfonce et s'aplatit, se resserre, se rapetisse jusqu'à n'être plus qu'une tache sombre et ronde comme une bouse de vache, au milieu des prés verts, avec une rivière qui les partage en deux et brille dans le soleil de toutes ses écailles, pareille à un orvet."

dimanche 11 juillet 2021

Roth (madeleine)

 

Roth (Philip), Pastorale américaine, Partie 1 (Le paradis de la mémoire), chap. 2, trad. Josée Kamoun :

"À l’intérieur de la chope commémorative offerte à chacun de nous par Selma au moment du départ, il y avait une demi-douzaine de rugelach dans un sachet en papier de soie orangé, soigneusement emballés dans de la cellophane orange et fermé par un ruban à rayures orange et marron, les couleurs de l’école. Don de l’un des membres de notre promotion, devenu boulanger à Teaneck, ces rugelach étaient aussi frais que ceux que je trouvais pour mon goûter au retour de l’école, confectionnés par ma mère, troqueuse de recettes patentée à son club de mah-jong. Cinq minutes après avoir quitté la réunion, j’avais défait le double emballage et mangé les six rugelach, petits escargots de pâte saupoudrée de sucre glace, avec leurs alvéoles doublées de cannelle pleines de mini-raisins de Corinthe et de noix hachées. Je dévorai ces bouchées de pâte si riche (mélange de beurre et de crème surette avec de la vanille, du fromage blanc, du jaune d’œuf et du sucre, dont j’avais aimé la consistance farineuse dès l’enfance), dans l’espoir que mon « Nathan » s’affranchisse de ce dont s’affranchissait, à l’en croire, le « Marcel » de Proust sitôt qu’il reconnaissait la saveur de la petite madeleine : l’appréhension de la mort. « À l’instant même, écrit Proust, j’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. » Alors je mangeai avec avidité, je m'empiffrai, refusant de mettre le moindre frein à cette fringale de graisse saturée, mais sans connaître un seul instant la grâce de Marcel."


cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Rugelach


Inside the commemorative mug presented by Selma to each of us as we were departing were half a dozen little rugelach in an orange tissue-paper sack, neatly enclosed in orange cellophane and tied shut with striped curling ribbon of orange and brown, the school colors. The rugelach, as fresh as any I'd ever snacked on at home after school — back then baked by the recipe broker of her mahjongg club, my mother — were a gift from one of our class members, a Teaneck baker. Within five minutes of leaving the reunion, I'd undone the double wrapping and eaten all six rugelach, each a snail of sugar-dusted pastry dough, the cinammon-lined chambers microscopically studded with midget raisins and chopped walnuts. By rapidly devouring mouthful after mouthful of these crumbs whose floury richness—blended of butter and sour cream and vanilla and cream cheese and egg yolk and sugar — I'd loved since childhood, perhaps I'd find vanishing from Nathan what, according to Proust, vanished from Marcel the instant he recognized "the savour of the little madeleine" : the apprehensiveness of death. "A mere taste," Proust writes, and "the word 'death'...[has]...no meaning for him." So, greedily I ate, gluttonously, refusing to curtail for a moment this wolfish intake of saturated fat but, in the end, having nothing like Marcel's luck.